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Notion de transfert d’entreprise et droits en cas de non-reprise

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 11 février 2022, R.G. 19/1.814/A

Mis en ligne le lundi 29 août 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 11 février 2022, R.G. 19/1.814/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 11 février 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) retient que constitue un transfert d’entreprise la reprise par une société d’une partie d’activité pour le compte d’un même client, en plus de celle qu’elle réalisait précédemment, et ce peu importe qu’elle ait marqué expressément son accord, qu’elle ait été propriétaire ou locataire des actifs et que le personnel repris ait été affecté ou non au client.

Les faits

Une employée a été engagée en 2007 par une société J. L’année suivante, une société W.S.C. et une société W. (qui sera ultérieurement absorbée par la société J.) concluent une convention de collaboration aux fins d’offrir des prestations de logistique et de transport (respectivement par la société W.S.C et la société W.). Ceci pour une durée de huit ans.

Ultérieurement, une convention est établie entre la société J. et la société W.S.C. en vue de la poursuite de la collaboration pour un client déterminé. L’ensemble du personnel n’étant pas repris par la société J., la société W.S.C. a alors souligné l’illégalité de la disposition conventionnelle à cet égard. La société J. a soumis à la société W.S.C. un avenant, que celle-ci a refusé.

Quelques mois plus tard, la société cliente a confié les prestations en cause à la société W.S.C. uniquement.

La société J. a alors avisé la société W.S.C. que les employés qui prestaient dans les locaux de la société W.S.C. pour le compte du client feraient l’objet d’un transfert automatique en application de la C.C.T. n° 32bis. La société W.S.C. a alors contesté un lien contractuel entre les deux sociétés, faisant valoir qu’un transfert conventionnel d’entreprise requiert un transfert d’entreprise ou de partie d’entreprise et qu’en l’occurrence il n’était pas question d’un tel transfert entre les deux sociétés.

L’employée en cause était concernée par la situation, étant affectée chez le client et effectuant ses prestations dans les locaux de la société W.S.C. Elle fut avisée par son employeur du transfert automatique de son contrat à la société W.S.C.

Chaque partie resta sur ses positions, par la suite.

L’employeur adressa alors à l’employée un C4 mentionnant une rupture d’un commun accord, le motif du licenciement étant la reprise des activités par une société tierce, étant également mentionné un transfert du contrat de travail. La société W.S.C. refusa alors que l’intéressée se présente au siège en vue d’être occupée.

L’affaire fut portée devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège).

Position des parties devant le tribunal

Pour la demanderesse, son employeur n’établit pas le transfert d’entreprise, celle-ci considérant subsidiairement que, si ce transfert devait être établi, c’est la société W.S.C. qui serait redevable des indemnités de sortie.

L’employeur (société J.) plaide l’application de la C.C.T. n° 32bis et expose que ses travailleurs prestaient dans les locaux de la société W.S.C. en utilisant les éléments d’actifs corporels mis à leur disposition par celle-ci et qu’il y a dès lors eu un transfert d’actifs. La situation concernait neuf travailleurs des deux sociétés mis au service du même client et il s’agissait d’une communauté de moyens humains et matériels. Le transfert est un transfert conventionnel. Elle conclut que le changement d’employeur est une conséquence du transfert et non la cause et que les indemnités doivent être mises à charge de la société W.S.C., dans la mesure où celle-ci a refusé d’occuper la travailleuse.

Quant à la société W.S.C., elle conteste à la fois le transfert d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise, l’existence d’un accord, ainsi que le changement d’employeur. Elle considère n’être redevable d’aucune somme à l’employée.

La décision du tribunal

Le tribunal motive longuement sa décision en droit, reprenant en premier lieu les dispositions pertinentes de la C.C.T. n° 32bis, rappelant qu’il faut entendre par « transfert d’entreprise » (article 6) le transfert d’une entité économique maintenant son identité, entendue comme un ensemble organisé de moyens, en vue de la poursuite d’une activité économique, que celle-ci soit essentielle ou accessoire.

Le transfert suppose un changement d’identité de l’employeur, étant exigée une mutation juridique de la personne de celui-ci. En outre, ce transfert doit être d’origine conventionnelle. Le tribunal rappelle, en s’appuyant sur la Cour de Justice de l’Union européenne, que le transfert ne doit pas forcément transparaître d’un contrat de transfert écrit mais qu’il peut être déduit d’un ensemble de circonstances concrètes. Il peut avoir un caractère conventionnel même s’il a été opéré à la suite d’un acte non-consensuel, le tribunal rappelant que peut être visée la résiliation d’un contrat déterminé, peu importe son origine (accord entre les parties, décision unilatérale, décision judiciaire, etc.). Seul importe que l’on puisse distinguer à un moment donné l’existence d’un lien contractuel.

Il renvoie également à la doctrine de F. KEFER (F. KEFER, Les transferts d’entreprise. Etude de droit du travail belge et européen, Anthémis, 2019, p. 32), selon qui l’applicabilité de la directive semble avant tout tenir à l’objet du transfert et fort peu au mécanisme par lequel il est opéré.

