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Chômage des artistes : faut-il tenir compte des droits d’auteur pour le calcul des allocations de chômage ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 11 mars 2021, R.G. 2018/AB/406

Mis en ligne le jeudi 14 octobre 2021


Cour du travail de Bruxelles, 11 mars 2021, R.G. 2018/AB/406

Terra Laboris

Dans un arrêt du 11 mars 2021, la Cour du travail de Bruxelles répond à cette question que le libellé de l’article 130, § 1er, 6°, de l’arrêté royal organique a une portée très large, s’agissant de viser le produit d’une activité exercée, peu importe la qualification de celui-ci en droit civil ou en droit fiscal.

Les faits

Un bénéficiaire d’allocations de chômage est par ailleurs écrivain et comédien. Cette activité a été déclarée sur son formulaire C1 en tant qu’activité principale produisant des revenus. Elle a été autorisée, l’ONEm acceptant d’octroyer provisoirement les allocations (au montant complet), sous réserve d’une adaptation lorsque le montant des revenus serait déterminé. Depuis 2013 (années 2013 et 2014), il a perçu des revenus, étant de la rémunération dans le cadre de contrats de travail, ainsi que des droits d’auteur de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques provenant de contrats de cession ou de concession de droits d’auteur. S’y sont ajoutés, pour l’année 2013, des revenus d’indépendant.

La production des avertissements-extraits de rôle a été demandée par l’ONEm en 2016 pour les années 2012 à 2014. Après avoir été auditionné, l’intéressé a vu le montant journalier des allocations pour l’année 2013 revu à la baisse (soit à raison d’un montant journalier de 3,03 euros pour toute l’année), les allocations perçues au-delà devant être récupérées. Pour l’année 2014, une décision similaire est intervenue, le montant journalier autorisé étant fixé à 21,49 euros. L’indu global est de près de 6.000 euros.

Une requête a été déposée devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles et celui-ci a débouté l’intéressé de ses demandes par jugement du 28 mars 2018.

La cour est saisie de l’appel de l’intéressé, qui demande à titre principal de mettre à néant les décisions intervenues et, subsidiairement, de limiter la récupération à une partie de l’année 2013 uniquement.

La décision de la cour

La cour rappelle que le régime des artistes en matière de chômage est un régime spécifique, le statut ayant été réformé à plusieurs reprises en 2013 et 2014.

Depuis le 1er avril 2014, l’activité artistique a été définie : il s’agit de la création et/ou l’exécution, ou encore l’interprétation d’œuvres artistiques dans le secteur de l’audio-visuel et des arts plastiques, de la musique, de la littérature, du spectacle, du théâtre et de la chorégraphie.

Il y a dérogation aux règles des articles 44 et 48 de l’arrêté royal organique, dérogation figurant à l’article 48bis. Pour ce, l’activité artistique doit être accessoire. L’exercice de cette activité fait l’objet de règles particulières, étant que les artistes sont autorisés dans une certaine mesure à exercer cette activité sans la confiner dans un créneau horaire particulier. Par dérogation à l’article 48, il n’est par ailleurs pas exigé que l’activité ait existé avant le début du chômage et elle peut dès lors être entamée pendant celui-ci. La cour rappelle que l’objectif est de permettre au chômeur de se réorienter, ou encore de développer une vie culturelle et sociale.

La question des revenus est réglée par renvoi à l’article 130 (également modifié à partir du 1er avril 2014). Le montant journalier est diminué de la partie des revenus tirés de l’exercice de l’activité artistique qui excède un montant déterminé. L’on tient compte de tous les revenus découlant directement ou indirectement de cet exercice, sauf exception.

