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Ressortissants de pays tiers bénéficiant d’un statut protégé par le droit de l’Union et égalité de traitement

Commentaire de C.J.U.E., 28 octobre 2021, Aff. n° C-462/20 (ASSOCIAZIONE PER GLI STUDI GIURIDICI SULL’IMMIGRAZIONE (ASGI) e.a. c/ PRESIDENZA DEL CONSIGLIO DEI MINISTRI et MINISTERO DELL’ECONOMIA E DELLE FINANZE), EU:C:2021:894

Mis en ligne le mardi 15 mars 2022


Cour de Justice de l’Union européenne, 28 octobre 2021, Aff. n° C-462/20 (ASSOCIAZIONE PER GLI STUDI GIURIDICI SULL’IMMIGRAZIONE (ASGI) e.a. c/ PRESIDENZA DEL CONSIGLIO DEI MINISTRI et MINISTERO DELL’ECONOMIA E DELLE FINANZE), EU:C:2021:894

Terra Laboris

Dans un arrêt du 28 octobre 2021, la Cour de Justice examine les droits des travailleurs issus de pays tiers, résidents de longue durée ou titulaires d’un permis unique ou de la carte bleue européenne ainsi que ceux des bénéficiaires d’une protection internationale par rapport aux nationaux dans le cadre d’une réglementation (législation italienne) les excluant d’une « carte famille ».

Les rétroactes

Une demande a été adressée par une association s’occupant de questions juridiques liées à l’immigration (demande également faite par deux autres institutions), sollicitant du Département des politiques familiales de la présidence du Conseil des ministres (Italie) l’écartement d’une réglementation, celle-ci concernant la « carte famille ». Cette réglementation exclut en effet de son octroi les ressortissants de pays tiers bénéficiant d’un statut protégé par le droit de l’Union.

Aucune suite n’ayant été réservée à la requête, une procédure a été introduite devant le Tribunale de Milano (Tribunal de Milan), et ce au motif de discrimination. Il est soutenu dans cette action que la réglementation italienne est contraire aux dispositions de plusieurs directives.

Il s’agit d’abord de l’article 11, § 1er, sous d), de la Directive n° 2003/109 (directive 2003/109/CE du Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée). Il faut en effet, pour les parties requérantes, considérer qu’il s’agit d’un problème de sécurité sociale, d’aide sociale et de protection sociale au sens de cette disposition.

La réglementation serait aussi contraire à la Directive n° 2011/98 en son article 12, § 1er, sous c) (directive 2011/98/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, établissant une procédure de demande unique en vue de la délivrance d’un permis unique autorisant les ressortissants de pays tiers à résider et à travailler sur le territoire d’un État membre et établissant un socle commun de droits pour les travailleurs issus de pays tiers qui résident légalement dans un État membre) ainsi qu’au Règlement n° 883/2004 en son article 1er, sous z), et son article 3, § 1er, sous j), celui-ci étant lu en combinaison avec la disposition de la Directive n° 2011/98, ci-dessus.

Une contrariété est également invoquée avec l’article 14, § 1er, sous e), de la Directive n° 2009/50 (directive 2009/50/CE du Conseil, du 25 mai 2009, établissant les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi hautement qualifié) et avec l’article 29 de la directive 2011/95/UE (directive du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection).

D’autres points sont également soulevés, ceux-ci étant tirés des dispositions en matière de services et du principe de l’égalité de traitement garanti quant à cet accès. Les dispositions pertinentes à cet égard sont les articles 11, § 1er, sous f), de la Directive n° 2003/109, 12, § 1er, sous g), pour la Directive n° 2011/98 et 14, § 1er, sous g), pour la Directive n° 2009/50.

Les parties défenderesses contestant qu’il puisse s’agir d’une matière d’aide sociale ou de protection sociale - la « carte famille » constituant en réalité une mesure de soutien à la famille et de réduction des coûts des services pour celle-ci -, se pose, pour le juge italien, la question de savoir si ce système rentre ou non dans les définitions de ces directives de même que dans celles de l’accès aux biens et aux services et des prestations familiales au sens du Règlement n° 883/2004.

Le juge italien constate, quant à la prestation elle-même, que les pertes de profit liées aux rabais qui sont accordés aux familles titulaires de ladite carte restent à charge des fournisseurs de biens et de services (publics ou privés) qui ont décidé de conclure une convention avec le Département des politiques familiales du Conseil des ministres, mais que ce département – dont le fonctionnement est une charge du budget de l’Etat – traite les demandes d’octroi de ces cartes, les délivre et publie le nom des entités qui ont conclu la convention en cause.

