Terralaboris asbl

Discrimination indirecte sur la base du sexe dans l’octroi de prestations de sécurité sociale (droit espagnol)

Commentaire de C.J.U.E., 30 juin 2022, Aff. n° C-625/20 (KM c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL), EU:C:2022:508

Mis en ligne le lundi 31 octobre 2022


Cour de Justice de l’Union européenne, 30 juin 2022, Aff. n° C-625/20 (KM c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL), EU:C:2022:508

Terra Laboris

Dans un arrêt du 30 juin 2022, la Cour de Justice de l’Union européenne conclut à la contrariété à l’article 4, § 1er, de la Directive n° 79/7/CEE d’une réglementation nationale qui prive davantage de femmes que d’hommes du droit à accumuler des pensions d’invalidité. Elle rappelle également la méthodologie d’examen des données statistiques.

Les faits

Une assurée sociale s’est vu reconnaître par l’Instituto Nacional de la Seguridad Social (Institut national de la sécurité nationale, Espagne – ci-après INSS) le droit à une pension d’invalidité professionnelle en 1999. Il s’agit d’une maladie non professionnelle liée à un accident ischémique cérébral. La pension octroyée est calculée sur le fondement des cotisations payées pendant la période de mai 1989 à avril 1994. Elle était à ce moment assistante administrative.

En 2018, l’intéressée, qui avait repris un emploi d’auxiliaire de garderie, a eu un nouvel accident non professionnel (fracture du fémur) et s’est vu octroyer une pension correspondante, toujours pour invalidité professionnelle totale, et ce sur la base de cotisations pour la période de février 2015 à janvier 2017. Cependant, il a été décidé par l’INSS que cette pension était incompatible avec la précédente, l’intéressée n’ayant droit qu’à une des deux.

Une réclamation a été introduite et elle a été rejetée.

Un recours a été formé devant le Juzgado de lo Social no 26 de Barcelona (Tribunal du travail no 26 de Barcelone), l’intéressée ayant essentiellement fait valoir une discrimination indirecte fondée sur le sexe et, par conséquent, contraire au droit de l’Union.

La question préjudicielle

Selon le juge de renvoi, un cumul des pensions est possible lorsqu’il s’agit de pensions d’invalidité obtenues dans le cadre de deux régimes différents (salarié et indépendant). Ce cumul n’étant pas autorisé dans le cadre du seul régime salarié, il peut y avoir une discrimination indirecte, même si la mesure est apparemment neutre. Elle pourrait en effet faire peser ses effets plus fortement sur les femmes.

Il est renvoyé à des statistiques fournies par l’INSS, selon lesquelles les femmes ne représentent qu’environ 36% des affiliés au régime indépendant. Cette faible proportion refléterait la plus grande difficulté des femmes à entreprendre une activité professionnelle sous le statut de travailleur indépendant, difficulté née, selon le juge national, du fait que la société leur aurait traditionnellement attribué le rôle de femmes au foyer.

La question est donc posée à la Cour de Justice de savoir si la loi espagnole relative à la compatibilité des prestations, qui s’oppose au cumul de deux prestations d’invalidité professionnelle totale reconnues dans un même régime, mais qui admet celles-ci lorsqu’il s’agit de régimes différents, sachant que le droit aux prestations est acquis sur le fondement de cotisations indépendantes, peut entraîner une discrimination indirecte fondée sur le sexe ou le genre, compte tenu de la représentation des sexes dans les divers régimes de sécurité sociale espagnole, et est ainsi contraire à la réglementation de l’Union européenne figurant à l’article 4 de la Directive n° 79/7/CEE du Conseil du 19 décembre 1978 relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, ainsi qu’à l’article 5 de la Directive n° 2006/54 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre de ce principe en matière d’emploi et de travail.

Une seconde question est posée en cas de réponse négative à la première, étant de savoir si la législation espagnole peut être contraire à la législation de l’Union dans le cas où les deux prestations seraient dues à des lésions différentes.

La décision de la Cour

La Cour répond affirmativement à la première question et ne répond dès lors pas à la seconde.

