Terralaboris asbl

Jeunes suivant une formation de chef d’entreprise : rémunération de base en cas d’accident du travail

Commentaire de Cass., 13 décembre 2021, n° S.19.0091.F

Mis en ligne le mardi 31 mai 2022


Cour de cassation, 13 décembre 2021, n° S.19.0091.F

Terra Laboris

Le 13 décembre 2021, la Cour de cassation a rendu un arrêt de principe sur la rémunération de base à retenir en cas d’accident du travail survenu à un jeune qui suivait une formation de chef d’entreprise organisée par les classes moyennes : il y a lieu d’appliquer la règle de l’article 38 de la loi (accidents survenus avant le 1er janvier 2020).

Les faits de la cause

M. V. a été victime d’un accident du travail le 12 août 2002 alors que, âgé de plus de dix-huit ans, il suivait une formation de chef d’entreprise organisée par les classes moyennes. Alors qu’il plaçait des panneaux sur un immeuble, il a fait une chute de quatorze mètres. Cet accident a été reconnu par Axa Belgium.

A la suite d’un rapport d’expertise, le Tribunal du travail de Nivelles a notamment reconnu à la victime des périodes d’incapacité temporaire totale et une incapacité permanente de 80%.

Une des questions litigieuses, et la seule soumise à la Cour de cassation, était le salaire de base à prendre en considération pour l’indemnisation de l’incapacité permanente.

La discussion

L’assureur entendait faire application de l’article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000 fixant les conditions spéciales de calcul de la rémunération de base pour l’application de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail à certaines catégories de travailleurs. Cet article 4 (abrogé par l’arrêté royal du 29 juillet 2019 portant exécution de la section première du chapitre 2 de la loi du 21 décembre 2018 portant des dispositions diverses en matière sociale concernant les « petits statuts ») dispose qu’en ce qui concerne les jeunes de plus de dix-huit ans qui suivent une formation de chef d’entreprise organisée par les classes moyennes, la rémunération de base est fixée à 586.130 francs. L’assureur soutenait que l’article 3 de la loi du 10 avril 1971, qui permet au Roi d’étendre l’application de la loi à d’autres catégories de personnes que celles visées par son champ d’application et dans ce cas de fixer des modalités spéciales de réparation, constituait une base légale à cet article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000. L’article 38, alinéa 2, de la loi, qui prévoit une règle particulière de calcul de la rémunération de base en cas d’incapacité permanente en faveur de l’apprenti qui a une rémunération inexistante ou peu importante, n’était donc pas applicable.

La victime soutenait que cet article 4 donnait au Roi le pouvoir d’étendre l’application de la loi à des catégories de personnes qui ne rentraient pas dans le champ d’application de celle-ci et, dans ce cas, d’en fixer les modalités d’application. Or, les apprentis « classes moyennes » sont assujettis à la sécurité sociale des travailleurs salariés et rentrent dans le champ d’application de la loi du 10 avril 1971 comme travailleurs. Cette loi étant d’ordre public, le Roi ne pouvait déroger aux articles 38, alinéa 2, et 39 de celle-ci. La rémunération de base devait, sur la base de ces dispositions, être celle d’un travailleur majeur occupé au minimum comme qualifié 2e grade, soit 25.386,39 euros bruts compte tenu du plafond de l’article 39, alinéa 1er, de la loi.

M. V. ajoutait qu’à supposer que cet article 4 habilite le Roi à fixer des conditions dérogatoires en défaveur d’une victime soumise au champ d’application de la loi du 10 avril 1971, cette disposition emporterait une discrimination injustifiée entre les apprentis mineurs d’âge et les apprentis majeurs suivant une formation organisée par les classes moyennes.

En effet, l’article 38, alinéa 2, de la loi déroge en faveur de ces travailleurs à la règle de l’article 34 de la loi, qui dispose que la rémunération de base est celle à laquelle le travailleur a droit pour l’année qui a précédé l’accident en raison de la fonction exercée dans l’entreprise au moment de l’accident, en permettant de prendre en considération la rémunération moyenne des travailleurs majeurs de la catégorie à laquelle la victime aurait appartenu à sa majorité.

Par contre, pour la catégorie à laquelle appartient le sieur V., la rémunération fixée sur la base de l’article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000 est inférieure à celle d’un apprenti de la première catégorie.

La décision de fond

Le Tribunal du travail de Nivelles a, par un jugement du 5 octobre 2015, écarté l’application de l’article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000 fixant les conditions spéciales de calcul de la rémunération de base pour l’application de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail à certaines catégories de travailleurs et fixé, comme l’y invitait M. V., la rémunération de base à 25.386,29 euros.

Ce jugement a été confirmé par la cour du travail de Bruxelles dans un arrêt rendu le 26 mars 2018 (C. trav. Bruxelles, 26 mars 2018, R.G. 2016/AB/112).

