Terralaboris asbl

Discrimination à l’embauche pour convictions religieuses : l’ordonnance STIB

Commentaire de Prés. Trib. trav. fr. Bruxelles (réf.), 3 mai 2021, R.G. 19/1.755/A

Mis en ligne le jeudi 14 octobre 2021


Président du Tribunal du travail francophone de Bruxelles (réf.), 3 mai 2021, R.G. 19/1.755/A

Terra Laboris

Par ordonnance du 3 mai 2021, le Président du Tribunal du travail francophone de Bruxelles fait droit à une demande de cessation pour discrimination sur la base des convictions religieuses (port du foulard), condamnant la STIB à y mettre fin et à allouer à la personne discriminée l’indemnité légale, et ce au motif à la fois de discrimination directe et de discrimination indirecte.

Les faits

Une jeune femme, de confession musulmane, titulaire de plusieurs diplômes universitaires, postule pour un poste d’intérimaire dans le cadre d’une fonction juridique au sein de la STIB en décembre 2015. La société d’intérim Randstad est chargée de la procédure de recrutement. Il s’agit d’un remplacement. La personne à remplacer réintègre cependant ses fonctions plus tôt que prévu et la candidate, qui avait été retenue par Randstad, se voit proposer, lors d’un entretien avec la STIB, un autre poste. Elle fait le compte rendu de cet entretien à Randstad, qui, pour elle, était positif, mentionnant cependant que le port du foulard « serait totalement interdit, peu importe la façon dont il est porté ». Elle s’étonne qu’une entreprise qui pratique ouvertement une politique de recrutement inclusive l’interdise. Aucune suite n’intervient quant à ces premiers contacts. L’intéressée postule quelques semaines plus tard, via la société Clear HR, pour un autre poste, où se pose également l’interdiction de tout signe religieux.

La STIB expliquera ultérieurement que le refus d’embauche dont se plaindra l’intéressée en justice est dû au fait que c’est la société Clear HR qui a décidé de ne pas recommander sa candidature, bien qu’elle disposât des compétences techniques nécessaires pour occuper la fonction. Pour la STIB, elle avait en effet les « hard skills » et c’est la société de recrutement qui n’a pas retenu la candidature de l’intéressée, qui, en fin de compte, n’a pas été invitée à un entretien. Elle conteste que le port du foulard ait jamais motivé la « non-embauche » en son sein. Pour la STIB, les sociétés de recrutement avaient évoqué la politique de neutralité applicable en interne en son sein et avaient averti l’intéressée que, si elle était engagée, elle devrait se conformer à cette politique de neutralité, celle-ci s’appliquant à tous.

UNIA introduisit une action en cessation.

La décision du président du tribunal

Le tribunal reprend le cadre de sa saisine, rappelant que la STIB est soumise à l’ordonnance du 4 septembre 2008 de la Région de Bruxelles-Capitale visant à promouvoir la diversité et à lutter contre la discrimination dans la fonction publique régionale bruxelloise. Celle-ci vise à créer un cadre général pour la promotion de la diversité dans les organismes publics de la Région de Bruxelles-Capitale, à interdire toute discrimination et à promouvoir l’égalité de traitement dans les relations professionnelles au sein de la fonction publique régionale bruxelloise en assurant à cet effet la transposition des directives européennes anti-discrimination dans la politique de l’emploi dans les organismes publics de la Région de Bruxelles-Capitale.

La STIB est en effet une institution para-régionale de droit public telle que visée à l’article 4, 13°, de cette ordonnance (le président du tribunal renvoyant également à Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, sess. 2007-2008, n° A-467/2, p. 12).

Le président constate que sont visées en l’espèce à la fois une discrimination directe et une discrimination indirecte sur la base de la conviction religieuse. UNIA, demanderesse, fait valoir la discrimination indirecte. L’intéressée, intervenante volontaire, considère qu’il y a une discrimination directe. Par ailleurs, la Ligue des droits humains, qui est également intervenue volontairement à la cause, formule sa demande en intervention en dénonçant l’existence d’une discrimination intersectionnelle.

