Terralaboris asbl

Absence d’audition d’un contractuel au service d’un employeur public : évaluation du préjudice

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 9 mars 2021, R.G. 2018/AB/255

Mis en ligne le mardi 15 juin 2021


Cour du travail de Bruxelles, 9 mars 2021, R.G. 2018/AB/255

Terra Laboris

Dans un arrêt du 9 mars 2021, la Cour du travail de Bruxelles rappelle qu’en cas d’absence d’audition d’un travailleur contractuel par l’employeur public avant son licenciement, l’indemnisation du préjudice subi doit passer par l’évaluation de la chance perdue d’avoir pu conserver son emploi si l’audition s’était normalement tenue.

Les faits

Un auxiliaire familial et sanitaire est engagé par un C.P.A.S. dans le cadre de plusieurs contrats à durée déterminée successifs (contrats qualifiés de « contrats de travail de formation en alternance »). Ces contrats sont de 19 heures par semaine. Dans le même temps, il a signé des contrats de remplacement pour des périodes en général courtes.

Le C.P.A.S. fait savoir au travailleur que la relation de travail est terminée, au motif que le dernier contrat à durée déterminée serait arrivé à échéance. Considérant qu’il s’agissait d’un seul contrat à durée déterminée, l’intéressé réclame une indemnité compensatoire de préavis. Il sollicite également des dommages et intérêts pour perte d’une chance de conserver son emploi, n’ayant pas été entendu par le C.P.A.S. avant la rupture.

Un litige va opposer les parties, litige qui va conduire à un jugement du Tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre), qui va débouter le demandeur. Celui-ci interjette appel.

La décision de la cour

La cour examine, dans un long arrêt, divers éléments de la rupture, celle-ci étant intervenue alors que l’intéressé avait été « écarté » de sa fonction par son employeur, suite à une tentative d’empoisonnement dont il avait été victime et qui avait, dans un premier temps, donné lieu à une période d’incapacité. Le C.P.A.S. lui signala que la mesure prise à son égard l’était dans le souci de sa protection, dans la mesure où il ne voulait prendre aucun risque quant à sa sécurité.

C’est dans ce contexte que le travailleur, qui n’avait pas repris le travail depuis, reçut notification par le C.P.A.S. que les relations de travail étaient finies.

Parmi les chefs de demande examinés, la cour motive longuement sa position quant à la demande de dommages et intérêts suite à l’absence d’audition, demande fondée sur la « perte d’une chance de conserver son emploi ».

Elle reprend la problématique, remontant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 juillet 2017 (C. const., 6 juillet 2017, n° 86/2017), dans lequel la Cour a conclu que les règles de la loi du 3 juillet 1978 concernant les contrats de travail à durée indéterminée ne pouvaient être interprétés comme autorisant l’employeur public à licencier un travailleur contractuel pour des motifs liés à sa personne ou à sa conduite sans être tenu de l’entendre préalablement. Ceci est en effet, pour la Cour, un facteur de discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, eu égard aux travailleurs statutaires de la fonction publique.

Pour la cour du travail, le principe général « audi alteram partem » s’impose aux employeurs de la fonction publique vis-à-vis de leur personnel contractuel, renvoyant ici aux observations sous cet arrêt de J. DE WILDE D’ESTMAEL (J. de WILDE d’ESTMAEL, « L’audition préalable au licenciement dans le secteur public : un partout ? », J.L.M.B., 2017, p. 1700).

Un arrêt légèrement postérieur (C. const., 22 février 2018, n° 22/2018) a conclu à l’application de ce principe également en cas de licenciement pour motif grave, cet arrêt énonçant en outre que le principe ci-dessus doit être complété par le principe général des droits de défense, ce qui implique que l’agent soit préalablement informé des reproches formulés et qu’il puisse faire valoir utilement ses observations.

Le Conseil d’Etat s’est également prononcé et la cour du travail rappelle son arrêt du 21 mars 2017 (C.E., 21 mars 2017, n° 237.734), confirmant ces garanties (respect du principe général de droit « audi alteram partem », impliquant l’obligation pour l’employeur public d’informer l’agent de la mesure qu’il envisage, obligation de l’informer également de l’objet et du but de l’audition et obligation encore de permettre à l’agent de prendre connaissance de son dossier et de disposer d’un délai suffisant pour pouvoir faire utilement ses observations).

La cour retient que le C.P.A.S., qui n’a pas auditionné le travailleur (et, à cet égard, la circonstance qu’il croyait que le lien contractuel était à durée déterminée est sans incidence, puisque tel n’était pas le cas), a commis une faute au sens de l’article 1382 du Code civil.

Le lien causal n’est cependant pas établi de manière certaine entre la faute commise et le préjudice subi.

Si la causalité certaine entre la faute et le dommage tel qu’il s’est réalisé in concreto n’est pas avérée, il peut néanmoins apparaître que la faute a entraîné de façon certaine au moins la perte d’une chance. C’est cette perte d’une chance qui est le préjudice spécifique qu’il convient de réparer.