Le bénéficiaire d’allocations soutient en l’espèce que les montants perçus ne sont pas des revenus tirés de l’exercice d’une activité artistique et que, dès lors, il n’y a pas lieu d’appliquer la règle de limitation du cumul. Il s’agirait de droits d’auteur et ceux-ci constituent, comme il le soutient, une catégorie particulière de droits mobiliers, tant en droit civil qu’en droit fiscal. Il ne s’agit ni de la contrepartie d’un travail ni de celle d’une activité. Au contraire, ils découlent de la cession ou de la concession de biens mobiliers incorporels. Les tiers à qui ils sont cédés (ou concédés) pourront utiliser l’œuvre. Pour l’appelant, il faut ainsi faire une distinction entre le produit de l’activité et le produit du patrimoine. Les montants perçus sont des revenus mobiliers incorporels tirés de son patrimoine intellectuel et ne sont pas à confondre avec une rémunération de prestation de travail.

La cour considère ne pas pouvoir suivre cette position, pour divers motifs, le premier étant que la réglementation du chômage est d’ordre public et que, s’agissant d’un régime dérogatoire, il y a lieu à interprétation stricte.

Par ailleurs, les termes de l’article 130, § 1er, 6°, supposent une acception large de la notion de « revenus ». Celle-ci doit intervenir sans distinction de nature, puisque le texte vise « tous les revenus découlant… ». Pour la cour, ces revenus doivent présenter un lien avec l’exercice de l’activité artistique et la qualification fiscale est indifférente.

La cour renvoie au Rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 23 novembre 2000, qui a modifié l’arrêté royal du 25 novembre 1991 en ce qui concerne les artistes, où a été visé le produit de l’activité artistique exercée à titre professionnel, qui comprend tout ce qui peut être obtenu en raison ou à l’occasion de l’activité et ne pourrait pas l’être sans celle-ci. Les modalités ou le débiteur du revenu n’importent pas. La Cour de cassation a également été amenée à prendre position et la cour du travail rappelle son arrêt du 16 novembre 2015 (Cass., 16 novembre 2015, n° S.14.0008.F et Cass., 11 mars 2013, n° S.11.0093.N).Il est également renvoyé à l’avis du Conseil d’Etat sur une proposition de loi du 9 avril 2020 (avis n° 67.289/1 du 20 mai 2020). Les revenus de droits d’auteur constituent dès lors des revenus tirés de l’exercice d’une activité artistique.

L’appelant défendant une thèse subsidiaire, selon laquelle les droits d’auteur perçus qui résultent d’une activité salariée ne peuvent être pris en compte pour l’application de l’article 103, § 2, alinéa 1er, puisque non soumis à la « règle du plafond », la cour examine cette thèse eu égard à la notion de « revenus immunisés ». Cette disposition immunise le revenu ou la partie de revenu tiré(e) de l’activité assujettie à la sécurité sociale des travailleurs salariés à la condition qu’elle ait fait l’objet d’une retenue pour la sécurité sociale. A défaut, la limite du cumul s’applique, l’artiste se voyant appliquer le même régime que pour le revenu non salarié. Il ne suffit par ailleurs pas qu’il s’agisse de revenus passibles de cotisations, mais il faut que ces cotisations aient effectivement été retenues. La cour constate que tel n’est pas le cas en l’espèce.

Enfin, l’intéressé faisant encore valoir une discrimination entre les personnes qui perçoivent des droits d’auteur et celles qui perçoivent d’autres revenus mobiliers ou immobiliers (seules les premières se voyant appliquer la règle de cumul), ainsi que dans le traitement identique de personnes qui se trouvent dans des situations fondamentalement différentes, entre les artistes qui exercent des activités dans les liens de contrats de travail ou de contrats dits « 1bis » (avec retenues de cotisations) et ceux qui les exercent en dehors de tout contrat de ce type (sans retenues de cotisations), dans la mesure où les allocations de chômage sont soumises à l’article 130 dans les deux cas, alors que l’activité a donné lieu à des retenues dans le premier cas seulement.