Dans un important rappel des principes, l’ordonnance aborde la notion de religion, qui n’est pas définie par la Directive n° 2000/78/CE. Il est renvoyé à la jurisprudence ACHBITA (C.J.U.E., 14 mars 2017, Aff. n° C-157/15, ACHBITA et CENTRUM VOOR GELIJKHEID VAN KANSEN EN VOOR RACISMEBESTRIJDING c/ G4S SECURE SOLUTIONS NV, EU:C:2017:203), notamment. De même, est très détaillée la question de l’exigence professionnelle essentielle déterminante, pour laquelle est rappelé l’arrêt BOUGNAOUI (C.J.U.E., 14 mars 2017, Aff. n° C-188/15, BOUGNAOUI et ASSOCIATION DE DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME (ADDH) c/ MICROPOLE SA, EU:C:2017:204) ainsi que la jurisprudence reprise dans cet arrêt.

L’ordonnance procède ensuite à la vérification de l’existence d’une présomption de discrimination directe sur la base de la conviction religieuse, constatant les différences de l’affaire en cause avec celles ayant donné lieu à l’arrêt ACHBITA. La STIB se réfère en effet à sa politique de neutralité, selon laquelle, de manière générale, est interdit à tous les membres du personnel le port de tout signe convictionnel. Si elle se réfère à son règlement de travail, le président du tribunal considère cependant qu’il n’est pas acquis que c’est cette règle telle quelle qui aurait fondé le rejet des deux candidatures de l’intéressée, et ce eu égard aux explications ci-dessus. Celle-ci serait donc victime d’une discrimination directe fondée sur sa conviction religieuse sans que le traitement discriminant imputé à la STIB repose sur une règle interne de neutralité. Si la règle elle-même n’est pas génératrice d’une discrimination directe, le président considère cependant que sa mise en œuvre concrète est, elle, porteuse d’une telle discrimination directe fondée sur le critère protégé.

Pour ce qui est de la justification, l’incompatibilité vantée par la STIB entre le profil et la fonction à pourvoir n’est pas établie. Il est renvoyé à l’article 9 de l’ordonnance du 4 septembre 2008, qui prévoit six étapes à suivre pour que l’on puisse considérer que la cause de justification invoquée est admissible. Celles-ci se retrouvent d’ailleurs dans un arrêt SALABERRIA SORONDO de la Cour de Justice (C.J.U.E., 15 novembre 2016, Aff. n° C-258/15, SALABERRIA SORONDO c/ ACADEMIA VASCA DE POLICÍA Y EMERGENCIAS, EU:C:2016:873). L’ordonnance reprend les six conditions mises par la Cour de Justice sur la question. En l’espèce, la STIB ne prouve pas que le traitement défavorable subi par l’intéressée et fondé directement sur la conviction religieuse répond à une exigence professionnelle essentielle.

Un examen très fouillé des arguments intervient alors, centré sur le principe de neutralité, le président estimant qu’il y a lieu de distinguer selon qu’est en jeu l’obligation de neutralité à l’égard des usagers de la STIB ou l’un ou l’autre des autres objectifs allégués par la société, étant d’assurer l’égalité entre les travailleurs, de garantir la diversité en son sein et d’assurer la paix sociale.

Pour ce qui est de la neutralité à l’égard des usagers, cette obligation implique de la part des agents un comportement qui puisse garantir à ceux-ci qu’ils seront effectivement traités de manière égale, sans discrimination basée sur leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques. Celle-ci ne concerne que les travailleurs en contact avec la clientèle et l’ordonnance poursuit en posant diverses questions à propos de cette politique de neutralité exclusive. De manière générale, la mise en œuvre pratique de la politique de neutralité ne peut se faire, selon l’ordonnance, de manière neutre et objective, le marquage convictionnel d’un vêtement, d’un accessoire vestimentaire, d’un objet d’apparat, d’un tatouage, voire d’une barbe n’étant pas toujours manifeste. Si le résultat recherché est le traitement égal de tous les travailleurs, l’ordonnance constate que l’application quotidienne de la règle d’interdiction généralisée du port de tout signe convictionnel passe nécessairement par un filtre, qui génère lui-même des traitements inégaux.

Les autres objectifs sont également rejetés, ainsi l’objectif de paix sociale, que l’ordonnance considère être la « face visible et présentable d’un préjugé inavouable ». Celui-ci ne peut justifier l’interdiction à tous les travailleurs du port de tout signe convictionnel.

L’égalité des travailleurs ne peut enfin justifier non plus une interdiction générale et indifférenciée, d’autant que la STIB a fait le constat qu’il existe une grande diversité ethnique et religieuse en son sein.