La cour du travail renvoie encore à l’arrêt de la Cour de cassation du 15 mars 2010 (Cass., 15 mars 2010, n° C.09.0433.N), retenant que la perte d’une chance réelle d’obtenir un avantage ou d’éviter un désavantage donne lieu à réparation s’il existe un lien de « conditio sine qua non » entre la faute et cette perte de chance.

Elle rappelle également la doctrine (N. ESTIENNE, « La perte d’une chance dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation : la procession d’Echternach (deux pas en arrière, trois pas en avant…) », R.C.J.B., 2013/4, p. 603).

Il est dès lors admis que la perte d’une chance ne peut donner lieu à réparation que si la chance perdue était réelle ou sérieuse. Il ne peut s’agir d’un dommage incertain.

En l’espèce, la perte d’une chance est bien réelle, la cour retenant que l’intéressé aurait pu faire valoir qu’il était engagé dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée, ce qui eut manifestement amené le C.P.A.S. à changer de point de vue.

La cour en vient donc à l’évaluation économique de la réparation. Renvoyant ici à l’arrêt du 17 décembre 2009 de la Cour de cassation (Cass., 17 décembre 2009, n° C.09.0190.N), elle rappelle que cette valeur économique ne consistera pas en la somme totale ou complète de la perte subie ou du gain perdu. Seule est indemnisée la perte d’une chance et non le dommage en tant que tel.

En l’espèce, la cour retient l’existence d’un préjudice d’ordre matériel. Il s’agit de la perte d’une chance de pouvoir conserver son emploi et, partant, les revenus liés à la situation professionnelle. Ce préjudice est distinct de l’indemnité compensatoire de préavis, qui couvre le dommage matériel suite au licenciement. En l’espèce, si le caractère certain du dommage est établi, l’étendue exacte du préjudice subi est impossible à prouver.

Le travailleur fait valoir, à propos de cette évaluation sur le plan financier, qu’il aurait encore pu rester raisonnablement cinq ans au service du C.P.A.S. et que, pendant cette période, sa chance de ne pas être licencié ou de ne pas donner sa démission peut être évaluée à 25%, étant resté plus de quatre ans au service de celui-ci et ayant toujours donné satisfaction.

Pour la cour, le pourcentage est raisonnable. Elle effectue le calcul (rémunération de cinq ans multipliée par 25%), ce qui aboutit à un montant de l’ordre de 21.000 euros.

Elle constate cependant qu’est demandée une somme de 7.500 euros pour ce dommage matériel et retient ce chiffre.

La cour examine encore deux chefs de demande, l’un relatif à une demande d’indemnisation pour licenciement abusif et l’autre pour non-perception des chèques-repas.

Sur le licenciement abusif, elle retient que l’intéressé a été licencié pour un motif « apparent », se révélant totalement étranger à la véritable raison qui a déterminé la décision de rupture, à savoir celle de se séparer d’un travailleur qui avait dénoncé l’inertie totale de son employeur dans l’obligation lui impartie de venir en aide à un travailleur en souffrance, la cour considérant ce comportement comme contraire à l’article 20, 2°, de la loi du 3 juillet 1978. Elle alloue 7.500 euros pour ce chef de demande.

Enfin, pour les chèques-repas, elle note que l’intéressé a demandé à plusieurs reprises à reprendre le travail et que le C.P.A.S. ne l’a pas autorisé, au motif qu’il serait en « écartement » tant que l’enquête concernant l’empoisonnement dont il avait, selon ses dires, été victime ne serait pas clôturée.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles rappelle les débats autour de l’obligation pour l’employeur public d’auditionner un travailleur contractuel lorsqu’il envisage son licenciement.

Doctrine et jurisprudence sont actuellement bien acquises quant au caractère obligatoire de cette audition, et ce essentiellement depuis les arrêts de la Cour constitutionnelle.

Cette obligation est dès lors prétorienne.

Comme le relève la cour, elle ne peut donner lieu à réparation que sur le plan de l’indemnisation de la perte d’une chance de conserver l’emploi.

Cette perte de chance va varier en fonction de chaque cas d’espèce, devant être apprécié par le juge le caractère certain non du dommage mais de la perte elle-même. La cour du travail reprend d’ailleurs dans son arrêt les débats relatifs au lien de causalité entre la faute et le dommage. Celui-ci ne pouvant être établi à suffisance, le recours à la théorie de la perte d’une chance permet d’obtenir une indemnisation financière dès lors que la chance perdue était réelle ou sérieuse.

Dans son arrêt du 15 mars 2010, la Cour de cassation enseigne que la perte d’une chance réelle d’obtenir un avantage ou d’éviter un désavantage donne lieu à réparation s’il existe un lien de « conditio sine qua non » entre la faute et la perte de cette chance. L’existence d’une chance n’implique aucune certitude quant à la réalisation du résultat espéré, de sorte que le préjudicié peut obtenir la réparation de la perte d’une chance même s’il n’est pas certain que, sans la faute, le résultat espéré aurait été obtenu.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be