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Conditions du caractère suspensif d’un recours devant le Conseil du Contentieux des Etrangers

Commentaire de C.J.U.E., 30 septembre 2020, Aff. n° C-402/19 (LM c/ CENTRE PUBLIC D’ACTION SOCIALE DE SERAING), EU:C:2020:759

Mis en ligne le vendredi 10 septembre 2021


Cour de Justice de l’Union européenne, 30 septembre 2020, Aff. n° C-402/19 (LM c/ CENTRE PUBLIC D’ACTION SOCIALE DE SERAING), EU:C:2020:759

Terra Laboris

Dans un arrêt du 30 septembre 2020, la Cour de Justice de l’Union européenne répond à une question posée par la Cour du travail de Liège, dans le prolongement de la jurisprudence ABDIDA, sur l’application de l’article 57, § 2, de la loi organique des C.P.A.S., s’agissant du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers ayant la charge d’un enfant atteint d’une maladie grave et devenu majeur.

Les faits

Un citoyen d’origine congolaise sollicite une autorisation de séjour pour raisons médicales, pour lui-même et sa fille, cette dernière souffrant de plusieurs maladies graves. Il perçoit l’aide sociale à charge du C.P.A.S. Suite au rejet de sa demande (en réalité plusieurs demandes introduites), un ordre de quitter le territoire lui est notifié. Un recours est introduit devant le Conseil du Contentieux des Etrangers.

A la fin du délai donné en vue du départ volontaire octroyé par l’ordre de quitter le territoire, le C.P.A.S. arrête le paiement de l’aide sociale et maintient le bénéfice de l’aide médicale urgente. Les droits de l’intéressé en matière d’aide sociale sont rétablis suite à une décision du Président du Tribunal du travail de Liège.

A la majorité de sa fille, atteinte en avril 2017, l’aide sociale est à nouveau refusée. Un jugement rendu suite au recours introduit devant le tribunal du travail considère que le retrait du droit à l’aide sociale est fondé à partir de la majorité.

Appel est interjeté. La cour du travail constate qu’il y a une dégradation prévisible de l’état de santé de la jeune fille en cas de retour dans son pays d’origine et que ceci paraît correspondre au seuil de gravité exigé pour qu’il soit considéré que son éloignement l’exposerait à des traitements inhumains ou dégradants. La présence du père auprès de sa fille est par ailleurs considérée comme indispensable, et ce de la même manière que pendant sa minorité.

Une question est dès lors soumise par la Cour du travail de Liège à la Cour de Justice, et ce par arrêt du 17 mai 2019 (R.G. 2018/AL/339).

La question préjudicielle

La question préjudicielle porte sur l’article 57, § 2, de la loi organique des C.P.A.S. Dans sa version applicable au litige, celui-ci prévoit que, par dérogation aux autres dispositions de la loi, la mission du C.P.A.S. se limite à l’octroi de l’aide médicale urgente à l’égard d’un étranger qui séjourne illégalement dans le Royaume.

La cour pose la question de la contrariété éventuelle de cette disposition aux articles 5 et 13 de la Directive n° 2008/115/CE, lus à la lumière des articles 19, alinéa 2, et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que de l’article 14, 1, sous b), de la Directive et des articles 7 et 12 de la Charte tels qu’interprétés par l’arrêt ABDIDA (C.J.U.E., 18 décembre 2014, Aff. n° C-562/13, CENTRE PUBLIC D’ACTION SOCIALE D’OTTIGNIES-LOUVAIN-LA-NEUVE c/ ABDIDA, EU:C:2014:2453). Cette contrariété éventuelle est à examiner en ce qu’elle conduit à priver un étranger ressortissant d’un Etat tiers en séjour illégal sur le territoire d’un Etat membre de la prise en charge dans la mesure du possible de ses besoins de base pendant l’exercice du recours en annulation et suspension introduit en son nom personnel et en tant que représentant de son enfant mineur contre une décision de quitter le territoire, alors que l’enfant actuellement majeur est atteint d’une maladie grave, que l’exécution de cet ordre de quitter le territoire est susceptible de l’exposer à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé et que la présence de ce parent auprès de son enfant majeur est jugée indispensable par le corps médical en raison de sa vulnérabilité découlant de son état de santé.

La décision de la Cour

La Cour reformule la question, qui est, en substance, de savoir s’il faut interpréter les articles 5, 13 et 14 de la Directive, lus à la lumière des articles 7, 19, § 2, 21 et 47 de la Charte, en ce qu’ils s’opposent à une législation nationale qui ne prévoit pas la prise en charge dans la mesure du possible des besoins de base d’un ressortissant de pays tiers dans une situation où (i) un recours a été exercé contre une décision de retour prise à son égard, (ii) l’enfant majeur de ce ressortissant est atteint d’une grave maladie et (iii) la présence du ressortissant du pays tiers auprès de cet enfant devenu majeur est indispensable à ce dernier, alors que l’exécution de la décision de retour est susceptible de l’exposer à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé.

