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Exercice de mandats syndicaux et discrimination dans les conditions de rémunération

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Huy), 14 juin 2021, R.G. 19/205/A

Mis en ligne le mardi 28 décembre 2021


Tribunal du travail de Liège (division Huy), 14 juin 2021, R.G. 19/205/A

Terra Laboris

Par jugement du 14 juin 2021, le Tribunal du travail de Liège (div. de Huy) rejette une demande d’arriérés de rémunération et d’indemnité pour discrimination due à la conviction syndicale, après avoir procédé à l’examen des critères dégagés par la Cour de Justice de l’Union européenne dans sa jurisprudence sur la question : existence d’une mesure apparemment neutre, effets de celle-ci sur les travailleurs comparables, objectif légitime et caractère approprié et nécessaire de la mesure pour atteindre cet objectif.

Les faits

Un employé au service d’une société dépendant de la commission paritaire 326 (industrie du gaz et de l’électricité), engagé depuis le 1er septembre 1983, a exercé divers mandats syndicaux à partir de 1996. Il a ultérieurement été libéré de ses prestations, afin de se consacrer pleinement à ceux-ci.

Le 1er mars 2020, il a pris sa pension anticipée.

Il introduit une procédure contre la société aux fins d’obtenir une importante régularisation salariale (de plus de 50.000€) ainsi que l’indemnité forfaitaire prévue à l’article 18, § 2, 2°, de la loi du 10 mai 2017 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination.

Le Tribunal du travail de Liège a rendu deux jugements.

Le jugement du 12 octobre 2020

Dans ce premier jugement, le tribunal a statué sur le chef de demande relatif à la rémunération, l’intéressé réclamant une différence salariale liée à la classe professionnelle. La demande était basée sur le système de promotion applicable au sein de l’entreprise (base conventionnelle) l’intéressé n’ayant cependant jamais effectivement exercé la fonction correspondant à la classe pour laquelle les arriérés étaient réclamés.

Le tribunal a constaté que le système interne de promotion faisait que les travailleurs entièrement dispensés de prestations techniques pour se concentrer exclusivement à leurs tâches syndicales n’avaient accès à aucun système de promotion tant qu’ils ne reprenaient pas des activités sur le terrain. Une différence de traitement a ainsi été retenue par rapport aux travailleurs exerçant des mandats syndicaux sans être pleinement dispensés de leurs prestations ou à ceux n’exerçant aucun mandat syndical.

Le tribunal a considéré qu’il s’agissait d’une distinction indirecte au sens de l’article 4, 8°, de la loi, le lien entre l’exercice de la fonction supérieure et la promotion ayant pour conséquence un traitement désavantageux pour ceux qui se consacrent à temps plein à leurs activités syndicales.

Le tribunal a également considéré que, si la règle énoncée paraissait raisonnable et justifiée, il fallait constater qu’aucun autre système de promotion n’était accessible.

Il a ordonné une réouverture des débats afin de permettre aux parties de s’expliquer sur la justification de la mesure par un objectif légitime et sur le caractère approprié et nécessaire des moyens mis en œuvre pour réaliser cet objectif.

Il a également invité le demandeur à préciser le fondement de sa demande d’arriérés de salaire ainsi qu’à choisir entre la demande d’indemnisation forfaitaire et la réparation du préjudice réel au cas où la discrimination serait retenue.

Le jugement du 14 juin 2021

Dans ce jugement, où le tribunal vide sa saisine, la position des parties est reprise, dont essentiellement les arguments de la société en ce qui concerne l’absence de discrimination.

Celle-ci expose que la différence de traitement ne repose pas sur le critère protégé de la conviction syndicale, dans la mesure où il y a des délégués ou représentants syndicaux dans les deux groupes distincts envisagés par le tribunal dans son jugement du 12 octobre 2020, étant les représentants syndicaux dispensés entièrement de prestations d’une part et les autres travailleurs (qu’ils soient représentants syndicaux ou non). Elle justifie la différence de traitement vu le critère retenu, qui est l’absence totale de prestations techniques, situation affectant tant les représentants syndicaux dispensés entièrement de prestations que d’autres types de travailleurs (crédit-temps, congé de maternité, congé sans solde, incapacité de longue durée, …). Elle fait également grief à l’intéressé de ne pas démontrer que l’absence d’octroi de promotion touche statistiquement davantage les mandataires syndicaux.

Enfin, elle considère que la mesure est justifiée par un objectif légitime, étant d’assurer l’égalité entre les travailleurs dans l’accès à la promotion, ainsi que de s’assurer que les fonctions sont exercées par des personnes disposant des compétences nécessaires. Quant au caractère approprié et nécessaire de la mesure, elle relève que le fait de se consacrer à 100% aux activités syndicales constitue un choix pour le travailleur, choix qui n’est pas irréversible, la possibilité de s’investir étant facultative et non obligatoire. Elle relève encore que les mandataires syndicaux qui exercent des fonctions techniques ont accès au système de promotion.

Le tribunal va dès lors répondre à cette argumentation.