Le Tribunal de Milan pose dès lors diverses questions à la Cour de Justice.

La décision de la Cour

La Cour considère devoir examiner ensemble les questions posées, celles-ci se résumant en substance à examiner la contrariété de la législation italienne, qui exclut les ressortissants de pays tiers visés par diverses directives du bénéfice d’une « carte famille » qui permet d’obtenir des remises ou des réductions tarifaires (achat de biens et de services fournis par des entités publiques ou privées ayant conclu une convention avec le Gouvernement) avec les Directives n° 2003/109, 2011/98, 2009/50 et 2011/95 dans leurs dispositions ci-dessus.

L’exclusion est à examiner, en effet, eu égard au principe de l’égalité de traitement en ce qui concerne les prestations visées par ces directives.

La première question à résoudre est dès lors de savoir si le système mis en place entre ou non dans le champ d’application du Règlement n° 883/2004, dans la mesure où le texte des directives renvoie à celui-ci.

Le principe – que la Cour rappelle – est que, en droit européen, la question de savoir si une prestation rentre ou non dans le champ d’application du Règlement dépend des éléments constitutifs de chaque prestation, et la Cour de relever notamment les finalités et les conditions d’octroi de cette prestation, et non le fait de sa qualification de sécurité sociale en droit interne. Ainsi, sera susceptible d’être considérée comme une prestation de sécurité sociale celle qui est accordée en-dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels au bénéficiaire sur la base d’une situation légalement définie, d’une part, et où elle se rapporte à l’un des risques énumérés expressément à l’article 3, § 1er, du Règlement, de l’autre.

En matière de prestations accordées aux familles, la Cour rappelle son arrêt MARTINEZ SILVA (C.J.U.E., 21 juin 2017, Aff. n° C-449/16, MARTINEZ SILVA c/ ISTITUTO NAZIONALE DELLA PREVIDENZA SOCIALE (INPS) et COMUNE DI GENOVA, EU:C:2017:485) ainsi qu’un autre, plus récent, concernant la Caisse (luxembourgeoise) pour l’avenir des enfants (C.J.U.E., 2 avril 2020, Aff. n° C-802/18, CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS c/ FV et GW, EU:C:2020:269). Ces décisions ont établi que des prestations accordées automatiquement aux familles qui répondent à certains critères objectifs (notamment leur taille, leurs revenus et leurs ressources en capital) en-dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels et qui visent à compenser les charges de famille sont des prestations de sécurité sociale.

La Cour rappelle également l’interprétation qu’elle a donnée de la notion « compenser les charges de famille », étant qu’il doit s’agir notamment d’une contribution publique au budget familial destinée à alléger les charges découlant de l’entretien des enfants (avec renvoi notamment aux deux décisions ci-dessus).

En l’espèce, cependant, la Cour constate que la finalité de la carte est l’obtention de remises ou de réductions tarifaires accordées par certains fournisseurs, étant ceux qui ont conclu une convention avec l’Etat, ceux-ci en supportant le coût et le système n’étant par ailleurs pas contraignant dans la mesure où la participation des familles est volontaire. L’on peut considérer qu’il s’agit ici d’une prestation ayant la nature d’une contribution publique faisant participer la collectivité aux charges de famille. La prestation en cause ne relève dès lors pas du champ d’application du Règlement n° 883/2004. Aussi, s’agissant des dispositions de la Directive n° 2011/98 (son article 12, § 1er, sous e)) et de la Directive n° 2009/50 (son article 14, § 1er, sous e)), il n’y a pas contrariété de la législation italienne avec celles-ci.

Cependant, la Directive n° 2003/109, quant à elle, renvoie au droit national pour déterminer si une prestation sociale relève de celles qu’elle vise. En effet, son article 11, § 1er, sous d), précise qu’une égalité de traitement doit être assurée en ce qui concerne la sécurité sociale, l’aide sociale et la protection sociale « telles qu’elles sont définies par la législation nationale ». La Cour ne peut, dans une telle hypothèse, donner aux termes utilisés une définition autonome et uniforme au titre de droit de l’Union, constatant cependant que ceci n’implique pas que les Etats membres peuvent porter atteinte à l’effet utile de la Directive lors de l’application du principe d’égalité de traitement. Dans la mesure où une telle atteinte n’est pas constatée en l’espèce, la Cour conclut sur cette directive qu’elle ne s’oppose pas à la réglementation soumise.

