Terralaboris asbl

Indemnisation des séquelles d’un accident du travail : objet de la mission confiée à un expert judiciaire

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 3 janvier 2022, R.G. 2015/AB/679

Mis en ligne le vendredi 23 septembre 2022


Cour du travail de Bruxelles, 3 janvier 2022, R.G. 2015/AB/679

Terra Laboris

Dans un arrêt très fouillé du 3 janvier 2022, la Cour du travail de Bruxelles renvoie un dossier à l’expertise, celle-ci étant confiée à un nouvel expert, aux fins de tenir compte, dans le cadre de l’indemnisation des séquelles d’un accident du travail, de la présomption d’imputabilité et de la règle de l’indifférence de l’état antérieur.

Les faits

Une agente statutaire de la Poste depuis 1993 a été mise à la pension anticipée pour raisons médicales le 1er novembre 2018. Elle avait été victime d’un accident en 1995 alors qu’elle était occupée au centre de triage à Bruxelles (réglé avec une I.P.P. de 3%). En 2008, alors qu’elle travaillait en qualité de facteur et faisait une livraison de courriers, elle est tombée sur le dos. Elle a été en incapacité de travail pendant quelques semaines et a tenté de reprendre le travail. Après avoir été hospitalisée suite à une intervention chirurgicale, elle est retombée en incapacité de travail pendant plus de deux ans. Elle a repris le travail, celui-ci étant adapté (4 heures par jour, position assise et sans flexion antérieure du tronc). En 2011, elle a introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Bruxelles.

Par jugement du 28 mai 2015, celui-ci a fixé les séquelles de l’accident, retenant comme date de consolidation le 7 mars 2011, avec une I.P.P. de 13%.

Appel a été interjeté.

Les arrêts de la cour

L’arrêt du 3 avril 2017

Dans un arrêt du 3 avril 2017, la cour a désigné un expert afin de procéder à une nouvelle expertise, considérant insuffisants les éléments figurant dans le rapport de l’expert désigné en première instance, celui-ci s’étant, pour la cour, manifestement inspiré du BOBI pour évaluer le taux d’incapacité permanente. Elle rappelle que celui-ci donne une évaluation indicative de la seule invalidité et qu’il ne peut ipso facto représenter ce taux d’I.P.P. L’expert n’a à aucun moment expliqué le marché général de l’emploi encore accessible à l’intéressée ni les raisons pour lesquelles le BOBI pourrait servir à évaluer les répercussions que la perte de l’intégrité physique a entraînées sur la capacité de gain de l’intéressée.

En outre, vu la reprise du travail uniquement à temps partiel, l’expert n’explique pas pourquoi elle serait capable d’exercer un travail à temps plein dans le cadre de sa profession ou d’autres professions restant accessibles sur le marché général de l’emploi. Cette donnée n’a pas été intégrée dans l’évaluation de l’incapacité permanente, la cour pointant le fait que la médecine du travail recommandait toujours un travail de quatre heures par jour.

Un nouvel expert a dès lors été désigné et les parties sont revenues devant la cour après cette nouvelle expertise.

L’arrêt du 3 janvier 2022

La cour acte que la travailleuse considère qu’il y a incapacité de travail temporaire totale d’abord et temporaire partielle ensuite, avec une date de consolidation au 18 septembre 2017 et un taux d’I.P.P. de 100% et que Bpost sollicite l’entérinement du rapport, qui a limité les périodes d’incapacité temporaire, a fixé la date de consolidation au 7 mars 2011 et retenu une incapacité permanente partielle de 20%.

La cour reprend en premier lieu le cadre légal et les principes d’indemnisation, rappelant en que la loi du 3 juillet 1967 est une loi-cadre et n’est applicable aux autorités auxquelles elle s’adresse et à leurs agents que via un arrêté royal spécifique, qui, en l’espèce, est celui du 13 juillet 1970.

Elle rappelle ensuite les éléments constitutifs de l’accident ainsi que la présomption d’imputabilité de la lésion à l’événement soudain. Renvoyant à une abondante doctrine et jurisprudence, la cour reprend la règle selon laquelle la présomption vaut également pour les suites de la lésion et non seulement pour les lésions concomitantes. Elle ne peut être écartée au motif que la lésion évoquée est postérieure à celle constatée au moment de l’accident (étant l’enseignement de la Cour de cassation dans son arrêt du 29 novembre 1993, n° S.93.0034.F). Le juge qui écarterait cette présomption par le seul motif qu’une trop longue période s’est écoulée entre l’événement et la lésion violerait la disposition légale (étant ici renvoyé à Cass., 12 février 1990, n° 6932). Doivent être prises en compte les lésions qui sont la conséquence en tout ou en partie (la cour souligne) de l’événement soudain (Cass., 19 octobre 1987, Pas., 1988, I, p. 184).

Pour renverser celle-ci, l’assureur-loi (ou l’employeur dans le secteur public) doit établir que les lésions n’ont pas été causées ou favorisées, même partiellement, par l’événement soudain mais qu’elles trouvent leur cause exclusive dans un autre événement ou dans une prédisposition pathologique de la victime, non modifiée, même partiellement, par l’accident, et qu’elles se seraient produites de la même manière et avec la même ampleur sans l’événement soudain.

Elle passe ensuite aux principes d’indemnisation, soulignant que ceux applicables dans le secteur privé le sont également pour le secteur public.

Quant à l’évaluation de l’incapacité permanente, elle se fait par rapport au marché général de l’emploi encore accessible à la victime en vérifiant les différentes activités salariées que l’intéressée pourrait encore exercer et non plus seulement, comme pour l’évaluation de l’incapacité temporaire, en vérifiant l’impossibilité totale ou partielle d’accomplir des prestations de travail dans la profession exercée normalement au moment de l’accident.

