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Représentant de commerce : apport de clientèle et notion de préjudice à la rupture

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 5 octobre 2021, R.G. 20/1.698/A

Mis en ligne le vendredi 29 avril 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 5 octobre 2021, R.G. 20/1.698/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 5 octobre 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle les contours du droit à une indemnité d’éviction dans le chef d’un représentant de commerce : sont supposés un apport de clientèle et un préjudice subi à la rupture du fait de la perte de celle-ci.

Les faits

Un représentant de commerce, engagé en 2013 par une société active dans la vente de produits et de matériel sanitaires (et accessoires), est licencié le 31 mai 2019 moyennant paiement d’une indemnité de rupture, après qu’un litige relatif à une facture de garage a sérieusement opposé les parties. L’intéressé demande le motif de son licenciement dans le délai légal et la société invoque l’avertissement signifié dans le cadre de cet incident.

Une procédure est introduite, dans laquelle celui-ci demande le paiement d’une indemnité d’éviction, vu son statut de représentant de commerce, ainsi qu’une indemnité C.C.T. 109 et le remboursement d’un montant de l’ordre de 300 euros, correspondant à une retenue indue opérée sur son pécule de vacances anticipé.

Le jugement du tribunal

Le tribunal examine successivement ces trois chefs de demande.

Le premier nécessite de reprendre les conditions d’exercice de la représentation commerciale au sens de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, le tribunal se penchant particulièrement sur l’apport de clientèle.

L’article 105 de la loi prévoit qu’en cas de clause de non-concurrence, il y a, en faveur du représentant de commerce, une présomption d’apport. L’employeur peut renverser celle-ci en apportant la preuve contraire. Il s’agit de viser aussi bien l’apport de clientèle au moment du contrat que la création et le développement d’une clientèle déjà existante.

Il y a dès lors deux conditions mises à l’apport, étant que sont exigés un accroissement du nombre de clients de la société, soit lors de l’entrée en service, soit au cours de l’exécution du contrat de travail, et que cet apport soit suffisant et constitué d’un ensemble de clients qui s’adressent régulièrement à l’entreprise.

Une condition supplémentaire mise à l’indemnisation du représentant de commerce est celle relative au préjudice que l’indemnité est censée réparer. En cas d’absence de préjudice découlant de la rupture du contrat, l’indemnité n’est pas due.

Cette absence de préjudice doit être établie par l’employeur, et ce par toute voie de droit. Le tribunal précise qu’elle doit être prouvée avec certitude, l’employeur étant tenu d’établir qu’une partie substantielle de la clientèle a suivi immédiatement le représentant de commerce après la rupture, ou encore que celui-ci n’a pas pu (ou n’a pas eu l’intention de) reprendre une telle activité. Est visée également la situation où le représentant continue à visiter la clientèle dans le même secteur pour lui proposer un même produit. Le jugement souligne que l’absence de préjudice ne peut être déduite du fait que le représentant de commerce retrouve du travail immédiatement après son licenciement, dans la même qualité et dans un secteur identique.

En cas de clause de non-concurrence figurant dans le contrat, il y a présomption d’apport, ce qui entraîne une présomption de préjudice (sauf les cas ci-dessus). Le tribunal renvoie ici à un arrêt de la Cour de cassation du 31 octobre 1973 (Cass., 31 octobre 1973, Pas., 1974, I, p. 246) ainsi qu’à un autre du 20 mars 2000 (Cass., 20 mars 2000, n° S.99.0142.N). Le premier est relatif à l’absence de préjudice : l’employeur doit prouver que le représentant a trouvé une activité similaire, qu’il visite la même clientèle ou le même secteur et que cette clientèle l’a suivi et a passé des commandes auprès du nouvel employeur. Le second porte sur le droit à l’indemnité d’éviction : celle-ci ne peut être accordée s’il n’y a pas de perte de clientèle à la suite de la rupture du contrat ou si le représentant de commerce n’a pas l’intention de valoriser cette clientèle.

Enfin, sur la question des éléments à prendre en compte, le tribunal rappelle encore un arrêt de la Cour de cassation du 10 mars 2003 (Cass., 10 mars 2003, n° S.02.0030.F), selon lequel l’absence de préjudice doit être appréciée au moment où le contrat prend fin, mais, lorsque le représentant poursuit une activité susceptible de lui permettre de la conserver, cette absence peut être déduite de faits postérieurs à la rupture.