L’ordonnance poursuit que la société a l’obligation de s’abstenir de prendre une mesure d’interdiction générale servant prétendument un objectif d’égalité qui irait à contre-sens de l’objectif de diversité. N’est, en conclusion, nullement démontré que la mesure d’interdiction litigieuse permettrait de répondre à l’objectif d’égalité entre les travailleurs.

Pour ce qui est de la discrimination indirecte, ainsi que de la discrimination inter-sectionnelle, l’ordonnance rappelle le cadre légal et, pour la discrimination intersectionnelle plus particulièrement, elle souligne que celle-ci appréhenderait la réalité d’une discrimination qui résulte de l’interaction de plusieurs motifs (renvoyant à E. BRIBOSIA, R. MEDARD INGHILTERRA et I. RORIVE, « Discrimination intersectionnelle en droit : mode d’emploi », Rev. trim. dr. h., 126/2021, p. 242 – à paraître), soulignant que cette notion est absente du droit de l’Union (avec renvoi à C.J.U.E., 24 novembre 2016, Aff. n° C-443/15,. PARRIS c/ TRINITY COLLEGE DUBLIN e.a., EU:C:2016:897, points 79 à 81).

Ces discriminations intersectionnelles ne sont pas abordées dans la loi « genre » du 10 mai 2007, non plus que les discriminations multiples (la décision renvoyant, sur cette question, à J. JACQMAIN et L. MARKEY, « Actualités de la lutte contre les discriminations en droit social », Droit de la non-discrimination, Bruxelles, Bruylant, 2016, p. 135). Ces questions ne sont pas davantage explorées.

Reste le débat de la discrimination indirecte distincte en raison du genre à l’occasion des deux candidatures rejetées. Il faut ici procéder à une comparaison entre d’une part le groupe de femmes auquel appartient l’intéressée et qui portent un signe convictionnel avec, d’autre part, le groupe d’hommes qui portent un signe convictionnel. Est ici indifférent le fait que la STIB ait voulu ou non la différence de traitement, dans la mesure où il suffit que la pratique apparemment neutre soit susceptible d’affecter plus durement les femmes que les hommes, ce qui apparaît être le cas en l’espèce. Aucune justification n’est apportée. Aussi, la discrimination indirecte est-elle également retenue.

Il est ainsi fait droit à la demande de cessation, la STIB étant en outre condamnée à payer une indemnité forfaitaire de six mois de rémunération brute pour chacune des deux candidatures. A la demande de la Ligne des droits humaines, la STIB se voit enjoindre de cesser de fonder sa politique de l’emploi sur un principe de neutralité exclusive interdisant de manière générale à l’ensemble des membres du personnel le port de tout signe convictionnel, quel qu’il soit (religieux, philosophique, politique, etc.).

Intérêt de la décision

Cette ordonnance-fleuve (69 pages) est actuellement définitive, la société ayant acquiescé.

Les problèmes soulevés par celle-ci justifieraient un très long commentaire, vu la complexité de la question elle-même, et son application à une société de service public.

L’on ne peut que renvoyer, à titre de commentaire à ce stade, à l’examen très nuancé fait par le président du tribunal du travail, qui va, au-delà des principes énoncés (neutralité, paix sociale, égalité des travailleurs, etc.), débusquer l’existence d’un bien-fondé à la règle imposée, ainsi qu’à ses conséquences dans la pratique. Tout au long de son raisonnement, le président du tribunal a conclu à l’inadéquation des motifs avancés avec les justifications autorisées par les textes légaux.

Dans ses arrêts phares sur la question (BOUGNAOUI et ACHBITA), la Cour de Justice avait clarifié certains points eu égard aux principes de la Directive.

En l’espèce, la politique de neutralité voulue par une société de service public est le point central du litige et la conclusion de l’ordonnance est qu’elle ne peut justifier le refus d’embauche.

Vu l’acquiescement, la question est ainsi posée à l’entreprise et, de même, aux autres sociétés de la Région bruxelloise organisant une mission de service public. L’ordonnance rendue dépasse ainsi le règlement d’un cas d’espèce, en ce qu’elle indique toucher les services publics qui ont adopté les mêmes règles (explicites ou non). Divers commentaires sont intervenus quant à cette ordonnance du 3 mai 2021, vu la persistance du débat sur la question et eu égard au caractère tranché de la décision de justice.

Relevons, parmi les commentaires autorisés, celui fait par Jean-François NEVEN pour Justice-en-ligne, intitulé « Le voile, la burka ou le burkini et le juge ». Il rappelle notamment ce qu’il y a lieu d’entendre par « neutralité exclusive ».


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be