Elle distingue encore, sur le plan de l’incapacité permanente, l’incapacité partielle (qui est celle qui enlève à la victime d’une façon définitive une partie de son aptitude professionnelle, mesurée au regard des activités professionnelles qui lui sont ouvertes compte tenu de sa formation) et l’incapacité totale (qui est présente lorsque l’atteinte définitive portée au potentiel économique de la victime est telle que celle-ci se trouve privée de la possibilité de se procurer encore normalement des revenus réguliers par le travail). Elle renvoie, pour ce, au Guide social permanent – Sécurité sociale : commentaires, Partie I, Livre II, Titre III, Chapitre III, 2, pp. 100 et 110.

Reprenant encore le principe de l’indifférence de l’état antérieur, qui a pour corollaire celui de la globalisation, elle rappelle que, selon la jurisprudence (C. trav. Bruxelles, 19 juin 2019, R.G. 2014/AB/166), ce dernier suppose que l’appréciation de la réduction de capacité de gain causée par un accident englobe non seulement les séquelles de celui-ci, mais également l’état antérieur de la victime. Celui-ci s’applique aussi bien en présence d’un état antérieur activé ou aggravé par l’accident que dans l’hypothèse d’un état antérieur qui n’a pas été influencé par celui-ci ou qui ne subirait plus cette influence (renvoyant ici à C. trav. Bruxelles, 15 janvier 2020, R.G. 2018/AB/581).

Si cet état antérieur n’a pas ou n’a plus été influencé par l’accident au moment de la consolidation, il ne peut donner lieu à indemnisation d’une incapacité permanente de travail en l’absence de séquelles invalidantes de l’accident à cette date.

Enfin, la cour rappelle qu’il est de jurisprudence constante que la fixation du taux d’incapacité en matière d’accident du travail ne relève pas de la compétence du médecin-expert mais de l’appréciation du juge, qui n’est pas lié par le taux retenu et proposé par celui-ci : il peut tout aussi bien le faire sien que s’en distancer ou inviter l’expert à préciser son appréciation, celle-ci n’ayant pour objet que de procéder à des constatations ou de donner un avis d’ordre technique.

La cour examine ensuite les critiques au rapport d’expertise : amalgame entre les notions d’invalidité et d’incapacité de travail, refus d’un débat contradictoire quant à la justification du taux d’I.P.P. et absence d’identification d’un seul poste de travail qui resterait accessible, non-prise en compte du renversement de la charge de la preuve concernant l’imputabilité d’une lésion à l’accident et absence d’application du principe de globalisation eu égard à l’existence d’un état antérieur. Elle retient encore que la date de consolidation devrait être postposée, vu l’évolution péjorative de l’état de l’intéressée.

La cour fait encore d’autres griefs au rapport, étant notamment que l’expert assure avoir tenu compte du principe de l’indifférence de l’état antérieur mais qu’il ne donne pas le moyen de le vérifier, se bornant à énoncer que les séquelles lésionnelles, compte tenu de l’état antérieur de la victime et de sa capacité de concurrence sur le marché général du travail, doivent être évaluées à 20%. Pour la cour, il s’agit d’une pure déclaration de principe, qui manque de transparence et n’apporte pas la garantie d’une application adéquate du principe de l’indifférence de l’état antérieur et de son corollaire, le principe de globalisation.

Enfin, le taux retenu pose également problème, pour la cour, l’expert ne mettant pas en exergue les éléments concrets qui fondent son estimation.

En conséquence, elle ordonne une nouvelle expertise, désignant un troisième expert, à qui elle confie une mission très détaillée.

Intérêt de la décision

La cour rappelle dans cet arrêt que, dans le cadre de l’indemnisation des séquelles de l’accident, la mission confiée à l’expert doit porter sur deux points spécifiques, étant d’une part la présomption de causalité de l’article 9 de la loi du 10 avril 1971 (à laquelle renvoie également la réglementation dans le secteur public) et la règle de l’indifférence de l’état antérieur, qui entraîne l’application du principe de la globalisation.

L’on aura égard au caractère particulièrement complet de la mission confiée, puisque la cour charge l’expert de préciser, dans le cadre de la description des séquelles, celles présentées avant l’accident et celles postérieures à celui-ci, en ce compris les lésions et séquelles découlant d’un état antérieur. L’expert doit également distinguer parmi celles-ci (lésions et séquelles) d’une part celles dont il peut être exclu avec le plus haut degré de certitude médicale (la cour souligne) qu’elles présentent un lien quelconque de cause à effet avec l’accident et d’autre part celles dont il ne peut être exclu, avec la même certitude, qu’elles présentent un lien causal, fût-il partiel, avec cet accident. Est également demandé de préciser en quoi ces lésions et séquelles constituent le cas échéant une aggravation d’un état antérieur.

Sur le plan de l’incapacité permanente de travail, l’évaluation de leurs répercussions sur la capacité professionnelle de la victime sur le marché général de l’emploi doit tenir compte des antécédents socio-économiques de celle-ci (âge, formation, qualification professionnelle, expérience, facultés d’adaptation, possibilité de rééducation professionnelle), et ce après avoir procédé à une description des mouvements, gestes, positions du corps, déplacements, situations, travaux et autres démarches devenues impossibles ou pénibles à la victime ou pour lesquelles il existe une contrindication médicale résultant des séquelles précitées.

La mission est donc particulièrement détaillée. Le juge demande ainsi à être éclairé sur l’ensemble de ces points…, qui seront vérifiés dans l’arrêt suivant.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be