En l’espèce, le tribunal retient la réalisation d’un chiffre d’affaires important au cours des cinq premiers mois de l’année 2019, qui correspond d’ailleurs à plus de la moitié des chiffres d’affaires annuels attribués à l’intéressé et conclut que la présomption d’apport applicable vu la clause de non-concurrence n’est pas renversée.

Il s’attache particulièrement à la question du préjudice, l’employeur faisant valoir que l’intéressé a développé sa propre activité dans le même secteur (mêmes produits) et que, peu après, il est devenu entrepreneur indépendant dans une société réalisant des travaux d’entretien et de rénovation. La société en déduit que l’intéressé a ainsi abandonné la valorisation de sa clientèle.

Le tribunal rejette ces arguments, précisant, pour la nouvelle activité développée immédiatement après la rupture, qu’elle ne porte pas sur le même secteur de clientèle et que, si une activité d’indépendant a été entreprise ultérieurement, rien n’indique que l’intéressé n’aurait pas eu l’intention de valoriser sa clientèle après la rupture du contrat de travail. La présomption n’est dès lors ici non plus pas renversée.

Vient ensuite la question des motifs du licenciement, qui donne lieu à une appréciation en fait essentiellement. C’est le comportement de l’intéressé lors de l’incident préalable à la rupture qui est mis en évidence, ce comportement étant à tout le moins constitutif de négligence.

Enfin, sur la question de la compensation entre une somme réclamée par l’employeur et le pécule de vacances anticipé, le tribunal rappelle que le pécule de départ (de même que les simple et double pécules de vacances) n’est pas visé par la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération et, en conséquence, que l’article 23 de cette loi ne s’applique pas, notamment en ce qui concerne les limites des retenues. Il y a cependant lieu de respecter les règles de la compensation légale, celle-ci ne pouvant intervenir qu’entre deux dettes qui ont également pour objet une somme d’argent ou une certaine quantité de choses fongibles de la même espèce et qui sont liquides.

La société a, en cours de procédure, introduit une demande reconventionnelle correspondant à ce montant et le tribunal admet que celle-ci est recevable. Elle est en outre fondée, le montant correspondant à un coût pour l’employeur d’une absence de déclaration d’un accident, ce qui est considéré comme faute lourde.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail de Liège (division Liège) fait une analyse claire des règles relatives à l’indemnité d’éviction du représentant de commerce.

Y sont particulièrement développées les notions clés d’apport de clientèle ainsi que d’absence de préjudice, qui conditionnent le droit à celle-ci.

Dès lors qu’un employé réclame une indemnité d’éviction, il doit établir qu’il avait le statut de représentant de commerce. Cette condition n’est pas discutée en l’espèce mais peut donner lieu à débat, lorsque la qualification contractuelle n’a pas fait de référence expresse au statut de représentant.

Ainsi, l’on peut renvoyer sur cette question à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 21 avril 2017 (C. trav. Bruxelles, 21 avril 2017, R.G. 2016/AB/202), où le contrat mentionnait comme fonction « business development manager ». La cour du travail a estimé que cette seule mention est insuffisante pour que les conditions légales soient remplies et qu’il appartient à l’employé d’établir qu’il a prospecté et visité la clientèle, ce qui sont deux activités complémentaires.

Dans un arrêt du 23 juin 2010 (C. trav. Bruxelles, 23 juin 2010, R.G. 2009/AB/51.951 – précédemment commenté), la Cour du travail de Bruxelles avait eu l’occasion de préciser, quant au droit à l’indemnité d’éviction, que, pour établir l’apport, il faut comparer la consistance de la clientèle à la date de prise de fonction et lors de la fin du contrat, sans qu’il faille tenir compte de premiers contacts n’ayant pas encore abouti au moment où le contrat a pris fin. Seuls les clients ayant passé commande rentrent dans la notion de « clientèle », les raisons pour lesquelles les contacts n’avaient pas abouti avant la rupture du contrat important peu. Dans l’appréciation de l’apport, doivent être pris en compte divers critères, dont la durée totale de l’occupation du représentant de commerce et la fidélisation de la clientèle. Pour ce qui est de la consistance de la clientèle elle-même, deux limites étaient données, étant que celle-ci ne peut pas être « insignifiante », étant entendu qu’elle ne devait pas nécessairement être « importante ».

C’est donc eu égard également à d’autres éléments que le juge appréciera en fait s’il y a apport réel ou non : la durée de l’occupation, ci-dessus, mais également la nature des produits, le nombre potentiel d’acheteurs, la longueur du processus de vente, les comparaisons avec les chiffres d’affaires réalisés par les autres représentants, en tenant compte de l’importance relative des secteurs et du degré d’implantation de l’entreprise sur le marché.


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