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Statut d’administrateur délégué et lien de subordination

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 19 janvier 2021, R.G. 2018/AB/21

Mis en ligne le lundi 14 juin 2021


Cour du travail de Bruxelles, 19 janvier 2021, R.G. 2018/AB/21

Terra Laboris

Dans un arrêt du 19 janvier 2021, la Cour du travail de Bruxelles conclut qu’un lien de subordination existe dès lors qu’un administrateur délégué connaît, dans l’exercice de la fonction qu’il exerce, des limitations régulières à son autonomie, ainsi l’obligation de solliciter des autorisations sur de très nombreuses questions, un rapport hiérarchique existant de ce fait.

Les faits

Une société, filiale allemande d’un groupe international, engage en 1999 un responsable de la comptabilité. Celui-ci est recruté dans les liens d’un contrat de travail à durée indéterminée. Le groupe dont fait partie cette société comporte également une filiale belge, dont le siège est à Bruxelles. Lors de la démission d’un administrateur de cette dernière société en 2003, l’intéressé achève son mandat, étant désigné administrateur à titre gratuit. Il devient également administrateur délégué. L’année suivante, il est acté par l’administrateur délégué de la société avec laquelle un contrat de travail avait été initialement conclu que l’intéressé quitte celle-ci pour assumer une autre fonction dans le groupe, ayant été nommé administrateur délégué de la filiale belge de celui-ci.

Il va dès lors remplir les fonctions d’administrateur délégué et se verra délivrer des fiches de rémunération de dirigeant d’entreprise (281.20). En 2008, le groupe décide d’augmenter sa rémunération annuelle, vu la qualité de ses prestations. Il est ensuite désigné « managing director » d’une société française, et ce en 2011. Sa démission en tant qu’administrateur est actée et l’assemblée générale met également fin à son mandat d’administrateur délégué. Lui est donnée une décharge pleine et entière de son mandat.

Un courrier est alors adressé par ses conseils, considérant que la relation de travail s’était déroulée dans un lien de subordination. Différents montants sont réclamés, sur la base de l’existence d’un contrat de travail, et une procédure est introduite, réclamant diverses sommes (arriérés de primes de fin d’année, arriérés de pécules de vacances, arriérés de chèques-repas, solde d’indemnité compensatoire de préavis, préjudice découlant de la non-affiliation à l’assurance groupe et dommages et intérêts vu le non-paiement de cotisations de sécurité sociale, essentiellement).

Par jugement du 2 octobre 2017, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles a conclu au non-fondement des demandes et a condamné l’intéressé aux dépens, dont à une indemnité de procédure de 12.000 euros.

La décision de la cour

La cour reprend les principes guidant le contrat de travail, étant les conditions du lien de subordination telles que dégagées par la loi-programme du 27 décembre 2006. Elle rappelle les critères généraux et, pour en préciser la portée, renvoie aux travaux parlementaires (Ch., Doc. 51, 2773/001, pp. 214 et s.), où sont détaillés les quatre critères à utiliser pour apprécier l’existence ou non d’un lien d’autorité pour toute relation de travail (volonté des parties, liberté d’organisation du temps de travail, liberté d’organisation du travail et contrôle hiérarchique).

Vient ensuite, sur ces critères généraux, la jurisprudence de la Cour de cassation, avec une attention particulière à la question posée, s’agissant du mandat d’administrateur d’une société anonyme. L’administrateur peut en effet, pour d’autres fonctions, être lié à la société par un contrat de travail (ainsi gestion journalière).

Sur le plan de la preuve, la cour du travail renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 1er décembre 2008 (Cass., 1er décembre 2008, J.T.T., 2009, p. 372), selon lequel c’est à celui qui se prévaut en justice de l’existence d’un lien d’autorité d’en fournir la preuve. Sur la question, la cour rappelle également les nouvelles dispositions du Code civil (articles 8.4 et 8.5) ainsi que les règles gouvernant les enquêtes ordonnées dans le cadre de l’article 915 du Code judiciaire.

