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Motif grave et preuve par caméra : un jugement du Tribunal du travail de Liège

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 21 février 2022, R.G. 16/7.214/A

Mis en ligne le lundi 31 octobre 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 21 février 2022, R.G. 16/7.214/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 21 février 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle les conditions dans lesquelles un fait dont la preuve a été recueillie irrégulièrement peut néanmoins être pris en compte en tant que susceptible d’établir un motif grave de rupture.

Les faits

Une aide-cuisinière travaille pour une société de catering, étant affectée à un centre d’accueil pour étrangers. Sa chef de district avise, en août 2016, le responsable RH d’un incident, étant qu’elle aurait été vue (par caméra) utilisant son téléphone mobile pendant les heures de travail à un endroit non autorisé, et ce alors qu’aucun incident ne s’était produit. La note précise qu’en cas d’incident, elle pourrait faire usage du téléphone mobile pour effectuer un appel – ce qui n’était pas le cas. En outre, deux résidents étaient assis devant elle sur un banc dans le couloir et l’un se serait levé pour aller vers un espace de stockage.

Le lendemain, la société rompt le contrat de travail de l’intéressée pour faute grave, les explications données étant qu’il est interdit d’admettre des résidents dans les locaux exclusivement accessibles au personnel, ainsi que d’entrer dans des espaces accessibles exclusivement pour les agents, étant en outre reprochée l’utilisation du téléphone mobile pendant les heures de travail. La lettre poursuit, précisant que les faits sont avérés par des images de caméra. L’intéressée ayant reçu des avertissements précédemment et ayant signé le code de conduite, les faits sont considérés comme rendant immédiatement et totalement impossible la poursuite des relations contractuelles.

L’organisation syndicale conteste la régularité du licenciement. La société ne répond pas.

Les rétroactes de la procédure

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), qui, par un premier jugement (13 novembre 2017), ordonne une mesure avant dire droit. Celle-ci est fondée sur l’article 877 du Code judiciaire et est destinée à l’Office des étrangers. Est demandée la copie, sous la forme la plus adéquate, des images captées par une des caméras de surveillance le jour dit, concernant le comportement de l’intéressée.

Un CD-Rom a été déposé au greffe et l’affaire a été refixée.

Les parties prennent de nouvelles conclusions. La demanderesse maintient sa position, étant qu’il n’y a pas de motif grave et que l’indemnité compensatoire de préavis est due. Pour la société, c’est au contraire un motif grave. A titre subsidiaire, elle cote des faits, demandant l’audition de témoins.

La décision du tribunal

Vient, en premier lieu, la question du respect du double délai de trois jours. Le tribunal conclut que ce point est régulier.

Il s’attache, ensuite, à la question des images issues des caméras de surveillance. Il reprend en premier lieu la position des parties.

Pour la demanderesse, il faut renvoyer à la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée et à la C.C.T. n° 68 du 16 juin 1998 relative à la protection de la vie privée des travailleurs à l’égard de la surveillance par caméra sur le lieu du travail. Elle précise qu’en l’espèce, les images ont été détournées de leur but et ne peuvent dès lors servir de preuve. Il y a en effet non-respect de la C.C.T. n° 68, s’agissant du placement de caméras dans les locaux où les travailleurs sont amenés à exercer leurs fonctions.

Pour la société, les références légales sont inadéquates. D’une part, la loi du 8 décembre 1992 a été supprimée et il n’y a pas lieu de renvoyer à la C.C.T. n° 68, la caméra en cause n’étant pas une caméra de surveillance avec mission de surveillance telle que visée par ce texte. La caméra n’était en effet pas destinée à surveiller le personnel du centre fermé ou celui des firmes externes travaillant dans celui-ci mais était destinée à observer le comportement des résidents et devait permettre le maintien de l’ordre.

