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Suppression des allocations d’insertion : examen des justifications données par l’ONEm

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Huy), 7 mai 2021, R.G. 15/574/A

Mis en ligne le lundi 31 janvier 2022


Tribunal du travail de Liège (division Huy), 7 mai 2021, R.G. 15/574/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 7 mai 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Huy) écarte l’arrêté royal du 28 décembre 2011 supprimant le droit aux allocations d’insertion à partir du 1er janvier 2015, les motifs d’intérêt général (motifs budgétaires et relance de l’emploi des jeunes) n’étant nullement établis.

Les faits

Un bénéficiaire d’allocations d’insertion a introduit un recours contre l’ONEm, étant arrivé en fin de droit au 1er janvier 2015. Le recours a été déposé le 3 juillet 2015 alors qu’aucune décision individuelle n’avait été prise à son égard, l’ONEm ayant tout simplement arrêté le versement des allocations. Il s’agit d’un effet des articles 36 et 63 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991.

Position des parties devant le tribunal

Le demandeur conteste la légalité de la disposition, eu égard à une régression importante de ses droits sociaux. Il fait valoir qu’il y a violation des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat et violation du principe de « standstill ». En conséquence, il sollicite l’écartement de l’arrêté royal chômage tel que modifié.

Quant à l’ONEm, il demande la confirmation de la décision de fin de droit au 1er janvier 2015.

L’affaire est restée pendante devant le tribunal du travail jusqu’à la fin de l’année 2020, le dossier de l’auditorat ayant été déposé en octobre 2015.

La décision du tribunal

Sur le plan de la recevabilité du recours (aucune décision n’ayant été notifiée), le tribunal renvoie à l’article 23 de la Charte de l’assuré social, qui fixe le délai de recours à trois mois à partir de la notification ou de la prise de connaissance de la décision par l’assuré social en cas d’absence de notification.

Dans la mesure où il n’y a pas eu de notification, le tribunal considère qu’il ne peut vérifier le respect de l’obligation de faire figurer sur la décision certaines mentions obligatoires (étant celles reprises à l’article 14 de la Charte). Il conclut que le délai n’a pas commencé à courir.

Le tribunal examine successivement la question de la violation des lois coordonnées du Conseil d’Etat et celle du principe de standstill.

Pour ce qui est des lois coordonnées, se pose la question de la justification de l’urgence invoquée par l’Etat. Le tribunal ne fait pas droit à l’argument, constatant que l’Etat a développé une justification par rapport à la notion d’urgence dans le préambule de l’arrêté royal et que celle-ci a été admise par le Conseil d’Etat. Il conclut également que l’Etat a respecté les motifs invoqués dans le préambule. Pour ce, il renvoie longuement à un arrêt de la Cour du travail de Liège du 4 août 2020 (C. trav. Liège, 4 août 2020, R.G. 2019/AL/532).

Pour ce qui est du standstill, après un rappel du principe et de son application en matière sociale, le tribunal passe en revue la jurisprudence existante, dont quatre arrêts de la Cour de cassation (Cass., 28 mai 2018, n° S.17.0091.F, Cass., 14 septembre 2020, n° S.18.0012.F, Cass., 14 décembre 2020, n° S.19.0083.F et Cass., 1er février 2021, n° S.20.0057.F – ces deux derniers étant, à notre connaissance, inédits).

Le tribunal rappelle qu’il doit procéder en trois temps, étant d’examiner (i) si la nouvelle disposition implique un recul significatif, (ii) si ce recul est motivé par des motifs d’intérêt général et (iii) si la mesure est proportionnée au regard de celui-ci.

Le recul étant considéré comme significatif, il passe rapidement à l’examen des motifs d’intérêt général. Il s’agit d’un motif budgétaire et de relance de l’emploi des jeunes.

Le jugement constate que l’ONEm n’a jamais déposé – et ne dépose toujours pas – une étude macro-économique des mesures envisagées, préalablement à la mise en place de celles-ci, étude qui eut permis, comparée avec les chiffres et statistiques, de vérifier que le motif d’intérêt général a été suivi d’effet.

Sont déposés les rapports de fonctionnement de l’ONEm (années 2011-2006). Ceux-ci sont rejetés au motif que le premier, qui est présenté comme étude macro-économique, ne peut avoir ce caractère : devrait être produite une étude objective et préalable visant la mesure dans son ensemble et non uniquement le point de vue de l’ONEm. Les suivants – présentés comme le résultat de la mesure – sont également considérés comme non probants au motif qu’ils ne font que refléter le point de vue de l’ONEm et ne donnent aucune perspective financière globale.

Est encore déposé au tribunal le rapport fait à la Cour des comptes (août 2016) sur la situation budgétaire et financière 2015. Le tribunal en retire qu’il fait expressément référence au fait que, malgré l’adoption et la mise en œuvre des nouvelles mesures budgétaires, l’ONEm n’est pas à même d’en mesurer le rendement individuel. Plusieurs raisons sont données, étant qu’il est difficile d’isoler l’effet d’une mesure par rapport à l’effet de la conjoncture, de la démographie ou d’autres mesures prises dans le même domaine (ou domaines annexes). En outre, il est souligné que les mesures prises peuvent aussi avoir un effet indirect sur l’emploi, entraînant une réduction des dépenses en allocations de chômage, mais que, si certaines ont des effets préventifs ou dissuasifs qui induisent des changements de comportement, ceux-ci sont très difficiles à évaluer.