Elle relève, concernant les faits soumis, qu’une convention a été signée entre parties et que, même si des liens existent avec la société qui avait signé un contrat de travail en 1999, il s’agit d’un autre employeur que celui visé dans la convention en cause et que rien n’empêche une même personne physique de travailler successivement pour une même personne juridique dans les liens d’un contrat de travail salarié dans un premier temps et dans ceux d’un contrat d’entreprise d’indépendant ensuite.

La cour reprend les éléments permettant de déterminer que la volonté des parties était de travailler dans les liens d’une collaboration d’indépendant, éléments tirés de la convention signée. Elle retient dès lors cette qualification, ajoutant que l’article 331 de la loi du 27 décembre 2006 exige que l’exécution effective soit en concordance avec la nature de la relation, la priorité étant à donner à la qualification qui se révèle de l’exercice effectif si celle-ci exclut la qualification juridique choisie par les parties.

La cour s’étonne rapidement d’une discordance entre les pouvoirs théoriques dont l’intéressé était censé disposer en sa qualité d’administrateur délégué et la limitation dans les faits de ces pouvoirs ainsi que la limitation apportée à sa liberté d’organiser son temps de travail.

Elle procède à un examen très minutieux du dossier de pièces, relevant les éléments en ce sens (autorisation à obtenir pour faire des paiements, réserver un vol, etc.). De la même manière, des limites étaient également apportées en ce qui concerne la gestion du personnel, pour laquelle, malgré sa qualité d’administrateur délégué, l’intéressé devait solliciter un accord.

L’analyse fouillée des divers courriels et éléments de correspondance confirme, pour la cour, que les pouvoirs dont l’intéressé disposait étaient fort limités, malgré la qualité qui lui avait été conférée, et que ces éléments prouvent qu’existaient nécessairement des instructions à respecter ayant justifié des demandes d’accord (dont elle relève qu’un certain nombre furent refusées, ce qui contredit qu’il se serait agi d’une pure formalité). Ceci cadre mal, selon l’arrêt, avec la situation d’un administrateur délégué indépendant qui assume la gestion journalière d’une filiale avec un minimum d’autonomie et qui se contente de respecter des directives générales compatibles avec une collaboration indépendante. La situation ne peut être considérée comme le reflet d’une concertation normale entre les dirigeants des filiales ayant un statut de vrai indépendant et les dirigeants de la maison-mère. La cour conclut qu’un pouvoir hiérarchique pouvait être exercé sur l’intéressé depuis l’étranger en vue de vérifier notamment si les instructions existantes dépassant le cadre de directives générales susceptibles d’encadrer le travail d’un indépendant avaient été respectées.

En outre, elle relève, dans des développements circonstanciés, des limitations à sa liberté au niveau du temps de travail, ce qui fait également preuve d’un lien d’autorité. Cet examen concerne l’aspect jours de congé, de maladie, départs en week-end, supposant qu’il s’absente un après-midi, etc.

En conséquence, elle retient qu’il y avait lien de subordination.

Les conséquences de cette conclusion sont ensuite passées en revue, la cour rappelant dans un premier temps les règles en matière de prescription, à savoir essentiellement la prescription fondée sur un délit.

Elle examine dès lors s’il y a des infractions pénales du fait du non-paiement de la rémunération, ainsi que des pécules, treizième mois, etc. En effet, si celles-ci sont avérées, le délai pour les réclamer est de cinq ans à partir du jour où la rémunération était due. S’agissant d’infraction continuée reliant les diverses infractions entre elles, le délai de prescription de cinq ans ne commence cependant à courir qu’à partir du dernier fait commis.

En l’espèce, elle estime que la simple réitération des infractions dans le temps ne suffit pas à conclure à l’existence d’une unité d’intention délictueuse les reliant entre elles. Le statut d’indépendant n’a en effet pas été imposé, aux fins d’éviter le paiement des montants dus au travailleur salarié, celui-ci ayant été accepté en connaissance de cause. Le fait que le constat ait été fait de l’incompatibilité de l’exécution de la relation de travail avec ce statut ne prouve pas l’unité d’intention dans le contexte en cause. L’action est dès lors prescrite pour la période antérieure de plus de cinq ans à l’acte introductif. La cour ordonne dès lors une réouverture des débats aux fins d’aller de l’avant en ce qui concerne les montants.

