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Comportement fautif du travailleur : une faute grave ne constitue pas nécessairement un motif grave

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 18 janvier 2022, R.G. 2019/AB/4

Mis en ligne le vendredi 23 septembre 2022


Cour du travail de Bruxelles, 18 janvier 2022, R.G. 2019/AB/4

Terra Laboris

Dans un arrêt du 18 janvier 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que toute faute grave ne conduit pas nécessairement au licenciement pour motif grave, ce dernier étant la sanction ultime, vu l’exigence légale que le motif grave est celui qui rend totalement et définitivement impossible la poursuite de la relation contractuelle.

Les faits

Une société de livraison de colis occupe un coursier depuis le 30 juillet 2012.

Celui-ci est licencié le 15 juin 2015, ayant reçu, pendant l’exécution du contrat, deux courriers (« warning letter »). Le premier fait état d’un problème de roulage, un usager de la route s’étant plaint du comportement du chauffeur. L’employeur estimait l’attitude d’autant plus « inacceptable » que celui-ci « représentait la société », portant l’uniforme de celle-ci et conduisant une camionnette avec son logo. Le 23 décembre 2014, un deuxième courrier fut envoyé, après une discussion au cours de laquelle lui avait été reprochée une attitude peu respectueuse envers son supérieur hiérarchique.

La lettre de licenciement pour motif grave reprend le contenu des deux courriers d’avertissement et fait état de nouveaux griefs d’agressivité et de manque de respect. Sont visés deux faits, survenus la journée du 10 juin. Le premier est un manque de respect vis-à-vis d’une préposée d’une société cliente et le second concerne une communication téléphonique avec le supérieur hiérarchique, ainsi qu’une attitude agressive et arrogante devant des collègues.

Une procédure est introduite en contestation du motif grave, le travailleur postulant le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis ainsi que de la prime de fin d’année.

Le jugement du Tribunal du travail du Brabant wallon (division Nivelles) ayant fait droit à la demande, la société interjette appel.

La décision de la cour

La cour fait un bref rappel des règles applicables, reprenant la question de la charge de la preuve et celle de la connaissance du fait fautif. Elle souligne que la partie qui invoque le motif grave doit prouver non seulement la matérialité du fait, mais également l’existence d’une faute d’une gravité telle qu’elle rend impossible, de manière immédiate et définitive, toute collaboration professionnelle et, enfin, son imputabilité à l’autre partie.

Le juge, dans le cadre de son contrôle judiciaire, va vérifier si la gravité de la faute est telle qu’elle justifie la sanction extrême de la rupture immédiate, rappelant, avec la doctrine (M. DAVAGLE, « La notion de motif grave : un concept abstrait difficile à appréhender concrètement », Le congé pour motif grave – Notions, évolutions, questions spéciales, Anthémis, 2011, p. 52), qu’une faute grave ne constitue pas nécessairement un motif grave mais qu’il faut qu’elle ait une répercussion telle sur les relations contractuelles que celles-ci ne peuvent plus être poursuivies. Il est ainsi fait une distinction entre les fautes graves, certaines d’entre elles allant entraîner la rupture du contrat, alors que d’autres permettent au lien contractuel de subsister.

La cour vérifie ensuite la question du respect des délais en l’espèce et passe à l’examen des faits fautifs.

La matérialité des faits est établie, eu égard aux éléments avérés. La cour constate cependant que, pour l’incident avec le supérieur hiérarchique, l’employeur n’établit pas les mots exacts qui ont été prononcés et que les attestations (d’anciens collègues) ne sont pas concordantes. Elle relève également que l’intéressé a finalement obtempéré aux instructions qui lui étaient données et qu’il s’est excusé de son comportement.

La matérialité des faits est ainsi admise ainsi que leur caractère fautif. Il peut dès lors être tenu compte en principe de faits antérieurs invoqués par l’employeur comme éléments susceptibles d’avoir une incidence sur la gravité du comportement. Il s’agit des deux lettres d’avertissement.

La cour relève que le travailleur n’a pas contesté ces courriers. Parmi les faits reprochés, certains sont établis (altercation avec un usager de la route suite à un problème de priorité de droite et propos non appropriés envers son supérieur hiérarchique). D’autres faits ne le sont cependant pas, en tout cas l’imputabilité de ceux-ci à l’intimé.

