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Licenciement d’un contractuel de la fonction publique : un important arrêt de la Cour du travail de Bruxelles

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 6 juillet 2021, R.G. 2018/AB/607

Mis en ligne le jeudi 28 avril 2022


Cour du travail de Bruxelles, 6 juillet 2021, R.G. 2018/AB/607

Terra Laboris

Par arrêt du 6 juillet 2021, la Cour du travail de Bruxelles place au cœur du débat relatif à un licenciement pour motif grave la question de l’absence de l’audition du travailleur contractuel au service d’un pouvoir public.

Les faits

Une employée communale est convoquée par voie recommandée en mars 2015 à un entretien fixé trois jours plus tard. Elle a à ce moment dix ans d’ancienneté et a été désignée adjointe à temps partiel au conseiller en prévention. L’objet de l’audition est de l’interroger à propos d’un manque de collaboration récurrent. Cette audition est présentée comme préalable au licenciement et il lui est indiqué qu’elle peut se faire assister par un conseil de son choix.

La veille du jour fixé, le conseil de l’intéressée demande un report de l’audition, considérant le délai trop bref pour assurer la défense de sa cliente. Un fax est envoyé par l’employeur le lendemain en tout début de matinée, signalant qu’il était impossible de reporter cette audition, notamment eu égard aux congés de Pâques des parties respectives. Il est confirmé que l’audition se tiendrait dès lors une heure plus tard. Avant le début de celle-ci, un fax urgent est envoyé par l’avocat, contestant le maintien de l’audition. Un deuxième courrier est ensuite adressé, contestant les conditions dans lesquelles cette audition s’était tenue et, notamment, protestant contre la non-remise d’une copie du dossier.

Le même jour, l’intéressée est licenciée pour motif grave, sans préavis ni indemnité. Le courrier est long et détaillé, rappelant la série de griefs lui reprochés, étant essentiellement des manquements professionnels liés à l’audition.

Un courrier en réponse est envoyé, reprenant en détail l’ensemble des griefs et y répondant. Le conseil de l’intéressée annonce l’intentement d’une procédure dans laquelle seront postulés, en plus de l’indemnité compensatoire de préavis, des dommages et intérêts pour absence d’audition préalable, et pour pour licenciement abusif. Une indemnité de protection est également postulée, vu la qualité de conseiller en prévention.

La procédure est effectivement lancée et, par jugement du 12 avril 2018, le Tribunal du travail du Brabant wallon condamne la Commune au paiement de l’indemnité compensatoire de préavis et la déboute des autres chefs de demande.

L’intéressée interjette appel, reprenant ses griefs et réitérant les chefs de demande auxquels il n’a pas été fait droit.

La décision de la cour

La cour analyse longuement les différents aspects du dossier, reprenant, en ce qui concerne le motif grave, la question de l’audition préalable. Elle rappelle que cette audition est une exigence posée par l’arrêt du 6 juillet 2017 de la Cour constitutionnelle (C. const., 6 juillet 2017, n° 86/2017). Selon cet arrêt, les règles de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail ne peuvent être interprétées comme autorisant une autorité publique à licencier un travailleur engagé dans le cadre d’un contrat de travail pour des motifs liés à sa personne ou à son comportement sans être tenue de l’entendre préalablement, sous peine de créer une discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution. Cette discrimination est examinée eu égard à la situation des agents statutaires de la fonction publique.

Pour la cour du travail, la Cour constitutionnelle a reconnu que le principe « audi alteram partem » s’impose aux employeurs de la fonction publique envers leur personnel contractuel (et la cour de renvoyer à la doctrine de J. de WILDE d’ESTMAEL : « L’audition préalable au licenciement dans le secteur public : un partout ? », obs. sous C. const., 6 juillet 2017, J.L.M.B., 2017, p. 1700).