Elle tranche cependant déjà la question de l’ancienneté, l’intéressé demandant que celle-ci remonte à 1999. Elle renvoie à la notion de « même entreprise » telle qu’examinée dans les travaux parlementaires (Ch., Doc. 53, 3144/01, pp. 15 et 16), étant que la définition donnée de la notion d’ancienneté à l’article 37/4, alinéa 2, de la loi est connue de la jurisprudence et de la doctrine. Par « même entreprise », l’on se réfère à l’unité économique d’exploitation que constitue l’entreprise, ainsi qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation.

Cette jurisprudence a été résumée dans un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 29 juin 2012 (C. trav. Bruxelles, 29 juin 2012, J.T.T., 2012, n° 1139, p. 389), qui précise que l’unité économique d’exploitation doit être prise en compte sans égard à la modification éventuelle de sa nature juridique. Cette notion s’applique dans des situations où des personnes juridiques se succèdent dans l’exercice d’une même activité économique (sont ainsi reprises l’exploitation d’un fonds de commerce après faillite, l’occupation au service de deux concessionnaires successifs d’une même marque automobile, la reprise conventionnelle d’une partie de l’activité d’une société par une autre), étant précisé que la caractéristique est la continuation sans interruption d’une activité économique identique ou similaire. Un lien de droit entre les exploitants successifs de l’unité économique d’exploitation n’est pas requis.

Pour la cour, il y a en l’espèce une même unité économique, ce qui n’est pas contredit par l’existence de personnes juridiques distinctes ou d’activités effectuées dans des pays différents. Elle énumère les éléments permettant de faire le lien entre les deux sociétés.

Enfin, dans le cadre de la réouverture des débats, la cour invite les parties à expliciter leur position en ce qui concerne le poste relatif à la réclamation d’un préjudice suite au défaut d’assujettissement à la sécurité sociale belge, et notamment à la prescription de cette demande.

Intérêt de la décision

Cet imposant arrêt de la Cour du travail de Bruxelles examine ainsi la position d’un administrateur de société exerçant des fonctions distinctes de celles normalement dévolues à un administrateur, l’intéressé occupant les fonctions d’administrateur délégué. Celles-ci, comme toutes fonctions, peuvent faire l’objet de l’examen des critères généraux dégagés par la loi du 27 décembre 2006.

Après avoir retenu qu’a été exprimée par les parties la volonté d’inscrire la relation de travail dans le cadre d’un contrat d’entreprise d’indépendant, la cour a passé en revue les trois autres critères, cherchant pour chacun d’eux si l’intéressé connaissait, dans l’exécution effective de la relation de travail, des limitations à la liberté dont un indépendant doit normalement disposer en ce qui concerne son temps de travail ainsi que l’organisation du travail lui-même. C’est dans les éléments de fait et par son appréciation souveraine que la cour a pu conclure à une discordance importante entre la volonté exprimée et les conditions effectives d’exécution de la relation de travail, l’administrateur délégué devant solliciter de nombreuses autorisations, dans ses divers champs de compétence et responsabilités. Cette obligation d’obtenir préalablement un aval implique l’existence d’un contrôle hiérarchique et c’est dès lors très logiquement que la cour a conclu à l’existence du lien de subordination.

La position de la cour sur la prescription est que l’on ne peut en l’espèce conclure à l’existence d’un délit continué, puisque celui qui sollicite la requalification de la relation de travail (étant le travailleur) est tenu d’apporter la preuve des conditions requises pour la reconnaissance de celui-ci, étant que les manquements commis étaient reliés entre eux par une même unité d’intention.

Enfin, relevons que cet arrêt est une mine d’informations en ce qui concerne la jurisprudence de la Cour de cassation sur la question de la qualification des relations de travail.


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