Cet arrêt décide que Roi n’avait pas le pouvoir de fixer des mesures dérogatoires pour les personnes relevant du champ d’application de la loi, ce qui est le cas des apprentis suivant une formation organisée par les classes moyennes qui sont « directement visés par la loi au titre de travailleurs ». En effet, l’habilitation donnée au Roi par l’article 3 de la loi du 10 avril 1971 consiste à étendre le champ d’application de la loi à des personnes qui ne sont pas visées par celle-ci et dans ce cas à fixer des modalités spéciales d’application.

L’arrêt retient également qu’à supposer que le Roi ait disposé de ce pouvoir, il a, en l’exerçant, créé une discrimination injustifiée entre les apprentis visés par les articles 38 et 39, alinéa 1er, de la loi et les travailleurs suivant une formation « classes moyennes ».

L’arrêt conclut que seul peut être appliqué à M. V. « le montant du plafond retenu pour l’ensemble des travailleurs majeurs d’une catégorie correspondante (articles 34, 38, alinéa 2, et 39 de la loi), soit la somme de 25.386,29 euros à la date du 12 août 2002 ».

La requête en cassation

Le premier moyen critique la décision que le Roi n’avait pas le pouvoir de fixer des mesures dérogatoires concernant la rémunération à prendre en considération pour la réparation de l’incapacité permanente d’un apprenti suivant une formation organisée par les classes moyennes.

L’assureur soutient en substance que l’article 3, 2°, de la loi du 10 avril 1971, qui permet au Roi de fixer des conditions spéciales d’application de la loi à certaines catégories de personnes, n’est pas limité aux personnes à qui l’application de la loi est étendue sur la base de l’article 3, 1°.

En prévoyant à l’article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000 des conditions spéciales de calcul de rémunération notamment pour les jeunes de dix-huit ans qui suivent une formation organisée par les classes moyennes, le Roi n’a donc pas ajouté une nouvelle exception à une règle fixée dans une disposition légale, par exemple l’article 38 de la loi du 10 avril 1971 mais utilisé le pouvoir que lui conférait l’article 3, 2°, de cette loi.

N’ayant pas décidé légalement que cet article 4 ne pouvait être appliqué, l’arrêt attaqué viole les articles 38 et 39 de la loi en les appliquant à M. V. pour fixer sa rémunération de base.

Le second moyen, présenté à titre subsidiaire, critique la décision de l’arrêt que, dans l’hypothèse où l’article 3, 2°, de la loi du 10 avril 1971 permettrait au Roi de fixer des conditions de rémunération spécifiques pour des travailleurs rentrant dans le champ d’application de la loi, le Roi a créé une discrimination injustifiée et donc illégale entre les apprentis mineurs visés par les articles 38 et 39, alinéa 1er, de la loi et les travailleurs de plus de dix-huit ans suivant une formation organisée par les classes moyennes.

Les conclusions du Ministère public

Publiées sur le site Juportal avec l’arrêt commenté, les conclusions de Madame l’Avocat général Bénédicte INGHELS apportent des précisions intéressantes sur le premier moyen de cassation.

Elles rappellent notamment que : « La multiplicité des formations alliant enseignement et pratique professionnelle a soulevé de nombreuses questions quant au statut social des jeunes en formation, et ce en fonction notamment du type de contrat de formation et/ou de l’âge de l’apprenti. Le législateur est intervenu, postérieurement au cadre juridique qui nous occupe, avec pour objectif “d’uniformiser le statut au sein de la sécurité sociale de tous les jeunes” » en formation.

Mais il était déjà acquis que les jeunes suivant une formation « classes moyennes » étaient soumis à la loi du 27 juin 1969 et donc à celle du 10 avril 1971 (cf. réf. notes 5 et 6).

Concernant la rémunération de base, les conclusions soulignent que : « La fixation du dédommagement d’un sinistre ayant porté atteinte à la ‘’valeur économique” d’un jeune en formation est doublement délicate : elle pose la question de la rémunération de référence et des perspectives d’avenir ».

La règle est celle de l’article 34 de la loi : la rémunération de base pour le calcul de l’allocation d’incapacité permanente est celle à laquelle le travailleur a droit pour l’année qui a précédé l’accident en raison de la fonction exercée au moment de celui-ci.

Mais le législateur n’a pas voulu qu’un jeune accidenté soit indemnisé toute sa vie sur la base d’une rémunération médiocre due à son jeune âge et son inexpérience. Tel est le but de l’article 38, alinéa 2.

Les conclusions rappellent que : « De manière constante, la jurisprudence a tenté d’interpréter les dispositions légales dans le sens d’une plus grande uniformisation de la situation des jeunes en formation ou apprentis, et ce indépendamment de l’âge auquel survient l’accident », se référant à titre exemplatif à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 19 janvier 2000 (n° 6/2000).

Madame l’Avocat général conclut que ni l’article 3, 2°, de la loi du 10 avril 1971 ni aucune autre disposition légale n’autorisent le Roi à déroger aux dispositions des articles 38, alinéa 2, et 39 de la loi en défaveur de certaines catégories d’apprentis. Le premier moyen manque donc en droit.

