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Citoyens européens économiquement inactifs : droit à des conditions dignes au sens de la Charte européenne

Commentaire de C.J.U.E., 15 juillet 2021, Aff. n° C-709/20 (CG c/ THE DEPARTMENT FOR COMMUNITIES IN NORTHERN IRELAND), EU:C:2021:602

Mis en ligne le mardi 28 décembre 2021


Cour de Justice de l’Union européenne, 15 juillet 2021, Aff. n° C-709/20 (CG c/ THE DEPARTMENT FOR COMMUNITIES IN NORTHERN IRELAND), EU:C:2021:602

Terra Laboris

Dans un arrêt du 15 juillet 2021 rendu en Grande Chambre, la Cour de Justice de l’Union européenne fait application des dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la situation des citoyens européens économiquement inactifs : lorsque les citoyens en cause ne disposent d’aucune ressource pour subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leurs enfants et qu’ils sont isolés, les autorités nationales doivent s’assurer qu’en cas de refus des prestations d’assistance sociale, ils peuvent néanmoins vivre avec leurs enfants dans des conditions dignes.

Les faits

Une citoyenne européenne, bénéficiaire d’une double nationalité (croate et néerlandaise), vit au Royaume-Uni. Elle bénéficie d’un droit de séjour temporaire depuis le 4 juin 2020. Elle n’a jamais exercé d’activité économique au Royaume-Uni et ne dispose d’aucune ressource pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants.

Le droit de séjour temporaire lui a été octroyé vu qu’elle bénéficiait du statut de résident non permanent au Royaume-Uni (Pre-Settled Status). Cet octroi n’est pas soumis à une condition de ressources. Elle a sollicité ultérieurement une prestation d’assistance sociale (crédit universel – Universal Credit). Cette demande est refusée au motif que seules les personnes disposant d’un droit de séjour au Royaume-Uni au sens de la réglementation interne peuvent être considérées comme y ayant leur résidence habituelle. Les ressortissants des Etats membres, à l’instar de l’intéressée, qui disposent d’un droit de séjour au titre de l’Annexe UE du régime de référence, sont exclues de la catégorie des bénéficiaires potentiels de cette prestation. Ce droit de séjour (Annexe UE) ne signifie en effet pas qu’il y a résidence habituelle au Royaume-Uni au sens de la réglementation interne sur le crédit universel.

Après avoir introduit un recours administratif, l’intéressée a saisi la cour d’appel (Appeal Tribunal), contestant la légalité de la réglementation nationale, qui a servi de fondement à cette décision, et ce pour contrariété à l’article 18 T.F.U.E. ainsi qu’aux obligations qui incomberaient au Royaume-Uni suite à la loi (loi de 1972) relative à l’adhésion du Royaume-Uni à l’Union européenne.

Pour la demanderesse, dès lors qu’elle dispose d’un droit de séjour temporaire, elle se trouve sur le territoire national au sens de la législation interne et devrait, dès lors, pouvoir prétendre à l’octroi du crédit universel. Elle fait valoir une différence de traitement entre les citoyens de l’Union résidant légalement au Royaume-Uni et les ressortissants britanniques et, en conséquence, une discrimination fondée sur la nationalité au sens de l’article 18 T.F.U.E.

Les autorités nationales confirment leur position, étant que le droit à cette prestation sociale dépend de conditions d’éligibilité propres.

La cour d’appel a dès lors décidé d’interroger la Cour de Justice.

Questions préjudicielles

La première question est de savoir si le Règlement interne de 2016 sur le crédit universel institue une discrimination illégale (directe ou indirecte au sens de l’article 18 T.F.U.E.) et s’il est compatible avec les obligations incombant au Royaume-Uni en vertu de la loi de 1972 sur les Communautés européennes (loi d’adhésion).

La seconde question, posée s’il est répondu affirmativement à la première et si est retenue une discrimination indirecte, porte sur la justification de la réglementation interne et sa compatibilité avec les obligations figurant dans la loi de 1972.

La réponse de la Cour

La Cour constate en premier lieu qu’il lui a été demandé de statuer dans le cadre de la procédure accélérée prévue à l’article 105 du Règlement de procédure. Vu la situation de la demanderesse (absence de ressources financières, absence de prestations de l’Etat, hébergement dans un centre d’accueil pour femmes battues et risque de violation des droits fondamentaux des enfants), la Cour fait droit à la demande (la demande datant du 21 décembre 2020 et étant parvenue à la Cour le 30 décembre).