Un second arrêt est intervenu, comme le précise la cour du travail, étant que, dans une décision du 22 février 2018, la Cour constitutionnelle a précisé que ce principe s’applique également en cas de licenciement pour motif grave (C. const., 22 février 2018, n° 22/2018). Cet arrêt a jugé que le principe en cause, complété par le principe général des droits de la défense, implique l’information préalable de l’agent quant aux reproches formulés à son égard, ainsi que la possibilité pour lui de faire valoir utilement ses observations. Ceci suppose également qu’il puisse disposer d’un délai suffisant pour préparer son argumentation (et la cour de renvoyer ici à C. E., 14 mai 2007, arrêt n° 171.146, BRYNAERT c. VILLE DE LA LOUVIÈRE, www.raadvst-consetat.be ainsi qu’à C. E., 21 mars 2017, arrêt n° 237.734, HARNISFEGER c. ETAT BELGE, www.raadvst-consetat.be).

Ce principe a été admis par l’employeur public, puisqu’il a convoqué l’intéressée avant d’envisager une éventuelle mesure de licenciement. Celle-ci avait dès lors le droit de faire valoir ses moyens de défense et il n’y avait pas lieu ensuite de le lui retirer alors qu’elle avait signalé qu’elle entendait en faire usage. Les fautes reprochées dans la lettre de licenciement (étant un refus de se rendre à la convocation ainsi qu’un autre refus de répondre aux questions lui posées) ne résistent, pour la cour, pas à l’analyse et aucune faute ne peut être constatée dans le délai de trois jours.

Dès lors, la cour estime ne pas devoir examiner la matérialité d’autres griefs invoqués dans la lettre de licenciement. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour de cassation (dont Cass., 7 avril 2003, n° S.00.0013.F et Cass., 11 septembre 2006, n° S.05.0100.F), elle applique la règle selon laquelle, dès lors que le juge refuse le caractère de faute aux faits qui précèdent de trois jours ouvrables ou moins le congé pour motif grave, il ne doit pas examiner les griefs se situant plus de trois jours ouvrables avant ledit congé, ceux-ci n’étant pas susceptibles d’avoir une incidence sur la gravité d’un comportement dont le caractère fautif est dénié.

Dans l’examen du chef de demande relatif à l’indemnité de protection, vu les fonctions de conseiller en prévention, la cour reprend les termes des articles 10 et 15 de la loi du 20 décembre 2002. Elle rappelle que ces dispositions sont d’ordre public, renvoyant à diverses décisions de jurisprudence (C. trav. Liège, 24 janvier 2017, R.G. 2016/AL/18 ; C. trav. Bruxelles, 7 février 2018, R.G. 2015/AB/480 ; C. trav. Liège, 23 novembre 2012, R.G. 2012/AL/22).

Les indemnités prévues par la loi sont dues lorsque le motif grave n’est pas admis et que le juge a reconnu que ceux-ci portent atteinte à l’indépendance du conseiller en prévention ou que les motifs d’incompétence qui ont été invoqués ne sont pas établis. Cette précision figure dans les travaux préparatoires de la loi (Projet de loi portant protection des conseillers en prévention, Exposé des motifs, Doc. Parl. Ch., sess. ord. 2001-2002, n° 50-2032/001 et 50-2033/1, p. 22).

Dès lors, lorsque le licenciement pour motif grave n’est pas fondé, le paiement de l’indemnité de protection n’est pas automatique, étant exigé que soit les motifs ne soient pas étrangers ou qu’ils portent atteinte à l’indépendance du conseiller en prévention, soit, s’il s’agit de motifs d’incompétence à exercer la mission, que ceux-ci ne soient pas établis. Le législateur a en effet voulu que les conseillers en prévention ne subissent pas de préjudice en raison de leurs fonctions et qu’ils puissent remplir celles-ci en toute indépendance vis-à-vis de l’employeur et des travailleurs.

