Terralaboris asbl

Violence au travail et non-respect des obligations patronales en matière de bien-être

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 27 avril 2022, R.G. 2019/AB/262

Mis en ligne le mardi 29 novembre 2022


Cour du travail de Bruxelles, 27 avril 2022, R.G. 2019/AB/262

Terra Laboris

Dans un arrêt du 27 avril 2022, la Cour du travail de Bruxelles reprend, dans un examen très fouillé, les conditions d’existence de la violence et du harcèlement au travail ainsi que les conditions de réparation d’un dommage imputé à l’absence de respect par l’employeur de ses obligations en matière de bien-être.

Les faits

Une société fiduciaire (P.M.E.) a engagé en 2010 une secrétaire à temps partiel. Le temps de travail sera augmenté au fil du temps.

A la mi-2016, la société a connu une tension interne croissante, pour des motifs de pics d’activité d’abord et d’incidents entre les personnes ensuite. Lors d’une discussion vive, l’époux de la gérante a demandé à la secrétaire de rentrer chez elle, l’a prise par le bras et, vu son refus de partir, a appelé la police, qui est arrivée sur place et a refusé d’intervenir.

L’intéressée a été mise en incapacité de travail. Un avertissement lui a été adressé. L’employée a quant à elle porté plainte à la police, précisant que l’époux de la gérante lui avait « empoigné (le) bras droit » et qu’il avait voulu l’attirer hors de son bureau, un collègue ayant dû s’interposer. L’employée répondit également à l’avertissement. Elle fit une demande formelle d’intervention pour des faits de violence et de harcèlement au travail, à laquelle elle joignit le compte rendu de divers événements survenus précédemment.

L’avis de la conseillère en prévention fut communiqué à la société. Il fait état de difficultés dans la gestion des conflits, d’un manque de clarté des rôles des responsables, etc., et analyse longuement les relations interpersonnelles et les problèmes de communication entre travailleurs et responsables. Des mesures collectives sont préconisées.

Par la suite, l’employée s’est plainte, via son conseil, d’être victime de faits de harcèlement. Elle a également déploré l’absence de mise en œuvre d’une politique de bien-être au travail en matière psychosociale, considérant que ceci était à l’origine de périodes d’incapacité de travail. Elle postulait la réparation d’un dommage moral.

L’intéressée a sollicité ultérieurement, via le dépôt d’une requête devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, la résolution judiciaire du contrat et le paiement de diverses sommes. Ultérieurement, elle a notifié sa démission moyennant préavis.

Le jugement du tribunal a été rendu le 19 novembre 2018. Il a déclaré la demande non fondée en ses chefs principaux et a ordonné une réouverture des débats aux fins de production de pièces complémentaires.

Appel a été interjeté de ce jugement.

La décision de la cour

La cour est saisie d’une demande d’indemnité pour faits de violence et/ou de harcèlement au travail, ainsi que d’une demande de dommages et intérêts pour absence de politique de bien-être en matière psychosociale.

Pour ce qui est du premier chef de demande, elle fait un rappel des principes, passant assez rapidement à l’examen des éléments lui soumis. Elle constate, à partir des pièces déposées et de l’enquête menée par la conseillère en prévention, qu’existait une grande tension au sein de la société, que l’époux de la gérante a saisi, le jour de l’incident litigieux, le bras de la secrétaire pour la faire partir et que cette dernière s’est reculée pour échapper à cette prise.

Celle-ci a dès lors été victime d’un acte de violence physique au travail et celui-ci justifie la débition de l’indemnité réclamée sur la base de l’article 32decies, § 1er/1, de la loi du 4 août 1996. Est assimilé le fait d’appeler la police, ce qui, vu les circonstances de l’espèce, est considéré comme un acte de violence psychique.

Par contre, les faits pointés par l’employée comme constitutifs de harcèlement ne sont pas retenus, ceux-ci n’étant pas considérés par la cour comme faisant partie d’un ensemble abusif de conduites qui permettrait de retenir l’existence d’un harcèlement moral.

Elle en vient à la demande de dommages et intérêts pour absence de politique de bien-être en matière psychosociale et rappelle sur ce point les principes en matière de responsabilité, renvoyant à l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 1er avril 2014 (Cass., Ch. réunies, 1er avril 2014, n° C.01.0211.F et C.01.0217.F), qui enseigne que le demandeur en réparation doit établir l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le dommage tel qu’il s’est réalisé. Ce lien suppose que, sans la faute, le dommage n’eût pu se produire tel qu’il s’est produit. Le juge ne peut condamner l’auteur de la faute à réparer le dommage réellement subi s’il décide qu’une incertitude subsiste quant au lien causal.