Elle vérifie ensuite sa compétence, constatant qu’à la date du 1er février 2020, l’Accord sur le retrait du Royaume-Uni est entré en vigueur et que cet Etat est dès lors devenu un Etat tiers. Il en découle que les juridictions du Royaume-Uni ne peuvent plus, à partir de cette date, être considérées comme des juridictions d’un Etat membre de l’Union européenne. Une période de transition a cependant été prévue jusqu’au 31 décembre 2020 et, au cours de celle-ci, le droit de l’Union est applicable au Royaume-Uni et sur son territoire, il produit les mêmes effets juridiques que ceux produits au sein de l’Union et des Etats membres et doit être interprété et appliqué de la même manière. Il est également prévu que la Cour demeure compétente pour statuer à titre préjudiciel sur les demandes présentées avant la fin de cette période.

La Cour se déclare dès lors compétente ratione temporis, mais uniquement pour ce qui est d’une demande d’interprétation de l’article 18 du T.F.U.E. (et non sur la compatibilité de la réglementation interne avec les obligations incombant au Royaume-Uni en vertu de la loi de 1972, question qui ne porte ni sur l’interprétation du droit de l’Union ni sur la validité d’un acte des institutions de l’Union).

Quant au fond, la Cour aborde la première question uniquement, à partir du principe de non-discrimination. Elle rappelle que celui-ci est concrétisé à l’article 24 de la Directive n° 2004/38 à l’égard des citoyens de l’Union qui exercent leur liberté de circuler et de séjourner sur le territoire des Etats membres.

Les prestations en cause constituent des prestations d’assistance sociale au sens de l’article 24, § 2, de celle-ci (la Cour renvoyant à son arrêt JOBCENTER KREFELD du 6 octobre 2020, Aff. n° C-181/19, EU:C:2020:794).

Pour ce qui est de l’accès à des prestations sociales, la Cour reprend l’enseignement de son arrêt DANO du 11 novembre 2014 (Aff. n° C-333/13, EU:2014:2358), où elle a jugé qu’un citoyen de l’Union ne peut demander à bénéficier de l’égalité de traitement en vertu de l’article 24, § 1er, de la Directive avec les ressortissants de l’Etat membre d’accueil qui si son séjour sur le territoire de cet Etat membre respecte les conditions posées par la Directive n° 2004/38.

Il s’agit en l’espèce d’un séjour d’une durée supérieure à trois mois mais inférieure à cinq ans, de telle sorte que le droit de séjour est subordonné, en ce qui concerne un citoyen économiquement inactif, à l’obligation de disposer pour lui et les membres de sa famille de ressources suffisantes, et ce afin notamment d’éviter de devenir une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’Etat membre d’accueil. Si des citoyens de l’Union qui ne bénéficient pas d’un droit de séjour conforme à la Directive n° 2004/38 pouvaient demander à bénéficier de prestations d’assistance sociale au même titre que les ressortissants nationaux, ceci irait à l’encontre de l’objectif poursuivi et risquerait de permettre à des citoyens de l’Union économiquement inactifs d’utiliser le système de protection sociale de l’Etat membre d’accueil pour financer leurs moyens d’existence.

L’Etat membre dispose dès lors de la faculté de refuser l’octroi de prestations d’assistance sociale à ces citoyens qui ont exercé leur liberté de circulation et ne disposent pas de ressources suffisantes pour prétendre au bénéfice d’un droit de séjour au titre de cette Directive. Et la Cour de préciser qu’il faut effectuer un examen concret de la situation économique de chaque personne afin de vérifier s’il est satisfait à l’exigence de ressources suffisantes et si elle peut dès lors se prévaloir dans l’Etat membre d’accueil du principe de non-discrimination de l’article 24, § 1er, c’est-à-dire bénéficier de l’égalité de traitement avec les ressortissants dudit Etat.

En l’espèce, l’intéressée ne dispose pas de ressources suffisantes et est dès lors susceptible de devenir une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale. Elle ne peut dès lors se prévaloir du principe de non-discrimination.

En ce qui concerne le droit de séjour temporaire octroyé en vertu du droit national (cet octroi intervenant sans condition de ressources), cette situation, qui revient à accorder un droit de séjour à un citoyen de l’Union alors même que ne sont pas satisfaites toutes les conditions prévues par la Directive, relève d’une hypothèse visée par celle-ci en son article 37, étant qu’elle ne s’oppose pas à ce que le droit des Etats membres institue un régime plus favorable que celui de la Directive. Ce droit ne peut cependant être considéré comme ayant été accordé « en vertu de » la Directive.

