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Raisons d’ordre économique ou technique et rupture du contrat de travail d’un travailleur protégé au sens de la loi de 1991

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Charleroi), 14 février 2022, R.G. 20/1.847/A

Mis en ligne le lundi 31 octobre 2022


Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi), 14 février 2022, R.G. 20/1.847/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 14 février 2022, le Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi) examine une demande de résolution judiciaire du contrat de travail introduite par un travailleur protégé contre le licenciement par la loi du 19 mars 1991, en présence en l’espèce d’une décision de la commission paritaire reconnaissant les motifs économiques invoqués par l’employeur.

Les faits

Un chauffeur de véhicule, engagé le 1er juin 2011 par une société active dans la récupération de métaux (ferreux et non ferreux), de carcasses de voitures, d’appareils électriques, etc., introduit devant le Tribunal du travail du Hainaut une demande en résolution judiciaire du contrat de travail liant les parties.

Depuis 2014, il a été régulièrement mis en chômage économique, ainsi que d’autres chauffeurs. Il a connu plusieurs périodes d’incapacité de travail en 2018 et a été incapable de travailler depuis avril 2019.

En octobre 2019, il charge son conseil (ainsi qu’un autre travailleur) de contester le recours au chômage économique, dénonçant également un climat de harcèlement. Le conseil dénonce une infraction « aux lois relatives au chômage économique », dans la mesure où la société sous-traiterait les prestations habituellement confiées aux ouvriers et ferait travailler du personnel intérimaire. Elle ne respecterait pas davantage l’obligation d’information préalable.

Le conseil de la société répond à la fois sur la mise en chômage économique et sur la question du harcèlement. La réponse est particulièrement circonstanciée, des éléments d’ordre économique et technique étant détaillés. Il conteste avoir fait appel à des intérimaires en remplacement de travailleurs mis en chômage économique.

En outre, le demandeur étant protégé contre le licenciement en vertu de la loi du 19 mars 1991, dans la mesure où il avait été candidat aux élections sociales non élu, il est précisé que la commission paritaire a été consultée en ce qui concerne la reconnaissance des raisons économiques.

La commission paritaire ayant reconnu l’existence de raisons économiques ou techniques pouvant justifier le licenciement des deux travailleurs protégés (la situation concernant en réalité un travailleur non protégé qui a été licencié, ainsi que le demandeur et un autre travailleur bénéficiant d’une protection eu égard à son statut de délégué syndical), la société ne procède pas au licenciement, les deux intéressés étant toujours en incapacité de travail. Cette incapacité perdurera pendant la procédure.

Une requête est déposée en vue d’obtenir la résolution judiciaire du contrat aux torts de la société, ainsi que l’indemnité de protection prévue par la loi du 19 mars 1991.

La décision du tribunal

Le tribunal règle en premier lieu une question relative à l’objet de la demande, étant que n’est pas contestée l’existence de raisons économiques mais qu’est sollicitée la résolution judiciaire du contrat de travail. Il rappelle que le recours juridictionnel contre la décision de la commission paritaire est ouvert à l’employeur comme au travailleur (renvoyant à C. const., 8 juillet 1993, n° 57/93). Tant le travailleur que l’employeur doivent pouvoir soumettre la décision de l’organe paritaire au tribunal du travail, qui exerce un contrôle de pleine juridiction, celui-ci portant sur la réalité des raisons économiques (mais non sur l’opportunité des mesures prises par l’employeur, le tribunal renvoyant à Cass., 12 mars 2018, n° S.15.0060.N). Il ajoute que, dès lors que les raisons économiques sont admises, la loi ne prévoit aucun délai dans lequel le licenciement devrait intervenir.

Sur le plan des règles, il rappelle que la résolution judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur est assimilée à un licenciement au sens de l’article 2, § 1er, alinéa 2, 2°, de la loi du 19 mars 1991.

Il reprend ensuite la théorie en matière de résolution judiciaire du contrat de travail, soulignant que, selon la doctrine et la jurisprudence, le juge fondera souvent son appréciation sur l’attitude des parties, et notamment sur l’envoi d’une mise en demeure préalable ainsi que sur la réaction de l’autre partie, le caractère principal ou accessoire de l’obligation inexécutée, la perte de confiance entre les parties, ainsi que sur les circonstances de la cause, étant admis que le juge peut encore donner à la partie défaillante un ultime délai pour remplir son obligation et éviter la résolution judiciaire. Le tribunal renvoie ici à la doctrine de A. HACHEZ et P. VANHAVERBEKE (A. HACHEZ et P. VANHAVERBEKE, « La résolution judiciaire et unilatérale du contrat de travail », Les mécanismes civilistes dans la relation de travail, Anthémis, 2020, particulièrement pp. 791 et s.).

Sur le plan de la preuve, le tribunal renvoie à l’article 8.4 du Code civil ainsi qu’à l’article 870 du Code judiciaire : il incombe à la partie qui s’estime victime de manquements commis par l’autre partie de démontrer la réalité et la gravité de ceux-ci.

En l’espèce, les manquements sont de cinq ordres, étant (i) un défaut de fournir du travail et une réduction importante du temps de travail et de la rémunération, (ii) des pratiques discriminatoires, (iii) le non-respect de normes en matière de chômage économique, (iv) le non-respect de normes de sécurité au travail et (v) l’inertie de l’employeur alors que le demandeur demandait d’œuvrer à la préservation de sa santé, ainsi que l’existence de mesures de représailles.

