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Hébergement égalitaire des enfants : questions de rang et lacune législative

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 10 décembre 2021, R.G. 2021/AL/97

Mis en ligne le mardi 23 août 2022


Cour du travail de Liège (division Liège), 10 décembre 2021, R.G. 2021/AL/97

Terra Laboris

Dans un arrêt du 10 décembre 2021, la Cour du travail de Liège (division Liège) fait, à propos d’un débat relatif au rang des enfants en matière d’allocations familiales (avant la transformation du secteur) le rappel de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en cas de lacune extrinsèque d’un texte.

Les faits

Un couple a un enfant commun, le père ayant par ailleurs deux enfants nés d’un mariage précédent, domiciliés avec leur mère. L’hébergement est égalitaire.

Celle-ci a un troisième enfant en septembre 2013, pour lequel elle bénéficie d’allocations familiales de rang 3. Le couple a pour sa part deux jumeaux en octobre 2016, pour lesquels il bénéficie d’allocations familiales de rangs 2 et 3.

Le SPF Finances avait, après la naissance du premier enfant du couple, accordé les allocations familiales au taux ordinaire de rang 1 (seul enfant du ménage). Cette décision avait été contestée par requête déposée devant le tribunal du travail le 21 novembre 2013.

Celui-ci posa, dans un jugement du 15 septembre 2016, une question à la Cour constitutionnelle, portant sur l’absence de disposition législative qui permette de prendre en compte, pour déterminer le rang des enfants, la charge effectivement assumée par chacun des parents dans l’hébergement et l’éducation de leurs enfants nés d’une précédente union, lorsque ces enfants sont hébergés de manière égalitaire par les parents, telle qu’elle résulte de l’arrêt n° 23/2008 de la Cour.

Dans son arrêt du 12 octobre 2017 (C. const., 12 octobre 2017, n° 118/2017), la Cour constitutionnelle a dit pour droit que l’article 42, § 1er, des lois relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, coordonnées par arrêté royal du 19 décembre 1939, ne viole pas les articles 10, 11 et 22 de la Constitution. Cependant, l’absence de disposition législative qui permette de prendre en compte, pour déterminer le rang des enfants, la charge effectivement assumée par chacun des parents dans l’hébergement et l’éducation de leurs enfants nés d’une précédente union, lorsque ces enfants sont hébergés de manière égalitaire par les parents, viole les articles 10 et 11 de la Constitution.

Suite à cet arrêt, le tribunal du travail a rendu son jugement le 14 janvier 2021, annulant la décision du SPF Finances en ce qu’elle octroie les allocations familiales de rang 1, et a invité FAMIWAL (venue aux droits de la partie défenderesse originaire) à adopter une décision administrative octroyant les allocations familiales à un rang ou à un taux tenant compte de la présence dans le ménage selon un hébergement égalitaire des deux enfants de la première union du père.

Appel est interjeté par FAMIWAL.

Position des parties devant la cour

FAMIWAL demande la confirmation de la décision initiale. L’Institution fait grief au tribunal de ne pas avoir tenu compte du fait que son intervention est limitée dans le temps (soit à partir du 1er juillet 2014, en application d’un Protocole daté du 15 avril 2014 relatif à la reprise à cette date des dossiers du SPF Finances). Elle considère également que le premier juge lui impose de violer la législation applicable et le principe de légalité administrative, entendant faire supporter par elle une lacune législative qui, d’après la Cour constitutionnelle, ne peut être réparée que par le législateur. Elle précise encore que l’injonction qui lui a été donnée par le tribunal revient à l’obliger à traiter de la même manière deux catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes, à savoir les parents qui élèvent leurs enfants ensemble et ceux qui les élèvent de manière séparée et de manière égalitaire, ce qui constitue une discrimination.

Quant aux parents, ils sollicitent la confirmation du jugement dont appel, introduisant une demande à titre subsidiaire, demande fondée sur l’article 1382 du Code civil contre l’Etat belge représenté à la cause par le SPF Finances, et sollicite la réparation d’un préjudice fixé provisoirement à 1 euro provisionnel. Ils considèrent que des solutions palliatives pouvaient être mises en place par FAMIWAL à défaut de réforme législative, cet organisme devant par ailleurs faire valoir ses droits à l’égard du SPF Finances. Ils font également état d’un impact financier important sur leur budget mensuel.

La décision de la cour

La cour reprend, dans un exposé circonstancié, la notion des rangs au sein du ménage, qui entraîne la progressivité des montants des allocations. Cette notion part du postulat que la charge à supporter par la famille augmente en fonction de sa taille. Pour ce qui est du groupement des enfants, la cour rappelle que le principe est qu’il doit se faire autour de l’allocataire, c’est-à-dire de la personne qui élève l’enfant et à qui les allocations familiales sont payées, ou autour des allocataires dans le même ménage en cas de familles recomposées qui regroupent des enfants bénéficiaires nés de parents différents.

Elle reprend le texte de l’article 42, § 1er, des lois coordonnées, qui implique, dans les conditions qu’il pose pour la détermination du rang, une différence de traitement entre enfants bénéficiaires d’allocations familiales selon qu’un des parents est ou non allocataire à l’égard d’enfants plus âgés nés d’une union précédente. Lorsque celui-ci est allocataire pour de tels enfants (la cour précisant qu’en principe, il s’agira de la mère, en application de l’article 69 des lois coordonnées), le rang de l’enfant issu de l’union ultérieure tient compte de la présence des aînés. Par contre, lorsque l’allocataire est l’autre parent de ces enfants, le rang de l’enfant ne tient pas compte de la présence des enfants issus de la première union.