En l’espèce, la faute reprochée est de ne pas avoir réalisé d’analyse de risques, de n’avoir pris aucune mesure de prévention pour éviter les risques en matière psychosociale, ainsi que de ne pas avoir mis à disposition un local de repos et un réfectoire pour les travailleurs.

Si tel avait été le cas, selon l’employée, les événements litigieux ne se seraient pas produits tels qu’ils se sont produits in concreto. La faute est en lien causal avec le dommage subi. Celui-ci consiste dans la perte d’une chance réelle de conserver l’emploi ainsi que de préserver sa santé.

Cette position de l’employée n’est pas suivie par la cour, qui considère que si la société avait respecté l’obligation qui lui est faite par l’arrêté royal du 27 mars 1998 (relatif à la politique du bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail) de mettre sur pied un système dynamique de gestion de risques, comportant notamment l’analyse de risques sur la base de laquelle des mesures de prévention pourraient être prises, l’employée n’établit pas que les faits en cause ne se seraient jamais réalisés et qu’elle n’aurait jamais subi les faits de violence physique et psychique ci-dessus. Pour la cour, l’analyse des risques ne peut identifier toutes les situations possibles de causer un risque psychosocial dans une entreprise.

Elle puise ensuite dans les éléments pointés par la conseillère en prévention après les incidents litigieux et conclut que la circonstance que celle-ci ait pu identifier des éléments ayant pu jouer un rôle et qu’elle a formulé des recommandations pour l’avenir n’implique pas en soi que la société avait l’obligation, dans le cadre des obligations en matière de prévention du bien-être au travail, de prendre lesdites mesures d’entrée de jeu ni que des mesures identiques auraient nécessairement été considérées comme nécessaires si l’analyse de risques avait été réalisée au préalable (32e feuillet).

Pour la cour, il faut se replacer dans le cadre de la P.M.E. qu’est la société, dans laquelle l’époux de la gérante avait un pouvoir d’autorité certain, étant par ailleurs non contesté que l’employée avait des problèmes avec le respect de l’autorité.

La cour conclut dès lors que l’employée n’apporte pas la preuve de l’existence de fautes en lien de causalité avec la perte d’une chance de conserver sa santé ou son emploi. La demande de dommages et intérêts est dès lors non fondée.

Intérêt de la décision

Cette espèce, longuement examinée par la cour dans un imposant arrêt, présente plusieurs facettes d’un intérêt juridique évident, celles-ci étant liées à la réglementation en matière de bien-être au travail.

La cour a l’occasion, dans un premier temps, de faire la distinction entre des faits de violence (physique ou psychique) au travail et des faits de harcèlement. Elle rappelle que, pour établir ce dernier, il faut que soit avérée l’existence de plusieurs conduites abusives, répondant aux conditions légales, et que le demandeur en justice doit, dans ce cadre, prouver l’existence de faits se produisant pendant un certain temps, qui ont pour effet ou pour objet de porter atteinte à sa personnalité, sa dignité ou son intégrité physique ou psychique lors de l’exécution du travail, ou encore de mettre en péril son emploi ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant, ces faits devant se manifester notamment par des paroles, des intimidations, des actes, des gestes ou des écrits unilatéraux.

Sont notamment rejetés des manquements contractuels, ainsi l’envoi tardif d’éco-chèques ou celui de fiches de paie.

Par ailleurs, si le travailleur peut demander en justice la réparation d’un dommage subi en relation avec l’absence de politique de bien-être en matière psychosociale, ce chef de demande se meut dans le cadre de la responsabilité de droit commun, le demandeur ayant la charge de la preuve de la faute, du dommage ainsi que du lien de causalité.

Dans l’arrêt de la Cour de cassation cité, il est précisé que ce lien suppose que, sans la faute, le dommage n’eût pu se produire tel qu’il s’est produit. Il s’agit de la condition sine qua non, qui suppose que la causalité est certaine. A défaut, il n’y a pas lieu à réparation.

C’est la conclusion de la cour, eu égard à l’examen des pièces du dossier. S’il est évident que l’employeur a manqué à son obligation de mettre sur pied un système dynamique de gestion des risques, comportant notamment une analyse des risques, et que ceci constitue une faute, la difficulté pour la partie demanderesse est d’établir le lien de causalité certain avec son préjudice. Ceci n’est pas avéré en l’espèce.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be