Le tribunal examine chacun de ces griefs attentivement, chiffres à l’appui, s’agissant des données relatives au chômage économique et aux jours de maladie. Il acte que la nécessité de réduire la flotte est établie, résultant d’un rapport d’audit externe. Ce rapport est axé sur les mesures à prendre aux fins de limiter les coûts liés au transport et propose une rationalisation du parc de véhicules aux fins d’engendrer des économies.

Par ailleurs, dès lors que les motifs économiques ont été admis par la commission paritaire – et que ceux-ci ne sont d’ailleurs pas contestés par le demandeur –, le tribunal estime ne pas avoir à les examiner plus avant. Il rappelle qu’il ne lui appartient pas d’apprécier le choix des mesures prises par l’employeur pour réduire le déficit économique. Sur la régularité du chômage économique, il relève que l’ONEm n’a jamais contesté celui-ci et que le travailleur ne s’est d’ailleurs jamais plaint dans les années écoulées quant à ces dispositifs.

Quant à l’existence de pratiques discriminatoires concernant les chauffeurs qui ont été mis en chômage économique, le tribunal constate que les éléments qui lui sont soumis sont objectifs et qu’ils attestent suffisamment du choix des travailleurs.

Les autres manquements ne sont pas davantage établis, tant en ce qu’ils portent sur les normes de notification du chômage économique que sur le non-respect de normes de sécurité au travail.

Enfin, pour ce qui est de l’absence de mesures prises en vue de la préservation de la santé du demandeur, il est constaté qu’il n’a jamais déposé plainte ni demandé l’intervention formelle d’un conseiller en prévention et que, s’il s’agissait de manquements relatifs à cinq ans avant le début de la période d’incapacité continue, de tels manquements ne peuvent justifier une résolution judiciaire du contrat, cette contestation devant intervenir dans un délai raisonnable. Si la mise en demeure n’est pas obligatoire, elle permet d’apprécier le comportement des parties et le caractère fautif des manquements allégués.

L’employeur ayant par ailleurs introduit une demande en vue d’être autorisé à licencier moyennant le paiement de l’indemnité de préavis classique, le tribunal fait droit à cette demande.

Il compense partiellement les dépens, ceux-ci étant mis à charge de la société à concurrence d’un quart.

Intérêt de la décision

Ce jugement est l’occasion de revenir sur le contrôle du licenciement de représentant du personnel protégé par la loi du 19 mars 1991, les motifs étant encadrés par la loi, qui admet d’une part le motif économique ou technique et d’autre part le motif grave.

La décision de la commission paritaire est susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire, ainsi que l’a décidé la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 8 juillet 1993 (n° 57/93). Ce recours est ouvert à l’employeur de la même manière qu’au travailleur.

Dans un arrêt du 12 mars 2018 (n° S.15.0060.N), la Cour de cassation de cassation est intervenue sur la question et a jugé qu’il découle de l’arrêt n° 57/93 du 8 juillet 1993 de la Cour constitutionnelle que le travailleur ou l’employeur doivent pouvoir soumettre la décision de l’organe paritaire au juge. Lorsque, dans le cadre d’une demande formée par le travailleur d’obtenir une indemnité de protection eu égard à l’irrégularité du licenciement pour des motifs économiques ou techniques, la juridiction du travail doit examiner la décision de l’organe paritaire qui a admis ceux-ci, elle exerce un contrôle de pleine juridiction sur l’existence de ces motifs. Ce contrôle n’implique pas d’apprécier l’opportunité des mesures prises par l’employeur pour les rencontrer. Les mesures à prendre dans de telles situations ne doivent par ailleurs pas être limitées aux hypothèses de fermeture de l’entreprise ou d’une division de celle-ci ou de licenciement d’une catégorie déterminée de personnel.

La répartition des compétences entre la juridiction administrative (Conseil d’Etat) et les juridictions du travail a été rappelée dans un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 7 janvier 2014 (R.G. 2012/AB/966) : si l’annulation d’une décision de la commission paritaire de reconnaissance d’un motif économique ou technique est de la compétence du Conseil d’Etat, les juridictions du travail peuvent, cependant, en application de l’article 159 de la Constitution, en contrôler la légalité dans le cadre de l’examen de la licéité du licenciement du travailleur protégé.

Enfin, le jugement rappelle également qu’au sens de la loi du 19 mars 1991, la résolution judiciaire est assimilée à un licenciement. Dans un arrêt du 8 octobre 2018 (n° S.14.0044.N), la Cour de cassation est encore intervenue sur la question : la loi du 19 mars 1991 exclut la résolution judiciaire à la demande de l’employeur en tant que mode de cessation du contrat de travail d’un délégué du personnel ou d’un candidat délégué du personnel, mais elle n’empêche pas la résolution judiciaire d’un tel contrat de travail à la demande du délégué du personnel (ou du candidat délégué du personnel) lui-même. L’article 2, § 1er, alinéa 2, 2°, de la loi du 19 mars 1991, selon lequel toute rupture du contrat de travail par le travailleur en raison de faits qui constituent un motif imputable à l’employeur est considérée comme un licenciement pour l’application dudit article, n’a pas exclusivement trait à la démission remise par le travailleur en application de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail en raison de faits qui constituent un motif grave dans le chef de l’employeur. Cette disposition concerne également la résolution judiciaire du contrat à la demande d’un délégué du personnel, prononcée en raison d’un manquement contractuel grave de la part de l’employeur, d’une nature telle que le délégué du personnel aurait pu constater légalement, sur la base de ces faits, la rupture irrégulière du contrat de travail par l’employeur visée à l’article 2, § 1er, alinéa 1er , 1°, de la loi du 19 mars 1991.


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