En l’espèce, la cour considère qu’il n’y a pas lieu d’allouer l’indemnité protectionnelle à l’intéressée dès lors que les motifs de rupture sont étrangers à l’indépendance du conseiller et ne sont pas relatifs à sa compétence à exercer ses missions légales. La cour suit ici la thèse de la Commune, soutenue par des éléments matériels, étant des incidents entre parties, et renvoi est ici fait à l’audition litigieuse.

Saisie également d’une demande de dommages et intérêts pour licenciement abusif, la cour rappelle qu’elle ne peut se fonder sur la C.C.T. n° 109, étant exclu de raisonner par analogie avec celle-ci en s’inspirant des critères qui y sont définis. Il y a lieu en conséquence de se référer au droit commun et la cour reprend ici l’ensemble des critères de la théorie, rappelant que la notion générale d’abus de droit est habituellement reliée en matière contractuelle à l’article 1134, alinéa 3, du Code civil, qui consacre le principe de l’exécution de bonne foi des conventions, et qu’elle est régie sur le plan de la charge de la preuve par les articles 1315 du Code civil et 870 du Code judiciaire.

Il s’agit dès lors de vérifier si un préjudice particulier a été causé du fait des circonstances ayant entouré le licenciement, ce que la cour admet, la rupture étant intervenue dans un contexte empreint, selon ses termes, de « vexation ou (d’)humiliation » à l’égard de l’intéressée. Il y a dès lors un dommage moral en relation directe avec le comportement fautif de la Commune, qui lui a offert la possibilité de se faire assister mais a, dans les faits, volontairement empêché qu’elle présente ses moyens de défense. La cour procède à une évaluation ex aequo et bono et alloue 5.000 euros de ce chef.

Une dernière facette du litige porte sur l’octroi de dommages et intérêts complémentaires, ceux-ci étant postulés vu l’absence d’audition préalable. La cour renvoie ici encore au principe général de bonne administration « audi alteram partem », constatant que l’absence d’audition effective constitue un manquement dans le chef de la Commune au sens de l’article 1382 du Code civil.

L’intéressée n’est pas en mesure de démontrer l’existence d’un lien certain (la cour souligne) de causalité entre la faute commise par la Commune et le préjudice subi. Aussi, la cour décide-t-elle de procéder au recours à la théorie de la perte d’une chance. Cette théorie ne peut, cependant, comme elle le rappelle, donner lieu à réparation que si la chance perdue était réelle ou sérieuse (renvoi étant fait notamment à Cass., 15 mars 2010, n° C.09.0433.N). Dans ce cadre, seule la valeur économique de la chance perdue est susceptible de réparation, la Cour de cassation ayant, dans un arrêt légèrement antérieur (Cass., 17 décembre 2009, n° C.09.0190.N), considéré que cette valeur ne pouvait consister en la somme totale de la perte subie ou du gain perdu en définitive. Le dommage subi étant en l’espèce un préjudice patrimonial, étant la perte d’une chance de conserver son emploi, 2.500 euros sont alloués au titre de réparation.

Intérêt de la décision

Dans cet imposant arrêt, la Cour du travail de Bruxelles donne deux effets à l’absence d’audition du travailleur contractuel au service d’un pouvoir public, licencié pour des motifs liés à sa personne.

L’absence d’audition intervient très largement, dans un premier temps, en ce qu’elle n’a pas permis l’exercice des droits de défense, de telle sorte que la réalité des griefs reprochés par l’employeur public n’est pas établie, ce qui entraîne le rejet du motif grave lui-même.

Ensuite, l’absence d’audition, qui est un manquement avéré – ce qui a déjà été souligné en début d’arrêt –, se retrouve au cœur du débat relatif aux effets éventuellement bénéfiques dont le travailleur a été privé alors qu’il aurait pu – peut-être – conserver son emploi si ses droits à cet égard avaient été respectés. La cour renvoie ici, avec force détails, à la théorie de la perte d’une chance, qui suppose non pas la démonstration d’un préjudice avéré (preuve impossible à apporter) mais bien du caractère réel ou sérieux de la chance perdue.


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