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La seule intention de poser un acte peut-elle aboutir à un motif grave ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 25 mars 2022, R.G. 21/450/A

Mis en ligne le lundi 12 septembre 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 25 mars 2022, R.G. 21/450/A

Terra Laboris

Par jugement du 25 mars 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) examine la question de la simple intention du travailleur d’enfreindre une obligation contractuelle (en l’occurrence comportement non conforme aux normes sanitaires) sous l’angle du motif grave, s’agissant de savoir si cette intention en elle-même est constitutive d’une rupture immédiate de confiance entre les parties.

Les faits

Une employée d’une agence immobilière, engagée depuis juin 2017, y exerce les fonctions d’assistante administrative et d’assistante juridique depuis la fin de l’année 2019. Elle est ainsi chargée de tâches administratives ainsi que du suivi des compromis de vente.

Fin décembre 2020, l’employeur la contacte afin de lui demander d’envisager une modification de son horaire de travail le samedi suivant, étant de faire « le tard ». L’intéressée répond, exposant que ceci va être compliqué, vu une fête familiale pour la Saint-Nicolas. Le vendredi précédant ce 5 décembre, l’employée est licenciée verbalement pour motif grave. Celui-ci lui est notifié par lettre recommandée le lendemain, étant le refus de prestation au motif de cette fête familiale. L’employeur lui reproche de ne pas respecter les mesures gouvernementales, qui « imposent notamment la limitation des contacts rapprochés avec une seule personne ». Il est fait grief à l’employée de mettre en péril la santé et la sécurité de ses collègues de travail, dont l’une est enceinte. La lettre poursuit en faisant état des conséquences de la gravité de son comportement, l’employeur précisant également avoir rappelé l’obligation de respecter les règles sanitaires. Il insiste sur le caractère illégal et dangereux du comportement en cause.

L’intéressée conteste et introduit une procédure, vu l’absence de suite réservée à son courrier, dans lequel elle précisait qu’elle conteste le licenciement et qu’elle bénéficie d’une protection, vu qu’elle est en congé parental.

La demande introduite porte dès lors sur l’indemnité compensatoire de préavis et l’indemnité protectionnelle de six mois de rémunération, cette dernière sous déduction des seules retenues fiscales.

La décision du tribunal

Le tribunal examine le droit de l’intéressée à une indemnité compensatoire de préavis, s’attachant essentiellement au fond, dans la mesure où les règles de forme sont respectées.

Sur le motif grave lui-même, le tribunal constate que le refus de modification d’horaire n’est pas repris comme motif grave, celui-ci portant uniquement sur le fait d’avoir l’intention de souper en famille. Pour le tribunal, c’est dès lors ce seul fait qui est examiné dans le cadre de l’article 35.

Il constate qu’est visé le fait pour l’employée d’avoir prévu (le tribunal souligne) de se rendre chez son beau-père et qu’il s’agit dès lors uniquement d’un projet, d’une intention. Il relève également que l’employée n’a, dans les faits, pas participé à cette réunion familiale. C’est dès lors l’intention elle-même qui est examinée, le tribunal précisant que la question est de savoir si un tel projet est en lui-même constitutif d’une faute à ce point grave qu’elle rend immédiatement et définitivement impossible la poursuite des relations contractuelles.

Il fait un parallèle avec d’autres situations d’intention, étant lorsque le travailleur envisage de faire concurrence à son employeur. Il relève qu’il est traditionnellement considéré que la seule intention, non encore traduite dans des actes, de faire concurrence n’est pas retenue comme motif grave, renvoyant à diverses décisions (dont Trib. trav. Liège, div. Dinant, 19 décembre 2016, R.G. 15/743/A).

Il cite également la doctrine (F. VERBRUGGE, Guide de la réglementation sociale pour les entreprises, Partena Professional), selon laquelle la faute doit être commise, la simple intention, même manifestée, de commettre celle-ci ne justifiant pas le renvoi pour motif grave.

Le tribunal en conclut que la seule intention de se rendre à une rencontre familiale qui serait contraire aux mesures sanitaires en vigueur n’est pas constitutive d’un motif grave. L’intention n’est qu’un état d’esprit, une planification et non un acte contraire à un comportement normalement prudent et diligent (7e feuillet). A supposer encore, selon le jugement, que la rencontre ait été contraire aux mesures sanitaires en vigueur, l’intéressée n’aurait pas pu encourir la moindre amende administrative ou judiciaire la veille, ou encore le jour même, avant d’y participer effectivement. Elle n’a dès lors eu aucun comportement contraire aux normes sanitaires. L’indemnité compensatoire de préavis est en conséquence allouée, en l’absence de motif grave.

