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Titres-services : indemnisation du travailleur en cas de non-fourniture du travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 16 février 2022, R.G. 2019/AB/846

Mis en ligne le mardi 16 août 2022


Cour du travail de Bruxelles, 16 février 2022, R.G. 2019/AB/846

Terra Laboris

Dans un arrêt du 16 février 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle qu’en cas de manquement fautif de l’employeur à son obligation de fournir le travail convenu, des dommages et intérêts peuvent être alloués en réparation de celui-ci.

Les faits

Une ouvrière, engagée dans le cadre des titres-services, est licenciée pour motif grave le 25 janvier 2017. Elle a, à ce moment, reçu quatre avertissements le même mois, les trois dernies très explicites quant à divers reproches effectués par l’employeur (absences diverses, retards, difficultés avec les clients, etc.).

Les motifs du licenciement sont précisés dans un courrier envoyé deux jours après la rupture.

L’intéressée réagit via son organisation syndicale, celle-ci contestant les motifs de manière circonstanciée. Le syndicat rappelle également que l’intéressée a signé un contrat de travail de 38 heures par semaine, ce qui a été attesté par l’employeur dans divers courriers, et que la rémunération correspondante n’a pas toujours été payée.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.

L’intéressée postule le paiement de l’indemnité de rupture, d’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, ainsi que des dommages et intérêts pour non-fourniture du travail convenu et pour heures de travail non prestées en raison de l’absence de l’utilisateur.

Par jugement du 14 juin 2019, le Tribunal fait droit à sa demande.

Appel est interjeté par la société.

La décision de la cour

La cour examine en premier lieu la question des dommages et intérêts du fait de la non-fourniture du travail convenu. Elle rappelle l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mars 1992 ainsi que celui du 26 avril 1993 sur la question (Cass., 16 mars 1992, n° 7752 et Cass., 26 avril 1993, n° 9572), en vertu desquels le travailleur n’a en règle pas droit à sa rémunération pour la période pour laquelle il n’a pas travaillé, même du fait de l’employeur. Le dommage sera dès lors réparé soit en nature, soit par équivalent sous forme de l’octroi de dommages et intérêts correspondant à la rémunération perdue pour les heures pour lesquelles aucun travail n’a pu être fourni.

La réparation doit être intégrale (la cour renvoyant ici à Cass., 13 octobre 2011, n° C.10.0641.N et Cass., 17 mai 2001, n° C.00.0224.F).

La cour constate en l’occurrence que la société n’a pas donné de travail à l’ouvrière à concurrence du nombre d’heures contractuellement prévu, et ce depuis mars 2013 jusqu’à décembre 2016, et qu’elle ne l’a pas davantage mise en chômage temporaire pour pallier ce manque de travail. Ceci constitue une faute et celle-ci est en lien de causalité avec un dommage.

Le tribunal ayant alloué des dommages et intérêts, la cour constate que, en sollicitant la confirmation du jugement, l’intéressée demande également en degré d’appel l’octroi de dommages et intérêts au titre de réparation. Pour ce qui est du quantum, elle relève que le dommage subi ne correspond pas seulement à la rémunération nette, puisque, en percevant une rémunération moindre que celle à laquelle elle aurait eu droit si l’employeur avait fourni le travail convenu, l’intéressée est également privée des droits sociaux (notamment ceux liés à la pension que lui ouvre le paiement d’une rémunération brute avec versement des cotisations de sécurité sociale).

La cour aborde ici la question de la réparation ex aequo et bono, renvoyant à divers arrêts de la Cour de cassation, dont celui du 2 mars 2016 (Cass., 2 mars 2016, n° P.15.0929). L’enseignement de la Cour suprême est que le juge du fond apprécie en fait l’existence du dommage causé par un acte illicite, ainsi que le montant destiné à le réparer intégralement. Pour ce, il peut recourir à l’évaluation ex aequo et bono s’il indique la raison pour laquelle le mode de calcul proposé par la victime ne peut être admis. Elle constate en l’espèce l’impossibilité de déterminer autrement le dommage.