La cour rencontre cette double objection en rappelant qu’il y a été répondu par le Conseil d’Etat dans un arrêt du 19 novembre 2015 (C.E., 19 novembre 2015, n° 232.598), la cour rappelant qu’il s’est agi d’un recours en annulation contre l’arrêté royal du 7 février 2014 qui a introduit ce dispositif. Elle en reprend l’essentiel. Sur la première discrimination, elle renvoie au régime de faveur pour les artistes, l’objectif général de la réglementation restant d’octroyer un revenu de remplacement à ceux-ci et l’article 130, § 2, étant un tempérament à ce régime. Par ailleurs, la comparaison faite avec d’autres produits (produits de revenus mobiliers ou immobiliers) repose sur un critère objectif et n’apparaît pas disproportionnée, une activité professionnelle étant exercée dans un cas et non dans l’autre. Pour la seconde discrimination, elle répond que les personnes visées sont dans des situations comparables et sont traitées de la même manière. La position de l’ONEm doit dès lors être confirmée pour la décision relative aux revenus de 2014.

La cour en vient alors aux revenus de 2013, pour lesquels doit être appliqué l’article 130, avant sa modification entrée en vigueur le 1er avril 2014. Pour cette période, il n’y a pas d’immunisation, les revenus (d’écrivain) ayant été perçus dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un statut. Il y a lieu à récupération et la cour rejette encore un argument de prescription, rappelant que, s’agissant d’un moyen de défense à l’action, la prescription ne peut pas courir tant que la créance n’est pas exigible et que l’action ne peut être introduite. Renvoi est ici fait à la jurisprudence constante de la Cour de cassation.

Le délai de prescription n’a ainsi pu prendre cours avant l’établissement de l’avertissement-extrait de rôle relatif aux revenus de cette année, la créance de l’ONEm étant née à ce moment et le recouvrement exigible.

Intérêt de la décision

Depuis le 1er avril 2014, les conditions de la réduction des allocations de chômage en cas de cumul autorisé ont été précisées, tant pour les personnes à qui la règle peut s’appliquer que pour les règles de cumul en elles-mêmes.

L’intérêt de l’arrêt est d’avoir confirmé que sont visés actuellement tous les revenus issus de l’exercice d’une activité, qu’il s’agisse de revenus de salarié, d’indépendant, ou encore, comme en l’espèce, de droits d’auteur. Sans l’activité, les droits d’auteur n’existeraient pas et ils sont donc étroitement liés à celle-ci.

Relevons que, dans une affaire similaire la cour a rendu un second arrêt le même jour (C. trav. Bruxelles, 11 mars 2021, R.G. 2018/AB/410). Celui-ci concerne un auteur, scénariste et producteur de films, également bénéficiaire de droits d’auteur, soit directement versés par la société des auteurs et compositeurs dramatiques, soit directement des producteurs audio-visuels (la question du cumul concernant uniquement l’année 2014). Faisant application des mêmes principes, la cour a également conclu au non-fondement de l’appel. Dans les deux affaires, des revenus d’indépendant étaient également visés. Ils n’ont pas fait l’objet de discussions particulières.

L’on notera plus particulièrement, à propos des droits d’auteur, que, même s’il s’agit en droit civil (et en droit fiscal) d’une catégorie particulière de revenus mobiliers et qu’ils ne constituent pas à proprement parler la contrepartie ni d’un travail ni d’une activité, mais celle de la cession (ou concession) de biens mobiliers incorporels, cette qualification n’a pas d’incidence sur la réglementation chômage. Il s’agit de revenus qui sont issus de l’exercice de l’activité en cause.

Quelle que soit leur qualification, notamment sur le plan fiscal, ils font partie des revenus visés à l’article 130. Les développements faits par la cour quant à la volonté du législateur ainsi qu’au contexte et à la jurisprudence du Conseil d’Etat démontrent que l’acception du terme « revenus » est large. Si les articles 44 et 48 ne peuvent comme tels être appliqués aux artistes, l’article 48bis s’inscrit précisément dans un objectif de limiter les revenus issus de l’activité artistique, tout en prônant l’exercice de celle-ci par le biais de règles dérogatoires. Celles-ci concernent à la fois l’horaire pendant lequel l’activité peut être exercée et l’absence d’exigence de cet exercice pendant une période précédant l’octroi d’allocations de chômage.


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