La cour reprend ensuite l’enseignement de la Cour constitutionnelle dans un arrêt du 21 février 2008 (C. const., 21 février 2008, n° 23/2008), qui avait conclu à la violation de l’article 10 et 11 de la Constitution en cas d’hébergement égalitaire des enfants issus d’une union précédente. Elle avait considéré (B.7.2.) que la différence de traitement entre enfants bénéficiaires quant à la détermination du rang qu’ils occupent dans le ménage, en fonction du groupement autour du seul parent allocataire, n’est pas raisonnablement justifiée par rapport à l’objectif du législateur de tenir compte de l’augmentation des charges corrélatives à l’augmentation de la taille de la famille et de la situation effective de l’éducation des enfants dans le contexte familial concret. Sa conclusion était qu’il est disproportionné d’admettre qu’il faut privilégier l’hébergement égalitaire et, par conséquent, la répartition de la charge des enfants entre les parents séparés d’une part, tout en refusant, de l’autre, que la qualité d’allocataire soit prise en compte, à tout le moins partiellement, pour les enfants nés d’une seconde union.

La cour du travail voit dans cette décision une similitude avec les éléments à trancher. Elle souligne cependant que, comme dans cet arrêt de la Cour constitutionnelle, la discrimination constatée ne relève pas de l’article 42, § 1er, de la loi relative aux allocations familiales elle-même, mais d’une lacune dite « extrinsèque », soit une omission nécessitant pour être comblée une intervention législative. Or, depuis la décision ci-dessus, la cour constate que le législateur n’a pas comblé la lacune constatée. Les entités fédérées, qui gèrent le nouveau régime d’allocations familiales ne tenant plus compte du rang de l’enfant, n’appliquent ces nouvelles dispositions qu’aux enfants nés après le 31 décembre de l’année précédant l’année d’entrée en vigueur du nouveau système. Pour les enfants nés avant cette date, la lacune subsiste.

La cour renvoie à un autre arrêt de la Cour constitutionnelle (C. const., 11 janvier 2012, n° 1/2012) sur la question de savoir si le juge peut intervenir en présence d’une telle lacune. La Cour constitutionnelle a « considérablement fait évoluer sa jurisprudence » en la matière, par cet arrêt, dans la mesure où elle déclare que, s’il revient au législateur de combler cette lacune, dans l’attente de cette intervention il appartient au juge a quo de mettre fin aux conséquences, pour ce qui est de la disposition en cause, de l’inconstitutionnalité constatée, ceci à la condition que le constat soit exprimé en des termes suffisamment précis et complets. Un dernier arrêt (C. const., 18 décembre 2014, n° 191/2014) permet de solutionner la question en cas de lacune extrinsèque auto-réparatrice.

Or, en l’espèce, la Cour constitutionnelle a apporté une réponse négative, estimant dans son arrêt qu’elle ne disposait ni des précisions nécessaires ni du pouvoir d’appréciation du législateur. Par conséquent, le juge ne peut réparer la lacune constatée. Le tribunal ne pouvait donc substituer à la décision qu’il avait annulée sa propre appréciation, à défaut de disposition en ce sens.

La cour accueille dès lors l’appel.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Liège fait une stricte application de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en cas de lacune extrinsèque d’un texte.

Le principe qu’elle a rappelé dans son arrêt du 12 octobre 2017 est que, lorsque le constat d’une lacune est exprimé en des termes suffisamment précis et complets qui permettent l’application de la disposition en cause dans le respect des normes de référence sur la base desquelles elle (la Cour constitutionnelle) exerce son contrôle, il appartient au juge de mettre fin à la violation de ces normes.

Dans l’espèce visée dans cet arrêt du 12 octobre 2017, elle a cependant conclu que tel n’était pas le cas, soulignant qu’elle ne disposait pas d’un pouvoir d’appréciation équivalent à celui du législateur et que la lacune qu’elle avait constatée ne pouvait dès lors être comblée directement par le juge a quo.

C’est dans une telle hypothèse au législateur et à lui seul qu’il appartient d’apprécier dans le respect des articles 10 et 11 de la Constitution de quelle manière et dans quelle mesure la charge effectivement assumée par les parents pour leurs enfants doit être prise en compte, dans le cas des familles recomposées, et ce compte tenu de l’objectif d’égalité entre enfants, la Cour rappelant qu’en empêchant que des parents séparés qui hébergent leurs enfants de manière égalitaire se voient reconnaître chacun la qualité d’allocataire, la disposition légale a pour conséquence qu’un seul de ces parents pourra bénéficier de la prise en compte des enfants nés de l’union précédente pour la détermination du rang des enfants nés d’une union ultérieure. Cette disposition est justifiée par l’objectif légitime que des enfants ne soient pas deux fois pris en compte pour la détermination du montant des allocations des autres enfants.

Actuellement, si les rangs ont disparu, la présente affaire confirme que la lacune persiste pour la situation antérieure.


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