Tel est bien le cas du préjudice issu de la perte de droits sociaux, qui est impossible à fixer. Pour la cour du travail, il peut dès lors être recouru à une évaluation ex aequo et bono. Aussi, celle-ci se fait-elle sur la base du montant équivalent à la rémunération brute perdue (en y intégrant également le précompte professionnel). La cour justifie l’intégration du précompte professionnel, dans la mesure où le dommage subi est évalué ex equo et bono. Il est indifférent que le précompte professionnel lui-même soit dû au SPF Finances lorsqu’il s’agit du paiement d’une rémunération brute.

En ce qui concerne les dommages et intérêts postulés pour les heures non prestées en raison de l’absence de l’utilisateur, la cour constate que l’employeur a fait figurer sur les fiches de paie des absences volontaires, des absences autorisées ou des congés sans solde, alors que, pour l’intéressée, il ne s’agit nullement de cela, dans la mesure où elle n’a jamais demandé à ne pas prester pendant ces heures. Ici également, est retenue une faute, qui a entraîné un dommage. Celui-ci doit être réparé. Il est également fixé ex aequo et bono à la rémunération brute perdue correspondant à ces absences.

Vient ensuite l’examen du licenciement manifestement déraisonnable. La cour examine les échanges de correspondances ainsi que les griefs (nombreux) faits quelque temps avant le licenciement. Elle constate que la société n’établit pas l’ensemble des manquements reprochés, sauf un d’entre eux, qu’elle considère « pour le moins relatif ».

Elle retient que, dans la fixation des horaires hebdomadaires, la société est « manifestement particulièrement brouillonne », ce qui a entrainé des modifications d’heures et des informations inexactes données aux utilisateurs.

Aucun motif sérieux n’étant en fin de compte retenu et le licenciement manifestement déraisonnable est reconnu. L’indemnité est fixée au maximum de la fourchette, au motif que la société a invoqué à l’appui d’un licenciement pour motif grave des motifs qu’elle savait pour la plupart inexistants et qui n’étaient pas la cause de la rupture.

Intérêt de la décision

N’étaient, en cette affaire, plus litigieuses au niveau de la cour du travail que les questions de dommages et intérêts ainsi que la contestation relative au caractère manifestement déraisonnable du licenciement.

Sur cette seconde question, l’on retiendra que le maximum de l’indemnité a été alloué, eu égard au recours au licenciement pour motif grave, alors que (i) la société savait que les motifs invoqués étaient pour la plupart inexistants et que (ii) ils n’étaient pas la cause du licenciement.

Plus spécifique à la situation des travailleurs dans le cadre de titres-services est le non-paiement de la rémunération complète en cas d’aléa lié à l’utilisateur. La cour rappelle que, même en l’absence de prestations, les engagements contractuels doivent être respectés, l’horaire convenu devant donner lieu à paiement, soit de la rémunération (en cas de prestations effectives), soit de dommages et intérêts (en cas d’absence de prestations non attribuable au travailleur). Le paiement de la rémunération elle-même est conditionné à l’existence de prestations de travail. En cas d’absence de prestations due à un comportement fautif de l’employeur, le dommage sera réparé, ainsi que le reprend la cour en droit, en nature ou par équivalent. Elle rappelle ici à juste titre que le juge du fond peut déterminer l’évaluation ex aequo et bono, aux conditions cependant mises par la Cour de cassation pour ce type d’évaluation.

Un point intéressant de l’arrêt est de retenir, dans cette évaluation ex aequo et bono, que l’équivalent de la rémunération nette ne suffit pas, puisque, du fait du non-paiement de la totalité de la rémunération, il y a une perte au niveau des droits sociaux. Cette perte n’étant pas quantifiable, la cour décide en l’espèce d’allouer l’équivalent du brut correspondant.


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