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Motif grave : autorité de la chose jugée par le juge pénal

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Huy), 9 mars 2022, R.G. 19/275/A

Mis en ligne le lundi 12 septembre 2022


Tribunal du travail de Liège (division Huy), 9 mars 2022, R.G. 19/275/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 9 mars 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Huy) reprend les conditions dans lesquelles l’autorité de la chose jugée du pénal sur le civil doit être admise, s’agissant d’un motif grave qui a donné lieu à une décision en correctionnelle.

Les faits

Le 14 mars 2019, une société de transport a licencié pour motif grave un travailleur à son service depuis septembre 1996, travailleur qui s’était présenté aux élections sociales de 2016 et qui n’avait pas été élu. Le motif grave consiste dans l’organisation d’un(e) vol/subtilisation de marchandises au sein de l’entreprise. Il s’agit de vol de colis d’alcool.

Une procédure pénale est initiée et elle se termine par un arrêt de la Cour d’appel de Liège du 13 janvier 2021, qui conclut que la prévention est non établie à charge de l’intéressé, étant qu’aucun fait infractionnel n’a été retenu contre lui.

Le tribunal du travail est saisi d’une demande d’indemnité compensatoire de préavis, d’une indemnité sur pied de la C.C.T. n° 109, ainsi que d’un dommage moral.

La décision du tribunal

La société considère dans sa défense que l’autorité de chose jugée du pénal sur le civil n’empêche pas qu’une faute puisse être imputée au demandeur et qu’elle fonde la décision de l’employeur de le licencier pour motif grave. Elle expose que le demandeur a été acquitté au bénéfice du doute et que des éléments, sur le plan des faits, viennent asseoir sa position.

Le tribunal s’attache dès lors à vérifier le point de droit relatif à l’autorité de la chose jugée. Il rappelle qu’en règle, ce principe n’est pas d’ordre public (renvoyant à Cass., 8 décembre 1971, Pas., 1972, p. 344). Il fait ensuite un rappel des principes dégagés par la Cour de cassation dans sa jurisprudence, étant que, pour décider si l’exception de chose jugée est admissible, il faut avoir égard aux éléments fondamentaux des deux actions et examiner si la prétention nouvelle peut être admise sans détruire le bénéfice de la décision antérieure. Est également souligné que l’autorité de la chose jugée s’attache non seulement à ce qu’un jugement décide expressément sur un point litigieux, mais aussi à tout ce qui, en raison de la contestation portée devant le juge et soumise à la contradiction des parties, constitue, fût-ce implicitement, le fondement nécessaire de la décision.

Il souligne particulièrement l’arrêt de la Cour de cassation du 31 octobre 2016 (Cass., 31 octobre 2016, n° S.15.0054.F), qui enseigne que le jugement rendu par le tribunal correctionnel d’acquittement d’une prévention (avoir volontairement causé des blessures ou porté des coups ayant causé une maladie ou une incapacité de travail) n’exclut pas que le demandeur ait commis une faute constitutive de motif grave autre que celle visée par l’infraction de coups et blessures.

Le tribunal rappelle que, dans l’espèce soumise à la Cour de cassation, le demandeur avait participé activement à une bagarre au sein de l’entreprise et que l’arrêt avait conclu qu’il avait ainsi définitivement et irrémédiablement rompu la relation de confiance nécessaire à la poursuite des relations contractuelles.

En la présente espèce, il vérifie dès lors si la prétention nouvelle peut être admise sans détruire le bénéfice de la décision antérieure. Examinant les motifs de l’arrêt de la cour d’appel du 13 janvier 2021, il constate que les faits sont identiques, le motif du licenciement étant le vol de marchandises, déjà examiné par le juge pénal. Sauf à détruire le bénéfice de la décision rendue par la cour d’appel, l’autorité de la chose jugée du pénal sur le civil doit dès lors être admise. Il relève encore, sur le plan des éléments de preuve, que la procédure pénale a duré deux ans et qu’il était possible pour la défenderesse de verser des éléments nouveaux aux débats.

Le tribunal passe ensuite à l’examen du motif grave, vérifiant la question du respect des délais et examinant ensuite le motif lui-même. La société n’invoquant pas d’autre fait que celui jugé par la cour d’appel, le tribunal conclut rapidement que celui-ci n’est pas établi.