Le tribunal examine ensuite les règles de droit, étant essentiellement la C.C.T. n° 68. En synthèse, le jugement définit la surveillance par caméra sur le lieu de travail et les conditions de l’admission d’une ingérence dans la vie privée du travailleur. Cette ingérence est autorisée si elle satisfait à des critères de légalité, de finalité et de proportionnalité. Le premier suppose que la personne concernée a été informée de la possibilité d’un tel acte, le deuxième qu’il y ait des objectifs justifiés et le dernier que ces objectifs ne puissent être atteints d’aucune autre manière : l’employeur doit en effet exercer son autorité d’une manière qui porte le moins possible atteinte aux droits fondamentaux des travailleurs.

L’utilisation des caméras se heurte au respect de la vie privée. Le tribunal rappelle la jurisprudence rendue par la Cour de cassation en matière pénale, selon laquelle une preuve obtenue en violation d’un des droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme (article 6 ou article 8) ou par la Constitution n’est pas toujours inadmissible.

Ce principe a été assoupli en sécurité sociale. Dans un arrêt du 10 mars 2008 (Cass., 10 mars 2008, n° S.07.0073.N), la Cour de cassation a jugé qu’il n’y a pas lieu de mettre en balance les intérêts des parties, le juge pouvant tenir compte d’une ou de plusieurs circonstances, à savoir (i) le caractère purement formel de l’irrégularité, (ii) les répercussions sur la liberté ou le droit protégé par la norme transgressée, (iii) le fait que l’autorité chargée de l’information, l’instruction et la poursuite d’infractions a ou non commis intentionnellement l’illégalité, (iv) le fait que la gravité de l’infraction dépasse largement celle de l’illégalité commise, etc., ainsi encore que (v) le fait que l’irrégularité ayant précédé ou accompagné la constatation de l’infraction soit totalement disproportionnée par rapport à la gravité de celle-ci. Le cadre est le respect du droit à un procès équitable : lorsque l’irrégularité n’entache pas la fiabilité de la preuve et ne méconnaît pas une formalité prescrite à peine de nullité, le juge peut décider d’admettre des éléments irrégulièrement produits.

En l’espèce, l’employeur faisant valoir que ce n’est pas lui qui a installé les caméras de surveillance, le tribunal rétorque que cette condition ne figure pas dans la C.C.T. n° 68.

Pour ce qui est de la loi du 8 décembre 1992, il rappelle qu’elle a été remplacée par celle du 30 juillet 2018 sur le traitement des données à caractère personnel et que la société n’établit pas qu’elle a obtenu les images en conformité avec les dispositions légales. L’intéressée ne contestant pas la réalité des faits, il n’y a pas d’atteinte au procès équitable, non plus qu’à la fiabilité de la preuve. Une formalité prescrite à peine de nullité n’a par ailleurs pas été méconnue.

Le tribunal admet, en conséquence, eu égard aux circonstances propres au cas d’espèce, que, si l’utilisation des images est irrégulière, elle est relativement peu attentatoire au respect dû à la vie privée et qu’elle ne compromet pas le droit à un procès équitable ni n’entache la fiabilité de la preuve. Elle ne méconnaît pas davantage une formalité prescrite à peine de nullité.

Le jugement en vient à l’appréciation de la gravité de la faute. Sur ce point également, l’intéressée ne conteste pas la réalité des faits, non plus que d’avoir enfreint le code de conduite de la société au respect duquel elle s’était engagée.

Cependant, le tribunal considère que les fautes reprochées, si elles sont avérées, ne sont pas graves au point d’empêcher immédiatement et définitivement la poursuite des relations contractuelles entre parties. Il retient que les avertissements ne concernent pas des faits similaires ou identiques à ceux à la base du licenciement pour motif grave et qu’ils sont anciens.

Le motif grave est en conséquence rejeté et l’indemnité compensatoire de préavis est allouée.

Intérêt de la décision

La question de l’utilisation de caméras dans l’entreprise a donné lieu à une jurisprudence abondante eu égard à la régularité de la collecte de la preuve d’un fait. Il a généralement été fait la distinction entre les matières de sécurité sociale et celle du contrat de travail.