Est également expressément mentionné que l’ONEm ne peut préciser le rendement individuel de ces mesures, étant également acté que la plupart des personnes qui tombent dans le champ d’application de celles-ci ne font plus de demande d’allocations et qu’en l’absence de demande, l’ONEm ne peut estimer leur incidence. Est cependant constatée une diminution importante des entrées dans le régime des allocations d’insertion par rapport aux années précédentes, le rapport ajoutant qu’il faut aussi tenir compte des effets de la démographie, de la prolongation de l’âge de la scolarité et de l’extension du suivi de la recherche active d’emploi aux jeunes en stage d’insertion.

Pour le tribunal, tous ces éléments laissent clairement entendre que l’ONEm « n’a aucune idée de l’impact des mesures de manière concrète ». En conclusion, si une motivation budgétaire est invoquée, concrètement, rien ne permet de confirmer ce motif d’intérêt général.

Quant au motif de relance de l’emploi des jeunes, il est constaté qu’une étude faite par le FOREm confirme qu’une grande partie des gens exclus ne se retrouve dans aucune des statistiques effectuées. Par ailleurs, les éléments déposés sont considérés comme trop généraux et unilatéraux.

Le tribunal rejette également qu’il s’agisse d’une aide aux jeunes qui n’ont pas contribué à la sécurité sociale et que le C.P.A.S. peut toujours intervenir à titre subsidiaire. L’ONEm n’apporte dès lors pas de preuve suffisante de l’existence de mesures prises au motif d’intérêt général.

Enfin, sur la proportionnalité, il est encore fait grief à ce dernier de ne pas démontrer que d’autres mesures d’aide aux jeunes et de relance de l’emploi des jeunes auraient été prises en parallèle. Au contraire, puisque le rapport fait à la Cour des comptes en août 2016 démontre une réduction des budgets pour la relance de l’emploi et une diminution des aides. Le tribunal conclut à l’absence de caractère proportionné de la mesure.

La disposition est dès lors écartée et le tribunal applique le texte tel qu’en vigueur auparavant.

Intérêt de la décision

La jurisprudence sur la question est actuellement abondante. Elle permet, au niveau des juridictions de fond, de s’appuyer sur la position de la Cour de cassation, qui, par un arrêt déterminant du 14 septembre 2020 (Cass., 14 septembre 2020, n° S.18.0012.F – précédemment commenté), a répondu à la plupart des arguments généralement soumis par l’ONEm, dont la possibilité de l’intervention du C.P.A.S.

Rappelons en substance qu’en vertu de cet arrêt, il est actuellement admis que l’obligation de standstill s’applique non seulement aux prestations prévues moyennant des cotisations sociales ou des périodes de travail suffisantes mais également aux prestations à caractère non contributif et donc aux allocations d’insertion. Dès lors que toute réduction du niveau de protection offert par les prestations sociales, qu’elles soient ou non contributives, est, par nature, susceptible de réduire les dépenses et d’inciter les intéressés à fournir des efforts supplémentaires d’insertion sur le marché du travail, partant, de contribuer à la réalisation d’objectifs généraux en matière budgétaire et d’emploi, ces objectifs généraux ne sauraient suffire à justifier n’importe quelle réduction du niveau de protection.

De même, l’intervention des centres publics d’action sociale étant assurée à toute personne, elle ne saurait suffire, sous peine de vider de tout contenu l’obligation de standstill précitée, à justifier n’importe quelle réduction du niveau de protection offert par des prestations sociales, fussent-elles non contributives. En considérant que le recul significatif dans le droit à la sécurité sociale des chômeurs plus âgés, résultant de la limitation dans le temps du droit aux allocations d’insertion, est justifié par des motifs d’intérêt général, la Cour suprême conclut que la cour du travail viole l’article 23 de la Constitution.

Dans son arrêt antérieur du 5 mars 2018 (Cass., 5 mars 2018, n° S.16.0033.F), elle avait jugé que l’article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 appliqué à l’assurée sociale en l’espèce (chômeuse âgée ayant travaillé comme assistante de prévention et de sécurité) est contraire à l’article 23 de la Constitution. En procédant ainsi au contrôle du respect de l’obligation de standstill imposée au Roi par cette disposition constitutionnelle, l’arrêt de la cour du travail ne viole ni l’article 7, § 1er, alinéa 3, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 ni le principe général du droit de la séparation des pouvoirs.

La spécificité de l’espèce tranchée par le Tribunal du travail de Liège réside au niveau des preuves apportées par l’ONEm quant à la notion d’intérêt général. Les éléments soumis dans le cadre de cette procédure semblent l’avoir été pour la première fois – en tout cas dans la jurisprudence à laquelle nous avons pu avoir accès. En 2021, l’on ne peut dès lors que conclure, dans la mesure où ces éléments ont également été rejetés, au même titre que les précédents, que l’ONEm sera bien en peine d’établir l’intérêt général de la mesure, ainsi que sa proportionnalité.


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