Reste la Directive n° 2011/95, dont l’article 29 prévoit que les Etats membres doivent veiller à ce que les bénéficiaires d’une protection internationale reçoivent, dans l’Etat qui a accordé cette protection, la même assistance sociale nécessaire que celle prévue pour les nationaux. Ceci vaut notamment pour le niveau des prestations sociales, avec renvoi à l’arrêt AYUBI (C.J.U.E., 21 novembre 2018, Aff. n ° C-713/17, AYUBI c/ BEZIRKSHAUPTMANNSCHAFT LINZ-LAND, EU:C:2018:929).

La Cour note ici que la Directive n° 2011/95 ne donne aucune précision quant aux prestations que devraient recevoir les bénéficiaires de l’assistance sociale mais, renvoyant à sa jurisprudence (dont C.J.U.E., 11 novembre 2014, Aff. n° C-333/13, DANO c/ JOBCENTER LEIPZIG, EU:C:2014:2358 et C.J.U.E., 15 septembre 2015, Aff. n° C-67/14, JOBCENTER BERLIN NEUKÖLLN c/ ALIMANOVIC e.a., EU:C:2015:597), elle considère qu’elle vise l’ensemble des régimes d’aide institués par les autorités publiques (nationales, régionales ou locales) auxquelles un individu qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour faire face à ses besoins élémentaires ainsi qu’à ceux de sa famille peut avoir recours. Il revient dès lors à la juridiction nationale de vérifier si cette « carte famille » constitue une prestation d’assistance sociale au sens de l’article 29 de cette Directive.

Cet examen étant fait, la Cour procède à celui de la question de l’égalité de traitement, celle-ci étant assurée pour les ressortissants des pays tiers par les trois directives. Cette égalité de traitement leur est en effet garantie en ce qui concerne l’accès aux biens et aux services ainsi que la fourniture de biens et de services offerts au public : dans la mesure où il y a exclusion des ressortissants de pays tiers de l’accès à ces biens et services ainsi que de leur fourniture dans les mêmes conditions que celles dont bénéficient les nationaux, il y a une inégalité de traitement, et la Cour de relever sur la question que l’Italie n’a pas entendu se prévaloir des dérogations autorisées par les textes.

La Cour conclut dès lors à la contrariété de la législation avec les quatre directives en cause, étant (i) pour la Directive n° 2003/109, avec son article 11, § 1er, sous f), (ii) pour la Directive n° 2011/95, avec son article 29, (iii) pour la Directive n° 2009/50, avec son article 14, § 1er, sous g) et (iv) pour la directive 2011/98, son article 12, § 1, sous g).

II n’y a pas de contrariété avec les articles article 12, paragraphe 1, sous e), de la directive 2011/98/UE, l’article 14, paragraphe 1, sous e), de la directive 2009/50/CE et 11, paragraphe 1, sous d), de la directive 2003/109/CE.

Intérêt de la décision

Cet arrêt est une étape dans la construction jurisprudentielle de la Cour de Justice en matière de prestations accordées aux familles.

La Cour y a rappelé ses arrêts antérieurs (MARTINEZ SILVA, 21 juin 2017, Aff. n° C-449/16, MARTINEZ SILVA c/ ISTITUTO NAZIONALE DELLA PREVIDENZA SOCIALE (INPS) et COMUNE DI GENOVA, EU:C:2017:485 ainsi que CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS c/ FV et GW, 2 avril 2020, Aff. n° C-802/18, EU:C:2020:269).

Ces décisions ont établi les critères à retenir pour que des prestations accordées automatiquement aux familles soient considérées comme des prestations de sécurité sociale. Ceux-ci doivent être objectifs quant aux conditions d’octroi (notamment : taille, revenus, ressources en capital des familles bénéficiaires), critères qui excluent un octroi qui permettrait une appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels. En outre, il est exigé que ces prestations viennent compenser les charges de famille, notion qui a également été explicitée dans la jurisprudence de la Cour.

L’intérêt de la présente affaire est également l’examen auquel s’est livré la Cour quant aux conditions fixées par les différentes directives, examen dont elle a relevé qu’elles ne se réfèrent pas toutes aux mêmes conditions et la conclusion à laquelle elle a abouti, à partir du constat que, ne s’agissant pas de prestations de sécurité sociale ou d’assistance sociale, il y avait néanmoins lieu de retenir la non-conformité du droit italien avec le droit de l’Union au motif du non-respect du principe de l’égalité de traitement en matière de fournitures de services.


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