Elle note en premier lieu que la pension en cause, qui a pour objectif de protéger les affiliés contre la perte de revenus découlant de l’incapacité d’exercer la profession habituelle, fait partie d’un régime légal de protection contre l’un des risques énumérés à la Directive n° 79/7.

La Cour écarte cependant l’application de la Directive n° 2006/54 au litige.

Partant du principe selon lequel le droit de l’Union respecte la compétence des Etats membres pour aménager leurs systèmes de sécurité sociale et qu’en l’absence d’harmonisation au niveau européen, il appartient à chaque Etat membre de déterminer les conditions d’octroi des prestations de sécurité sociale tout en respectant cependant le droit de l’Union, la Cour admet qu’un Etat peut exclure dans sa législation en matière de sécurité sociale la possibilité de bénéficier en même temps de deux ou plusieurs pensions d’invalidité professionnelle totale. Il peut également soumettre le cumul à certaines conditions. Il y a cependant lieu de respecter la Directive n° 79/7, ce qui implique l’absence de toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe, et ce notamment en ce qui concerne le calcul des prestations.

La Cour aborde ensuite la question de la discrimination indirecte, relevant que le juge espagnol dépose des données statistiques. En vertu de celles-ci, les affiliés au régime salarié se répartissent de façon assez équilibrée entre les deux sexes, mais tel n’est pas le cas dans le régime des indépendants, où les femmes ne représentent qu’environ 36% des affiliés. Pour la Cour, les hommes seraient ainsi mieux placés que les femmes pour obtenir le droit à plusieurs pensions d’invalidité professionnelle totale et pour pouvoir les cumuler.

Renvoyant à son arrêt du 21 janvier 2021 (C.J.U.E., 21 janvier 2021, Aff. n° C-843/19, INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL c/ BT, EU:C:2021:55), la Cour énonce que l’existence d’un désavantage particulier chez les femmes par rapport aux hommes pourrait être établie notamment s’il était prouvé que la réglementation affecte négativement une proportion significativement plus importante de celles-là par rapport à ceux-ci.

Sur l’examen des données statistiques, elle rappelle qu’elle a jugé dans cet arrêt qu’il faut prendre en considération l’ensemble des travailleurs soumis à la réglementation nationale dans laquelle la différence de traitement trouve sa source et que la meilleure méthode de comparaison consiste à comparer les proportions respectives des travailleurs qui sont et qui ne sont pas affectés par la différence de traitement au sein de la main-d’œuvre féminine relevant du champ d’application de la réglementation et les mêmes proportions chez les hommes. La question de la fiabilité des statistiques relève de la compétence du juge national.

Sur le plan de la méthode, il faut prendre en considération l’ensemble des travailleurs soumis à la réglementation, c’est-à-dire tous ceux qui ont en principe obtenu le droit à plus d’une pension d’invalidité professionnelle. Ensuite, parmi le groupe de travailleurs ainsi circonscrit, il faut examiner d’une part la proportion d’hommes empêchés de cumuler les pensions par rapport aux hommes qui peuvent procéder à un tel cumul et, d’autre part, la même proportion en ce qui concerne les femmes. Enfin, ces proportions doivent être comparées entre elles en vue d’apprécier le caractère significatif de l’écart éventuel.

Des développements interviennent, ensuite, sur les travailleurs affiliés à l’un ou l’autre des régimes en cause. La Cour renvoie au juge national la tâche de procéder aux vérifications nécessaires et d’apprécier le cas échéant si l’écart éventuel existant entre les proportions d’hommes et de femmes négativement affectées par la réglementation en cause revêt un caractère significatif, étant précisé qu’un écart moins important mais persistant et relativement constant au cours d’une longue période pourrait également révéler une apparence de discrimination indirecte fondée sur le sexe.

La Cour note encore que l’INSS (appuyé par le Gouvernement espagnol) fait valoir que la réglementation est justifiée au regard de l’objectif de préserver la viabilité du système de sécurité sociale.