Dans l’examen du fond de la question ainsi posée, la Cour fait de nombreux renvois à l’arrêt ABDIDA et aux garanties qu’il a rappelées, garanties offertes par la Directive n° 2008/115. Celles-ci existent dans l’attente du retour, ce qui signifie notamment au cours des périodes pendant lesquelles l’éloignement a été reporté conformément à l’article 9 de la Directive. Cette obligation de reporter l’éloignement s’applique dans toutes les situations dans lesquelles un Etat membre est tenu de suspendre l’exécution d’une décision de retour à la suite de l’exercice d’un recours introduit. Ceci vise les situations dans lesquelles l’Etat membre concerné est tenu d’offrir un recours suspensif de plein droit contre une décision de retour.

Se pose dès lors la question du caractère suspensif vis-à-vis du père du recours introduit par lui le concernant, sachant que sa présence auprès de l’enfant majeur est indispensable à ce dernier.

La Cour rappelle qu’elle a précisé dans l’arrêt ABDIDA qu’un ressortissant de pays tiers doit disposer d’une voie de recours effective pour contester une décision de retour prise à son égard, mais que ce recours n’a pas nécessairement un effet suspensif. Intervient ici l’article 47 de la Charte, aux termes duquel toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal, dans le respect des conditions qu’il prévoit et avec le principe de non-refoulement, garanti notamment à l’article 19, § 2, de la Charte et à l’article 5 de la Directive.

Dans son arrêt GNANDI (C.J.U.E., 19 juin 2018, Aff. n° C-181/16, GNANDI c/ ETAT BELGE, EU:C:2018:465), la Cour a déduit que le recours doit être revêtu d’un effet suspensif de plein droit dès lors que l’exécution de la décision est, notamment, susceptible d’exposer ce ressortissant à un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 19, § 2, de la Charte (point 56 de l’arrêt). L’obligation d’assurer dans certains cas à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie le bénéfice d’un recours suspensif vise à lui permettre de se maintenir temporairement sur le territoire de l’Etat, ce qu’il ne pourrait éventuellement pas faire si le parent sous la dépendance duquel il se trouve devait quant à lui quitter le territoire vers un pays tiers. Dans la pratique, l’enfant perdrait la protection dont il doit bénéficier en vertu des articles 5 et 13 de la Directive, lus à la lumière des dispositions précitées de la Charte.

Dès lors, pour la Cour, afin de garantir l’effectivité de cette protection, le parent du même enfant doit, en application de ces dispositions, bénéficier d’un recours suspensif de plein droit contre la décision de retour prise à son égard. Le fait que cet enfant ait atteint la majorité est indifférent.

La Cour rejette encore l’argumentation du Gouvernement belge, selon lequel le recours suspensif ne devrait être garanti que contre une décision d’éloignement (et non contre une décision de retour). A cet égard, en effet, dans son arrêt GNANDI, elle a précisé que l’obligation de prévoir dans certains cas un recours suspensif de plein droit contre une décision de retour s’imposait a fortiori à l’égard d’une éventuelle décision d’éloignement. Ce faisant, elle a jugé que cette obligation ne se limitait pas à ce dernier type de décision.

Elle conclut qu’un ressortissant d’un pays tiers, parent d’un enfant majeur gravement malade, qui est placé sous sa dépendance et qui fait l’objet d’une décision de retour dont l’exécution serait susceptible d’exposer cet enfant majeur à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé doit bénéficier des garanties dans l’attente du retour prévues à l’article 14 de la Directive, parmi lesquelles l’unité familiale avec les membres de la famille présents sur le territoire, qui doit être maintenue dans la mesure du possible, de même que les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies, ainsi que les besoins particuliers des personnes vulnérables. Cette obligation ne s’impose toutefois que si ce ressortissant d’un pays tiers est dépourvu des moyens lui permettant de pourvoir lui-même à ses besoins.

Dans son dispositif, elle conclut que les dispositions de droit européen invoquées s’opposent à une législation nationale qui ne prévoit pas la prise en charge dans la mesure du possible des besoins de base d’un ressortissant d’un pays tiers dans les circonstances invoquées, étant (i) l’exercice d’un recours contre une décision de retour prise à son égard, (ii) l’existence d’une grave maladie dans le chef de l’enfant majeur du ressortissant du pays tiers, (iii) le caractère indispensable de la présence de celui-ci auprès de l’enfant majeur, (iv) l’exercice d’un recours pour compte de cet enfant majeur contre la décision de retour le concernant et dont l’exécution serait susceptible de l’exposer à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé et (v) l’absence de moyens dans le chef du ressortissant lui permettant de pourvoir lui-même à ses besoins.

Intérêt de la décision

Cet arrêt du 30 septembre 2020 a ainsi étendu la solution qui avait été donnée dans l’affaire ABDIDA à la situation du père d’un enfant devenu majeur et atteint d’une maladie grave. La présence du père est considérée comme indispensable et il y a lieu, en conséquence, de conférer un caractère suspensif au recours introduit non seulement pour sa fille, mais également pour lui-même, qui doit prendre soin d’elle.