S’agissant en l’espèce d’un régime plus favorable en termes de droit de séjour, il ne s’agit pas d’une mise en œuvre de la Directive n° 2004/38. Il appartient à chaque Etat membre qui a décidé d’instituer un régime plus favorable de préciser quelles sont les conséquences d’un droit de séjour accordé sur le seul fondement du droit national.

La situation est cependant également visée par la Charte, et les droits fondamentaux doivent être respectés. La Cour rappelle que les dispositions de la Charte s’adressent aux Etats membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union et qu’elles n’étendent pas le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences de celle-ci, de même qu’elles ne créent aucune compétence ni aucune tâche nouvelle pour l’Union et ne modifient pas les compétences et les tâches définies dans les Traités. De même, les droits fondamentaux que la Charte garantit doivent être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union.

Les autorités du Royaume-Uni ont reconnu le droit d’une ressortissante d’un Etat membre de séjourner librement sur son territoire. Ce faisant, elles ont mis en œuvre les dispositions du Traité F.U.E. relatives au statut de citoyen de l’Union. Chaque Etat membre doit dès lors s’assurer qu’un citoyen qui a fait usage de sa liberté de circuler et de séjourner sur le territoire d’un autre Etat membre, qui est titulaire d’un droit de séjour en vertu du droit national et qui se trouve dans une situation de vulnérabilité puisse vivre dans des conditions dignes (considérant 89). A cette obligation, prévue à l’article 1er, doit s’ajouter le droit au respect de la vie privée et familiale prévu à l’article 7, cette disposition devant être lue en combinaison avec l’obligation de prendre en considération, dans tous les actes relatifs aux enfants, l’intérêt supérieur de ceux-ci, tel que reconnu à l’article 24, § 2.

Dans la situation de l’espèce, les autorités nationales ne peuvent opposer un refus à une demande de prestations d’assistance sociale telle que le crédit universel que s’il a été vérifié que ce refus n’expose pas le citoyen concerné et les enfants dont il a la charge à un risque concret et actuel de violation de leurs droits fondamentaux tels que prévus par les articles 1er, 7 et 24 de la Charte. Il appartient dès lors à la juridiction de renvoi de vérifier si l’intéressée et ses enfants peuvent effectivement bénéficier des aides disponibles autres que le crédit universel.

La réponse de la Cour est dès lors que, lorsque le citoyen en cause ne dispose d’aucune ressource pour subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de ses enfants et qu’il est isolé, les autorités nationales doivent s’assurer qu’en cas de refus des prestations d’assistance sociale, il peut néanmoins vivre avec ses enfants dans des conditions dignes. Il y a lieu de tenir compte de l’ensemble des dispositifs d’assistance prévus par le droit national et dont il peut bénéficier.

Intérêt de la décision

Cet arrêt a été rendu en Grande Chambre, vu l’enjeu juridique de la question à traiter.

La situation des citoyens européens économiquement inactifs (ayant exercé leur droit de libre circulation) a donné lieu à des débats nourris à propos de l’obligation des Etats d’accueil en cas d’absence de ressources suffisantes. La question s’est également posée du lien entre les règlements de coordination en matière de sécurité sociale (qui couvrent les prestations spéciales à caractère non contributif) et la directive 2004/38.

Il s’agit d’examiner la situation du citoyen de l’Union économiquement non actif ayant une durée de séjour supérieure à 3 mois mais inférieure à 5 ans. Parmi les conditions de l’article 7, § 1er, b de la Directive, figure celle de disposer de ressources suffisantes pour lui-même et les membres de sa famille. Dans la mesure où ces ressources n’existent pas, l’intéressé ne peut prétendre au droit de séjour.

L’Etat membre peut cependant accorder davantage de droits – comme en l’espèce. Dès lors que la réglementation interne a conféré ‘plus’ de droits que ceux garantis par le droit européen, ce régime plus favorable n’est pas une mise en œuvre de la Directive n° 2004/38. Il appartient à chaque Etat membre de préciser quelles sont les conséquences d’un droit de séjour accordé sur le seul fondement du droit national.

Dans ce cadre, chaque Etat membre doit respecter les obligations de la Charte européenne des droits fondamentaux et veiller à ce que le citoyen qui a fait usage de sa liberté de circuler et de séjourner sur le territoire d’un autre Etat membre, qui est titulaire d’un droit de séjour en vertu du droit national et qui se trouve dans une situation de vulnérabilité puisse vivre dans des conditions dignes. Ces obligations figurent aux articles 1er, 7, et 24, § 2.


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