Renvoyant toujours au même arrêt du 21 janvier 2021, elle répond que les conséquences budgétaires du cumul de plusieurs pensions d’invalidité professionnelle totale ne paraissent pas sensiblement différentes selon qu’un tel cumul est accordé pour des pensions obtenues au titre d’un même régime ou au titre de régimes distincts, d’autant plus lorsque, comme en l’occurrence, le travailleur concerné a acquis le droit à ses deux pensions sur le fondement de périodes de cotisations différentes.

Sous réserve de vérification par le juge de renvoi, la Cour conclut que la réglementation nationale n’est pas mise en œuvre de manière cohérente et systématique, de telle sorte qu’elle ne peut être considérée comme apte à atteindre l’objectif invoqué.

La réponse de la Cour est dès lors que l’article 4 de la Directive n° 79/7 s’oppose à une réglementation nationale qui empêche les travailleurs affiliés à la sécurité sociale de bénéficier cumulativement de deux pensions d’invalidité professionnelle totale lorsque celles-ci relèvent du même régime de sécurité sociale, alors que ce cumul est autorisé lorsqu’il s’agit de régimes distincts de sécurité sociale, dès lors que cette réglementation désavantage particulièrement les femmes par rapport aux hommes, notamment en ce qu’elle permet à une proportion significativement plus importante d’hommes, déterminée sur la base de l’ensemble des hommes soumis à ladite réglementation, par rapport à la proportion correspondante de femmes, de bénéficier de ce cumul et que la même réglementation n’est pas justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

Intérêt de la décision

La Cour de Justice avait déjà été saisie d’une affaire qui présente certaines similarités avec celle tranchée dans cet arrêt du 30 juin 2022. Il s’agissait, dans la décision du 21 janvier 2021 à laquelle elle se réfère régulièrement (C.J.U.E., 21 janvier 2021, Aff. n° C-843/19, INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL c/ BT, EU:C:2021:55 – précédemment commenté), d’une question de pension, une ouvrière ayant été assujettie comme employée de maison à un régime spécial de sécurité sociale, réservé à cette catégorie de personnel. Les rétroactes de cette affaire sont repris dans le commentaire fait à l’époque.

La Cour de Justice s’était également prononcée sur pied de l’article 4 de la Directive n° 79/7 et avait examiné la question de la fiabilité des statistiques, renvoyant à son arrêt du 24 septembre 2020 (C.J.U.E., 24 septembre 2020, Aff. n° C-223/19, YS c/ NK AG, EU:C:2020:753 – également précédemment commenté).

La méthodologie avait été exposée, étant qu’il y a lieu de comparer les proportions respectives des travailleurs qui sont et qui ne sont pas affectés par la prétendue différence de traitement au sein de la main-d’œuvre féminine relevant du champ d’application de la réglementation et les mêmes proportions au sein de la main-d’œuvre masculine.

La Cour avait confirmé qu’il fallait prendre en considération non seulement les affiliés au régime spécial, mais également ceux soumis au régime général, puisque la réglementation s’appliquait à tous les affiliés à la sécurité sociale.

Elle avait conclu dans cette espèce à l’existence d’une différence de traitement au détriment des femmes, mais en avait admis la légitimité, celle-ci étant à vérifier par le juge de renvoi, étant qu’en principe, l’article 4, § 1er, de la Directive ne s’oppose pas à une telle réglementation, quand bien même elle désavantagerait particulièrement les femmes par rapport aux hommes, pour autant toutefois que cette conséquence soit justifiée par des objectifs légitimes de politique sociale étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

La conclusion est dès lors distincte dans l’arrêt commenté du 30 juin 2022, la Cour ayant rejeté l’argument budgétaire, au motif que les conséquences du cumul de plusieurs pensions ne paraissaient pas sensiblement différentes selon que le cumul était accordé en cas de pluralité de pensions dans un même régime ou dans des régimes distincts, renvoyant en outre à la circonstance que le travailleurs avait acquis le droit à ces deux pensions sur le fondement de cotisations différentes.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be