Soulignons, pour son intérêt particulier, un arrêt rendu par la Cour du travail de Bruxelles le 2 octobre 2015 (C. trav. Bruxelles, 2 octobre 2015, R.G. 2014/AB/103). Dans cette décision, il avait été conclu qu’un manquement à l’obligation d’information prévue par l’article 9 de la C.C.T. n° 68 n’est pas sanctionné de nullité par la loi. C’est au juge qu’il appartient d’apprécier les conséquences, sur la recevabilité des moyens de preuve produits aux débats, de l’irrégularité ayant entaché leur obtention. Lorsque l’irrégularité commise ne compromet pas le droit à un procès équitable, n’entache pas la fiabilité de la preuve et ne méconnaît pas une formalité prescrite à peine de nullité, le juge peut, pour décider qu’il y a lieu d’admettre des éléments irrégulièrement produits, prendre en considération, notamment, la circonstance que l’illicéité commise est sans commune mesure avec la gravité de l’infraction dont l’acte irrégulier a permis la constatation ou que cette irrégularité est sans incidence sur le droit ou la liberté protégés par la norme transgressée (renvoi à Cass., 2 mars 2005, n° P.04.1644.F).

Dans un arrêt légèrement ultérieur (C. trav. Bruxelles, 6 janvier 2017, R.G. 2015/AB/627), elle avait considéré que, la C.C.T. n° 68 ne sanctionnant pas de nullité le non-respect de l’obligation d’information qu’elle prévoit, le droit à un procès équitable n’est pas mis en péril du seul fait que des éléments de preuve ont été obtenus en violation de la procédure qui y est reprise. Leur fiabilité n’est, du reste, pas sujette à caution pour ce seul motif.

Relevons, plus récemment, la décision rendue par la même cour le 3 mars 2021 (C. trav. Bruxelles, 3 mars 2021, R.G. 2018/AB/317), laquelle a considéré que, lorsqu’il est établi que, lors du placement des caméras de surveillance, l’employeur a respecté les principes de finalité et de proportionnalité ainsi que l’obligation d’information à donner au conseil d’entreprise visée à l’article 9, § 1er, de la C.C.T. n° 68, le simple fait qu’il n’ait, en outre, pas informé spécifiquement son personnel sur tous les aspects de la surveillance par caméras ─ ce qu’il aurait utilement pu faire en adaptant son règlement de travail ─ ou respecté les dispositions de la C.C.T. relatives à l’évaluation régulière des systèmes utilisés ne peut suffire à empêcher de tenir compte de l’enregistrement réalisé d’un incident évoqué à titre de motif grave ou à rendre irrégulier le licenciement fondé sur des faits qu’établissent d’autres éléments de preuve déposés et pris ensemble.

De manière générale, l’atteinte au respect de la vie privée et de la vie familiale tel que garanti par la Convention européenne des droits de l’homme en son article 8 et le droit à un procès équitable (article 6 du même texte) se retrouvent au cœur des débats, et ce qu’il s’agisse non seulement des caméras, mais également d’autres modes de preuve de faits reprochés par l’employeur dans l’exécution du contrat de travail (utilisation de badges, contrôle par géolocalisation, courriels, documents sur ordinateur, enregistrements, entretiens téléphoniques, fouilles, etc.).

Les principes rappelés dans le jugement du 21 février 2022 sont constants, étant que la preuve du fait, même si elle est recueillie de manière irrégulière, n’entraîne pas nécessairement l’écartement de celle-ci. Des circonstances sont admises – circonstances reprises, d’ailleurs, dans le jugement à diverses reprises –, étant qu’il faut vérifier si l’irrégularité compromet ou non le droit à un procès équitable, si elle entache la fiabilité de la preuve ou si elle méconnaît une formalité prescrite à peine de nullité. Dans cette appréciation, intervient généralement le contrôle de proportionnalité.


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