En ce qui concerne la discrimination, il fait un bref rappel des principes, renvoyant à des arrêts anciens de la Cour de justice (C.J.U.E. 13 octobre 1986, C-170/84 (BILKA - KAUFHAUS GMBH c/ KARIN WEBER VON HARTZ), EU:C:1986:204) et C.J.U.E. 7 février 1991, C-184/89 (HELGA NIMZ c/ FREIE UND HANSESTADT HAMBURG), EU:C:1991:50), décisions rappelées pour ce qui est de la manière d’identifier des mesures qui bien qu’apparemment neutres produisent en pratique un effet défavorable pour des personnes caractérisées par un critère protégé.

Il s’agit de montrer que la mesure litigieuse aboutit en pratique à désavantager un nombre beaucoup plus important de personnes caractérisées par un motif protégé que d’autres personnes. Selon la doctrine (J.RINGELHEIM, « Les concepts clés du droit de la lutte contre les discriminations », Comprendre et pratiquer le droit de la lutte contre les discriminations, CUP, Anthémis 2018, page 46) il faut recourir à une analyse statistique pour vérifier si l’impact est disproportionné sur un groupe protégé. Par ailleurs, certaines mesures sont par nature et intrinsèquement susceptibles de défavoriser les personnes présentant un tel critère.

En l’espèce, le tribunal ne retient que le critère de la distinction et l’exercice effectif ou non des fonctions. Ce critère apparemment neutre est de nature à créer une discrimination indirecte et pour vérifier si celle-ci existe il faut se demander s’il touche en pratique un pourcentage considérablement plus élevé de travailleurs qui exercent des mandats syndicaux que d’autres travailleurs. Cette preuve est à fournir par le demandeur, qui doit établir des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination.

En l’espèce, l’intéressé n’apporte aucun élément statistique de nature à conforter sa thèse, ainsi les chiffres établissant les pourcentages de travailleurs bénéficiant ou non du système de promotion. Le demandeur expose sur ce point avoir été le seul représentant syndical à s’investir à 100% dans ses mandats, circonstance qui n’est, selon le jugement, pas déterminante pour établir la discrimination vantée.

Le tribunal souligne que d’autres situations que l’exercice de mandats syndicaux sont visées, et notamment les congés de maternité, les crédit-temps, etc. Le critère de l’exercice effectif n’est dès lors pas le seul visé et les motifs invoqués par la société sont considérés comme légitimes.

Surabondamment le tribunal relève encore que les systèmes de promotion sont bien souvent instaurés par les partenaires sociaux au niveau sectoriel ou au niveau de l’entreprise et que les organisations syndicales, représentées au sein de la commission paritaire ou de l’entreprise sont intervenues dans l’élaboration de ces critères. La société ne pourrait être, dès lors, reconnue comme l’auteur d’une telle discrimination.

Le demandeur est en conséquence débouté de son action.

Intérêt de la décision

Dans ce jugement, le tribunal du travail fait une analyse fouillée de la discrimination indirecte.

Rappel est dès lors fait de la jurisprudence bien établie de la Cour de justice, en ses arrêts BILKA-KAUFHAUS et NIMZ, respectivement du 13 octobre 1986 et du 7 février 1991. Ceux-ci ont été rendus en matière de discrimination indirecte des femmes par rapport aux hommes en lien avec l’exercice du travail à temps partiel.

La première affaire concernait une employée de grand magasin au sein duquel existait un régime complémentaire de pension d’entreprise (faisant partie intégrante des contrats de travail). Les employés à temps partiel n’étaient admis à bénéficier de ce régime que pour autant qu’ils aient travaillé à temps plein pendant au moins 15 ans sur une période totale de 20 ans, ce qui n’était pas le cas d’une dame W. La Cour y avait considéré que l’article 119 du traité CEE était violé si les employés à temps partiel étaient exclus du régime de pension d’entreprise lorsque cette mesure frappe un nombre plus élevé de femmes que d’hommes, à moins que l’entreprise n’établisse que la mesure s’expliquait par des facteurs objectivement justifiés et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

Dans l’affaire NIMZ, où il s’agissait d’agents contractuels de la fonction publique, le litige portait sur les conditions de passage dans un groupe supérieur de rémunération, le critère étant de prendre en compte les périodes d’ancienneté dans leur totalité pour les travailleurs qui effectuaient au moins les trois-quarts de l’horaire de travail normal mais seulement pour moitié lorsque l’horaire était compris entre la moitié et les trois-quarts. Dans ce deuxième arrêt, la cour avait également conclu à une contravention à l’article 119 du traité CEE. Elle avait également précisé le rôle du juge national mis en présence d’une discrimination indirecte dans une disposition d’une convention collective : il est tenu d’écarter cette disposition - sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination probable de celle-ci par la négociation collective ou par tout autre procédé - et d’appliquer aux membres du groupe défavorisé par cette discrimination le même régime que celui dont bénéficient les autres travailleurs, régime qui, à défaut de l’exécution correcte de l’article 119 du traité CEE en droit national, reste le seul système de référence valable.


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