La cour conclut que ces événements dénotent une attitude « peu docile » de l’intéressé vis-à-vis des ordres reçus et un manque de collégialité vis-à-vis d’un autre travailleur. En outre, vu leur caractère multiple et eu égard à deux mises en garde, ces faits sont considérés comme gravement fautifs.

La cour considère cependant que ces fautes, examinées isolément ou dans leur ensemble, n’atteignent pas le degré de gravité suffisant pour être constitutives d’un motif grave. Il s’agit d’un comportement inapproprié vis-à-vis des interlocuteurs du travailleur. Elle retient que, si la société a pu légitimement les désapprouver, ceux-ci s’expliquent partiellement par une incapacité dans le chef de l’intéressé à gérer sa nervosité dans un contexte professionnel exigeant le strict respect de délais de livraison.

Pour la cour, l’employeur aurait pu adresser, pour les derniers faits visés, un avertissement, en prévenant l’intéressé qu’un nouveau fait ultérieur conduirait à un motif grave ou ferait l’objet d’une sanction disciplinaire d’un rang supérieur à un avertissement. Ils n’étaient cependant pas, malgré les antécédents avérés, de nature à rompre de manière immédiate et définitive la confiance qui doit présider aux relations contractuelles.

Le droit à l’indemnité compensatoire de préavis est dès lors confirmé.

Intérêt de la décision

Dans ce bref arrêt, abordant essentiellement les éléments de fait du cas d’espèce, la cour du travail rappelle qu’il n’y a pas lieu de confondre la faute grave et le motif grave, certaines fautes graves, malgré leur caractère gravement fautif, n’étant pas de nature à entraîner la rupture immédiate des relations contractuelles sans préavis ni indemnité.

S’agissant d’un problème de comportement (l’ensemble des griefs étant relatifs à l’attitude du travailleur vis-à-vis de clients, de tiers ou de collègues), la cour met en balance la personne du travailleur avec ses difficultés à gérer son stress et les conditions de travail exigées dans un secteur difficile au quotidien.

La faute – ou en l’espèce, plus exactement, la multitude des fautes – doit être examinée, sur le plan de la gravité requise, eu égard aux conditions de travail, c’est-à-dire aux circonstances précises de l’exécution du contrat dans chaque cas d’espèce.

L’appréciation de cette gravité doit ainsi intervenir in concreto, eu égard aux éléments de la cause et via un contrôle de proportionnalité. Comme l’a appliqué la cour dans cet arrêt, l’existence de manquements antérieurs susceptibles de venir appuyer le caractère fautif du comportement prouvé dans les trois jours du licenciement peut intervenir.

Rappelons que, dans les éléments de la cause, peuvent intervenir divers critères, dont l’ancienneté, la qualité des prestations, les antécédents, l’atteinte à l’image de l’entreprise, l’attitude de l’employeur, le caractère intentionnel ou non de l’acte commis, l’état de santé (physique ou mental) du travailleur, le milieu socio-professionnel, et encore la nature de l’entreprise ou des fonctions exercées.

Relevons à cet égard, dans la jurisprudence récente, que :

  • Le fait de s’endormir sur son lieu de travail au vu de tous constitue indiscutablement un manquement fautif du travailleur à l’obligation qui lui est faite « d’exécuter son travail avec soin, probité et conscience, au temps, au lieu et dans les conditions convenus » (article 17 L.C.T.), présentant un caractère de gravité d’autant plus certain lorsque, en sa qualité d’agent de gardiennage, il est investi d’un poste de confiance, requérant une attention toute particulière de sa part (C. trav. Bruxelles, 14 juin 2021, R.G. 2019/AB/226).
  • Le métier d’aide-soignante, confrontée au quotidien à la souffrance des patients et à l’angoisse des familles, et ce, qui plus est, dans une situation notoirement connue de sous-effectif dans les institutions hospitalières du pays, est de nature à engendrer un stress énorme (C. trav. Bruxelles, 7 août 2020, R.G. 2020/AB/417).
  • Constitue cependant un comportement fautif de nature à rendre impossible la poursuite de toute collaboration professionnelle le fait pour un infirmier de nuit, qui, à l’insu de son employeur, assure aussi, à temps plein, un autre emploi de jour et prend ainsi le risque que ce rythme de travail nuise à sa santé, mais également mette en péril la sécurité des patients lui confiés (C. trav. Bruxelles, 11 décembre 2007, R.G. 49.487).

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