Il en vient ensuite à l’indemnité prévue à l’article 9 de la C.C.T. n° 109, question sur laquelle il rappelle que l’indemnité n’est pas soumise aux cotisations de sécurité sociale et que certains auteurs sont d’avis que l’indemnité elle-même n’est pas imposable car réparant un dommage moral individualisé (W. VAN EECKHOUTTE et V. NEUPREZ, Compendium 2016-2017, Droit du travail, Kluwer, p. 2468, n° 4489).

Il en reprend également la définition de A. FRY (A. FRY, « La C.C.T. n° 109 : amende civile et indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable », Actualités et innovations en droit social, C.U.P., vol. 182, Anthémis, 2018, pp. 7-118), étant qu’il y a quasi-unanimité en doctrine et en jurisprudence pour considérer que, pour qu’un licenciement ne soit pas manifestement déraisonnable, il faut non seulement que le motif soit en lien avec l’aptitude ou la conduite du travailleur ou soit fondée sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, mais également qu’il ne s’agisse pas d’une décision de licenciement qui n’aurait jamais été prise par un employeur normal et raisonnable, les deux exigences étant cumulatives.

Pour ce qui est de la sanction, il renvoie à des décisions de jurisprudence rendues en cas d’absence totale de preuve d’un quelconque motif du congé. Plus particulièrement, il souligne, à partir d’un ensemble de décisions rendues, que la sanction en jurisprudence s’élève entre quatre et dix-sept semaines en cas d’absence de preuve des motifs allégués par l’employeur et qu’elle tend vers le maximum en cas de licenciement arbitraire ou de licenciement intervenu de manière précipitée.

En l’espèce, l’intéressé avait travaillé pendant plus de vingt ans, il n’avait aucun antécédent et il avait quarante-sept ans. Le licenciement est dès lors manifestement déraisonnable. Le tribunal retient le montant de dix-sept semaines.

Il déboute cependant le demandeur du troisième chef de demande relatif à des dommages et intérêts, fixés ex aequo et bono, considérant que le dommage moral est réparé par l’indemnité de la C.C.T. n° 109.

Se pose encore une demande d’exclusion du cantonnement, le demandeur invoquant un cantonnement amiable et la défenderesse la possibilité de cantonner à la Caisse de dépôts et de consignations. Le tribunal rappelle que le cantonnement est un droit dont dispose le débiteur et qu’il ne peut en être privé que si l’exclusion est expressément sollicitée (ce qui est le cas) et si le juge a pu retenir l’existence d’un préjudice grave (préjudice que doit prouver le créancier), ce qui n’est pas établi en l’espèce.

Intérêt de la décision

Le point important de cette espèce est le lien entre le pénal et le civil, le tribunal s’attachant prioritairement, dans l’examen du motif grave, à l’influence de la décision pénale sur celle que doit prendre le tribunal du travail.

Même si l’acquittement au pénal est intervenu au bénéfice du doute, aucun fait infractionnel n’est retenu à charge du demandeur.

Dans la mesure où il y a identité de motif dans les deux procédures, la décision pénale a autorité sur le civil. Est rappelé l’arrêt de la Cour de cassation du 31 octobre 2016 (Cass., 31 octobre 2016, n° S.15.0054.F), en vertu duquel l’acquittement au pénal pour coups et blessures n’exclut pas l’existence d’une faute constitutive de motif grave autre que celle visée par l’infraction de coups et blessures. Le tribunal a retenu que, dans l’espèce qui a abouti à l’arrêt de la Cour de cassation, les faits étaient distincts, puisque le motif grave consistait dans le fait d’avoir participé activement à une bagarre au sein de l’entreprise.

Les effets de l’autorité de chose jugée sont dès lors limités lorsque les faits sont distincts. Dans un arrêt antérieur (Cass., 8 octobre 2001, n° S.01.00013.F), la Cour de cassation avait à cet égard jugé que l’autorité de la chose jugée ne s’étend pas à un point qui n’a pas été soumis aux débats et sur lequel, par conséquent, le juge n’a pas à statuer définitivement.


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