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Risques psychosociaux : poursuites devant le tribunal correctionnel

Commentaire de Trib. prem. inst. fr. Bruxelles, 24 février 2021, R.G. 20F003836

Mis en ligne le jeudi 27 mai 2021


Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, 24 février 2021, R.G. 20F003836

Terra Laboris

Dans un jugement du 24 février 2021, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles (chambre correctionnelle) retient la responsabilité pénale d’une A.S.B.L. vu l’absence de mesures de prévention des risques psychosociaux au sein de l’entreprise, et particulièrement vis-à-vis d’une travailleuse qui a mis fin à ses jours pendant une période d’incapacité de travail.

Les faits

Une A.S.B.L., active dans le domaine social, avait engagé en décembre 2012 une directrice adjointe (pédagogique) dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée. Celle-ci exerça ensuite des fonctions de directrice ad interim lorsque le directeur tomba en incapacité de travail.

Au sein de l’A.S.B.L., existe un comité pour la prévention et la protection au travail, depuis les élections sociales de 2016, ainsi qu’une délégation syndicale. Celle-ci étant financée par Actiris et dépendant des autorités communales, son personnel connut une charge de travail importante, devant, pour des motifs de financement, réaliser certains objectifs (nombre d’entretiens avec des demandeurs d’emploi),

A la fin décembre 2016, les permanents syndicaux dénoncèrent des faits de harcèlement, dans le chef du directeur. Les faits étaient de nature raciste et sexiste, ainsi que calomnieux et diffamatoires. Des négligences étaient également pointées en termes de sécurité et de bien-être au travail. La plainte relayait un rapport d’Arista du mois de janvier de la même année dont les conclusions étaient toujours sans solution en décembre. Dans cette plainte circonstanciée, les délégués dénonçaient également une critique permanente de leur travail, ainsi que les pressions constantes dont ils étaient l’objet. Ils exigeaient la mise en place d’une analyse des risques psychosociaux.

Cette demande fut rappelée dans un courrier d’une organisation syndicale fin janvier 2017, mais en vain.

Se tint une réunion du C.P.P.T. le 21 mars 2017, où la question fut de nouveau discutée et une réunion du personnel eut lieu le lendemain. La discussion se déroulait à ce stade avec le président de l’A.S.B.L., le vice-président et le directeur. Tous trois reçurent une proposition de cahier de charges en vue d’effectuer une analyse des risques psychosociaux. Des discussions persistèrent ainsi jusqu’au troisième trimestre de l’année 2017. Entre-temps, des membres du personnel avaient également déposé des demandes d’intervention psychosociale, toujours pour des faits à connotation raciste, des atteintes à la vie privée et des intimidations.

Une travailleuse insistait dans sa déclaration sur le langage violent dans le chef du directeur, ainsi qu’un climat malsain (certains travailleurs recevant des cadeaux – iPhones ou tablettes – et d’autres non).

En avril 2017, le service de prévention Arista avait contacté l’autorité de tutelle en vue de l’informer de l’introduction d’une demande d’intervention psychosociale formelle à caractère principalement collectif. La situation à risque était décrite comme imposant aux travailleurs une surcharge de travail de répartition inéquitable, des menaces de licenciement et de très nombreux griefs par rapport au directeur. Arista concluait à des manifestations d’un niveau de souffrance important.

Parallèlement, UNIA (Centre interfédéral pour l’égalité des chances) intervint en juillet 2017 afin de dénoncer les comportements discriminatoires relevés par plusieurs travailleurs, s’estimant victimes de harcèlement en raison de leur origine ethnique, de leur état de santé et de leurs convictions syndicales, religieuses ou philosophiques. UNIA déposa une plainte en septembre 2018 auprès de l’auditeur du travail.

Dans le même temps encore, l’A.B.B.E.T. (Association Bruxelloise pour le Bien-Etre au Travail) remit un rapport de dépistage participatif des risques, relevant que le conflit occupait une place importante lors des réunions, d’autres constats graves étant également faits. L’A.B.B.E.T. préconisait un certain nombre de mesures, tant relatives au contenu du travail que sur le plan de l’organisation de celui-ci et des relations interpersonnelles.

Parmi les membres du personnel, une conseillère, membre de la délégation syndicale, avait été en incapacité de travail pour diverses périodes à partir de mai 2014. Elle put reprendre un mi-temps médical, ainsi qu’un temps plein ensuite, mais retomba en incapacité de travail en février 2018. Six mois plus tard, elle se suicida.