La question du transfert d’entreprise ou d’une partie d’entreprise a fait l’objet, comme le souligne le tribunal, d’une abondante jurisprudence, dont des extraits importants sont cités, s’agissant à la foi de la jurisprudence de la Cour de Justice et de décisions internes.

Le tribunal souligne que la simple succession d’une entreprise à une autre dans l’exécution d’un marché de prestation de services, qui s’accompagne, le cas échéant, de la reprise d’une partie du personnel, ne suffit pas nécessairement à caractériser un transfert conventionnel d’entreprise. Il faut que puisse être identifiée une collectivité de travailleurs réunie autour d’une activité commune. C’est la double identité de l’activité transférée et du personnel y affecté durablement et spécialement qui doit être préservée dans le chef du cessionnaire (9e feuillet du jugement). Peu importe la nature précise des droits portant sur les actifs transférés, qui peuvent porter sur une cession de propriété des actifs, mais pas nécessairement.

En l’espèce, le tribunal retient que les deux sociétés ont collaboré depuis le début pour le client en cause. L’équipe des travailleurs formait une véritable communauté de moyens humains et matériels au service des besoins de celui-ci. Dès lors que le client a attribué le marché à la société W.S.C, celle-ci a procédé à un véritable « shopping » au sein du personnel de la société J., engageant cinq travailleurs sur neuf. En outre, la société W. a repris à son compte l’intégralité du matériel et des locaux qu’elle avait mis antérieurement à la disposition de la société J.

La reprise de l’activité de la société J. par la société W.S.C. constitue un transfert d’entreprise, peu importe que celle-ci ait marqué expressément son accord ou non, qu’elle ait été propriétaire ou locataire dès le départ des actifs, ou encore que le personnel repris ait été affecté ou non au client.

En refusant d’occuper l’employée, la société W.S.C. a rompu le contrat.

La délivrance par le cédant d’un C4 ne peut pour sa part constituer une telle rupture, même si l’acte posé est « certainement maladroit ». Le tribunal note ici que la volonté de l’employeur initial avait été exprimée précédemment dans le courrier adressé à l’employée, l’informant du transfert du contrat, volonté qui n’a jamais été démentie par la suite. En tout état de cause, selon le tribunal, même à considérer que le contrat de travail aurait ainsi été valablement rompu, les obligations de l’employeur avaient été transférées de plein droit au cessionnaire auparavant et les créances que le travailleur aurait encore sur le cédant pouvaient être recouvrées auprès du cessionnaire.

Intérêt de la décision

Le tribunal a réservé dans ce jugement d’importants développements à la question de l’origine conventionnelle du transfert d’entreprise ainsi qu’à la condition que soit transférée une entreprise ou partie d’entreprise.

Il a notamment relevé la condition que l’entité économique doit avoir conservé son identité par-delà le transfert et que plusieurs critères permettent de vérifier ce point. Il s’agit (i) de l’exercice par le cessionnaire d’une activité économique identique ou analogue à celle du cédant, (ii) du maintien d’un ensemble organisé de moyens affectés à ladite activité et (iii) du transfert d’une entité organisée de manière stable, dont l’activité poursuit un objectif propre et est suffisamment structurée et autonome.

Le cessionnaire doit donc avoir conservé la double identité de l’activité transférée et du personnel y affecté durablement et spécialement, ne suffisant pas, pour répondre à la définition, une simple succession d’une entreprise à une autre dans l’exécution d’un marché.

Relevons, dans la jurisprudence récente de la Cour de Justice, un arrêt du 11 juillet 2018 (C.J.U.E., 11 juillet 2018, Aff. n° C-60/17, SOMOZA HERMO et ILUNIÓN SEGURIDAD SA c/ ESABE VIGILANCIA SA et FOGASA), qui a admis que la directive s’applique à une situation dans laquelle un donneur d’ordre a résilié le contrat de prestation de services de surveillance d’installations conclu avec une entreprise et a conclu, aux fins de l’exécution de cette prestation, un nouveau contrat avec une autre entreprise qui reprend, en vertu d’une convention collective, une partie essentielle, en termes de nombre et de compétences, des effectifs que la première entreprise affectait à l’exécution de ladite prestation, pour autant que l’opération s’accompagne du transfert d’une entité économique entre les deux entreprises concernées.

Par ailleurs, dans un arrêt légèrement antérieur du 19 octobre 2017 (C.J.U.E., 19 octobre 2017, Aff. n° C-200/16, SECURITAS - SERVIÇOS E TECNOLOGIA DE SEGURANÇA SA c/ ICTS PORTUGAL – CONSULTADORIA DE AVIAÇÃO COMERCIAL SA, ARTHUR GEORGE RESENDES E.A.), elle a également été admis que constitue un transfert une situation dans laquelle un donneur d’ordre a résilié le contrat de prestation de services de surveillance et de gardiennage de ses installations conclu avec une entreprise, puis a conclu, aux fins de l’exécution de cette prestation, un nouveau contrat avec une autre entreprise, qui refuse de reprendre les salariés de la première, lorsque les équipements indispensables à l’exercice de ladite prestation ont été repris par la seconde entreprise.


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