Le même jour, la Cour de Justice a répondu à une autre question, dans le même registre, répondant à une question préjudicielle qui avait également été posée par la Cour du travail de Liège (autre chambre) en date du 11 mars 2019 (C. trav. Liège, div. Liège, 11 mars 2019, R.G. 2018/AL/265).

Cette affaire concerne une citoyenne guinéenne âgée, au moment où la cour statue, de 59 ans et étant en Belgique depuis septembre 2015. L’intéressée avait introduit une demande d’asile, qui s’était clôturée négativement en 2016, et, ensuite, une demande de régularisation pour motifs médicaux (article 9ter), demande déclarée recevable. Suite à cette décision, elle avait pu obtenir une attestation d’immatriculation et, par voie de conséquence, une aide sociale. En septembre 2017, la demande de régularisation médicale avait été rejetée au fond et un ordre de quitter le territoire avait été notifié. Un recours en annulation et en suspension contre le refus d’autorisation de séjour et l’ordre de quitter le territoire avait été introduit (recours toujours pendant au moment où la cour du travail a statué). Le C.P.A.S. avait retiré l’aide sociale financière ainsi que celle pour frais médicaux et avait invité l’intéressée à introduire une demande d’aide médicale urgente, au besoin. Ceci avait été fait, l’intéressée étant atteinte de plusieurs maladies graves. Un recours fut introduit en décembre 2017 devant le Tribunal du travail de Liège. En février 2018, une nouvelle demande d’aide sociale avait également été sollicitée, celle-ci étant aussitôt refusée et faisant l’objet d’un nouveau recours (pendante devant le tribunal).

Dans son arrêt du 11 mars 2019, arrêt très longuement motivé, la cour du travail avait posé à la Cour de Justice la question suivante : « Les articles 5 et 13 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, lus à la lumière des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que l’article 14, paragraphe 1, sous b), de cette directive, lus à la lumière de l’arrêt C-562/13 rendu le 18 décembre 2014 par la grande chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne doivent-ils s’interpréter comme conférant un effet suspensif à un recours exercé contre une décision ordonnant à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie de quitter le territoire d’un État membre, étant entendu que l’auteur du recours soutient que l’exécution de cette décision est susceptible de l’exposer à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé, – sans qu’il soit nécessaire de porter une appréciation sur le recours, sa simple introduction suffisant à suspendre l’exécution de la décision ordonnant de quitter le territoire – ou moyennant un contrôle marginal portant sur l’existence d’un grief défendable ou de l’absence de cause d’irrecevabilité ou de non-fondement manifeste du recours devant le Conseil du contentieux des étrangers – ou encore moyennant un contrôle plein et entier de la part des juridictions du travail afin de déterminer si l’exécution de cette décision est bel et bien susceptible d’exposer l’auteur du recours à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé ? ».

Dans son arrêt, également daté du 30 septembre 2020 (C.J.U.E., 30 septembre 2020, Aff. n° C-233/19, B. c/ CENTRE PUBLIC D’ACTION SOCIALE DE LIEGE, EU:C:2020:757), la Cour de Justice a dit pour droit que les articles 5 et 13 de la Directive n° 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, lus à la lumière de l’article 19, § 2, et de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doivent être interprétés en ce sens qu’une juridiction nationale saisie d’un litige en matière d’aide sociale dont l’issue est liée à une éventuelle suspension des effets d’une décision de retour prise à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers atteint d’une grave maladie doit considérer qu’un recours tendant à l’annulation et à la suspension de cette décision emporte, de plein droit, la suspension de ladite décision, bien que cette suspension ne résulte pas de l’application de la réglementation nationale, lorsque (i) ce recours contient une argumentation visant à établir que l’exécution de la même décision exposerait ce ressortissant d’un pays tiers à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé, qui n’apparaît pas manifestement infondée, et que (ii) cette réglementation ne prévoit pas d’autre voie de recours, régie par des règles précises, claires et prévisibles, emportant, de plein droit, la suspension d’une telle décision.

Soulignons encore que l’arrêt commenté, étant celui relatif à la situation du père de l’enfant gravement malade devenu majeur, contenait également deux questions à la Cour constitutionnelle. La Cour s’est prononcée par arrêt du 6 mai 2021, renvoyant l’affaire devant le juge a quo aux fins de vérifier si les questions préjudicielles appellent encore une réponse, eu égard à l’annulation de la décision de l’Office des Etrangers par arrêt du Conseil du Contentieux des Etrangers du 11 octobre 2019 (n° 227.370). Du fait de la rétroactivité de cet arrêt, la Cour constitutionnelle a considéré que l’intéressé avait été rétabli, en ce qui concerne son statut de séjour, dans la situation antérieure à la décision de refus par laquelle l’Office avait déclaré la demande d’autorisation de séjour recevable, sans toutefois prendre encore une décision définitive à ce sujet. La Cour constitutionnelle note encore que le père et sa fille ont obtenu un droit de séjour définitif le 4 mai 2020 et se sont vu délivrer une carte de séjour B le 23 juin 2020.


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