La décision commentée

La Cour de cassation décide que le premier moyen manque en droit et que le second, qui ne saurait entraîner la cassation, est irrecevable à défaut d’intérêt, le motif vainement critiqué par le premier moyen, que l’article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000 ne s’applique pas au calcul de la rémunération de M. V., suffisant à fonder la décision de fixer la rémunération de base à 25.386,29 euros bruts.

Pour rejeter le premier moyen, elle retient que, pour l’application de la loi du 10 avril 1971, les apprentis sont assimilés aux travailleurs, rappelant que : « Le contrat d’apprentissage a pour objet la formation professionnelle de l’apprenti. Il implique, pour la personne qui occupe l’apprenti, l’obligation de donner ou faire donner à celui-ci une formation professionnelle et, pour l’apprenti, l’obligation d’apprendre, sous l’autorité de cette personne, la pratique de la profession et de suivre l’enseignement nécessaire à sa formation. La formation de chef d’entreprise organisée par les classes moyennes a pour objet la formation professionnelle du stagiaire en tant que chef d’entreprise, comporte une formation pratique qui peut être donnée dans le cadre d’une convention de stage en entreprise et implique dans ce cas les obligations précitées pour le stagiaire et la personne qui l’occupe. Le stagiaire sous convention de stage dans le cadre d’une formation de chef d’entreprise organisée par les classes moyennes bénéficie donc de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail en qualité d’apprenti. »

La Cour rappelle le contenu des articles 34, 38, alinéa 2, et 39 de cette loi et de l’article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000. Ainsi, en cas d’incapacité permanente d’un apprenti, l’article 38, alinéa 2 de la loi, avant sa modification par la loi du 21 décembre 2018 précisait que le salaire de base de la victime est la rémunération moyenne des travailleurs majeurs de la catégorie à laquelle le travailleur aurait appartenu à l’expiration du contrat d’apprentissage s’il ne bénéficiait d’aucune rémunération ou que d’une rémunération inférieure.

Elle décide que ni l’article 3, 2°, de la loi du 10 avril 1971 ni aucune autre disposition légale n’autorisent le Roi à déroger aux articles 38, alinéa 2, et 39 de la loi en défaveur de certaines catégories d’apprentis.

La rémunération de base du jeune de plus de dix-huit ans sous convention de stage dans le cadre d’une formation de chef d’entreprise organisée par les classes moyennes est donc fixée conformément aux articles 38, alinéa 2, et 39 de la loi du 10 avril 1971 lorsque le montant obtenu est supérieur à celui résultant de l’application de l’article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000.

Le premier moyen, qui soutient le contraire, manque donc en droit.

Intérêt de la décision

L’interprétation de l’article 3, 2°, de loi du 10 avril 1971 adoptée aux trois niveaux de juridiction est donc qu’il ne permet pas au Roi de fixer pour une catégorie de personnes rentrant dans le champ d’application de cette loi d’ordre public des conditions d’indemnisation plus défavorables que celles prévues par celle-ci.

Les juges du fond avaient également envisagé le litige sous l’angle de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution et de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination. La Cour de cassation a décidé qu’il n’était pas nécessaire de recourir à ces dispositions pour fonder la solution.

La législation sur les accidents du travail a été, en ce qui concerne les apprentis, profondément modifiée par la loi du 21 décembre 2018 portant des dispositions diverses en matière sociale et par l’arrêté royal du 29 juillet 2019 portant exécution de la section 1re du chapitre 2 de la loi du 21 décembre 2018 portant des dispositions diverses en matière sociale, textes entrés en vigueur le 1er janvier 2020 pour les accidents survenus à partir de cette date.

Un article 1er/1 est inséré dans la loi, aux termes duquel : « La présente loi est également applicable aux personnes qui effectuent un travail dans le cadre d’une formation pour un travail rémunéré et à leurs employeurs ». L’article 38 ne vise plus l’apprenti. Un article 38/1 est inséré, qui fixe pour les apprentis en cas d’incapacité permanente ou de décès la rémunération de base à dix-huit fois le revenu minimum mensuel moyen garanti tel que déterminé au moment de l’accident par convention collective de travail conclue au sein du Conseil national du travail pour un travailleur occupé à temps plein âgé d’au moins dix-neuf ans et ayant au moins six mois d’ancienneté dans l’entreprise qui l’occupe.

Il ressort des travaux préparatoires (Doc. Ch., 54/3355/01, p. 20) que le but de la loi n’est pas seulement d’intégrer dans le régime légal des catégories nouvelles mais également d’harmoniser les modalités d’application de celle-ci pour les personnes déjà assujetties à la loi pour des prestations de travail dans le cadre de leur formation.

L’article 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2000 a été abrogé par l’article 4, 2°, de l’arrêté royal du 29 juillet 2019.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be