Le tribunal en vient ensuite à l’examen du chef de demande relatif à l’indemnité de protection liée au congé parental, rappelant l’article 101 de la loi du 22 janvier 1985. Deux motifs sont avancés par l’employeur aux fins de faire échec à cette demande, étant le non-respect régulier par l’intéressée des mesures sanitaires applicables ainsi que la mauvaise qualité de ses prestations de travail.

Les deux éléments sont examinés successivement, essentiellement à partir de photos produites par l’employeur suite à des événements de la vie privée (mariage de l’intéressée et enterrement de sa vie de jeune fille). Le tribunal examine les échanges entre parties, constatant qu’aucun rappel à l’ordre ni avertissement écrit n’ont été adressés par l’employeur au motif d’un manquement aux normes sanitaires. Il ne peut dès lors y avoir un motif suffisant de licenciement.

Il en va de même de la qualité des prestations de travail, vu que l’employée n’a jamais reçu le moindre avertissement et qu’elle a d’ailleurs bénéficié d’une promotion l’année précédente, étant classée dans une catégorie supérieure correspondant à une certaine responsabilité. Ce motif est également rejeté.

Il est fait droit à ce chef de demande, l’indemnité de protection de six mois étant accordée.

Intérêt de la décision

L’espèce examinée dans ce jugement est intéressante, le Tribunal du travail de Liège étant saisi d’un point bien particulier : l’existence d’une faute susceptible de justifier le licenciement pour motif grave, s’agissant d’une intention de poser un acte.

Très justement, le tribunal fait le renvoi à la question de l’intention pour le travailleur de faire concurrence à son employeur, espèce beaucoup plus fréquente, où des actes préparatoires sont posés en vue de commencer une activité concurrente à l’issue du contrat de travail.

Rappelons que, si l’exercice effectif d’une activité concurrente pendant l’exécution du contrat est prohibé par la loi du 3 juillet 1978, se pose régulièrement le cas de la préparation par le travailleur d’une activité indépendante.

Soulignons à cet égard deux décisions, la première rendue par le Tribunal du travail de Liège le 14 mai 2018 (Trib. trav. Liège, div. Huy, 14 mai 2018, R.G. 17/11/A – précédemment commenté), où le tribunal a renvoyé à un arrêt du 14 décembre 2016 de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 14 décembre 2016, R.G. 2014/AB/595 – également précédemment commenté). La cour du travail a jugé que seule la préparation à l’exercice d’une activité concurrente future est admise, la cour citant le fait de constituer une société, de prendre une participation dans une société concurrente, de prendre certains renseignements, ou encore de réaliser certaines négociations ou transactions, sans cependant entamer ladite activité. Cet arrêt renvoyait lui-même à une précédente décision rendue le 17 novembre 2015 par la même cour (C. travail. Liège, div. Namur, 14 novembre 2015, R.G. 2014/AN/15 – également précédemment commenté).

De même, dans un jugement du 5 septembre 2017 du Tribunal du travail du Hainaut (Trib. trav. Hainaut (div. Charleroi), 5 septembre 2017, R.G. 16/1.876/A – également précédemment commenté), la distinction a été faite entre un projet d’activité professionnelle non concurrente et l’exercice effectif d’une activité concurrente en cours de contrat.

Le tribunal a précisé dans ce jugement que, s’il est admis que les préparatifs d’une nouvelle activité concurrente ne relèvent pas de l’exercice effectif de celle-ci et qu’ils ne sont dès lors pas illicites, même s’ils sont accomplis avant la fin du contrat de travail (sauf manœuvres déloyales, agissements contraires aux intérêts de l’employeur, etc.), il en va différemment de l’exercice effectif d’une activité concurrente durant le contrat de travail, sans l’autorisation de l’employeur et à l’insu de ce dernier.

Le point commun avec ce jugement du tribunal du travail du 25 mars 2022 est la confirmation que la simple intention de poser un acte qui puisse être en contradiction avec les engagements contractuels ne peut être retenue comme telle au titre de motif grave.


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