Saisi du dossier, l’auditeur du travail poursuivit l’A.S.B.L. ainsi que deux responsables devant le tribunal correctionnel. Ils étaient prévenus de diverses infractions, étant d’une part l’absence de mesures relatives à la prévention des risques psychosociaux (article 32/2, § 2, de la loi du 4 août 1996 et article I.3-2 du Code du bien-être), infraction sanctionnée par l’article 122, 1°, du Code pénal social (infraction passible d’une sanction de niveau 3) et l’absence de mesures relevant de l’article 32/2, § 4, de la loi du 4 août 1996 et de l’article I.3-4 du Code du bien-être, sanctionnée par l’article 122, 3°, du Code pénal social (également passible d’une sanction de niveau 3). Sont visées, pour la première, l’absence de mesures en vue d’éviter aux membres du personnel une surcharge de travail et, pour la seconde, l’absence de telles mesures pour éviter à l’employée décédée cette surcharge ou pour prévenir ou limiter les dommages qui en découlent.

Le jugement du tribunal

Le tribunal rappelle, dans le libellé des préventions, la définition des risques psychosociaux. Ceux-ci sont repris à l’article 32/1 de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail comme étant la probabilité qu’un (ou plusieurs) travailleur(s) subisse(nt) un dommage psychique qui peut également s’accompagner d’un dommage physique suite à l’exposition à des composantes de l’organisation du travail, du contenu du travail, des conditions de travail, des conditions de vie au travail et des relations interpersonnelles au travail, sur lesquelles l’employeur a un impact et qui comportent effectivement un danger.

Le tribunal passe ensuite à la définition de l’employeur en droit pénal social (article 16, 3°, a), du Code pénal social), étant la personne qui dispose de l’autorité sur le travailleur et l’a mis au travail. Il s’agit de toute personne physique investie de l’autorité sur le personnel, quel que soit son titre (renvoyant ici à un arrêt de la Cour d’appel de Mons du 9 septembre 2015, arrêt n° F-20150909-6). Le Code pénal social donne en effet des effets juridiques aux délégations de pouvoirs faites par l’employeur, la responsabilité pénale pesant aussi sur les substituts de l’employeur qui détiennent un pouvoir de décision. Il s’agit des préposés et mandataires. En l’occurrence, les deux personnes poursuivies ont exercé une parcelle d’autorité hiérarchique et doivent dès lors être considérées à titre personnel comme employeurs.

Il renvoie ensuite à l’article 5 du Code pénal social, qui prévoit la responsabilité conjointe de la personne morale et des personnes physiques. A l’époque des faits, cette disposition énonçait (alinéa 2) que, lorsque la responsabilité de la personne morale est engagée exclusivement en raison de l’intervention d’une personne physique identifiée, seule la personne qui a commis la faute la plus grave peut être condamnée. Si la personne physique identifiée a commis cette faute sciemment et volontairement, elle peut être condamnée en même temps que la personne morale responsable. Le principe est l’exclusion du cumul des responsabilités pénales entre personnes morales et personnes physiques, ce qui amène le tribunal à considérer que les personnes physiques poursuivies bénéficient d’une cause d’excuse absolutoire. Elles sont dès lors déchargées de toute condamnation.

Le tribunal poursuit son examen des préventions en ce qui concerne l’A.S.B.L.

Il reprend très longuement les dispositions pertinentes de la loi du 4 août 1996, dont les articles 5 et 32quater, qui décrivent les mesures que l’employeur doit prendre.

Il rappelle ensuite les travaux parlementaires de la loi du 28 février 2014, qui précisent que l’employeur ne doit pas attendre « passivement » les propositions du conseiller, renvoyant par ailleurs à la doctrine (A. et G. ZORBAS, « Dialogue social, risques psychosociaux et harcèlement », Risques psychosociaux, harcèlement et violences au travail, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 335 et s.) pour ce qui est des mesures à prendre, données à titre d’exemple. Il rappelle le rôle du conseiller en prévention et de la personne de confiance, qui doit être de contribuer à la résolution du problème, les mesures devant quant à elles être prises par l’employeur.

Reprenant les éléments du dossier, il conclut que l’A.S.B.L. avait connaissance des problèmes rencontrés par les membres du personnel et susceptibles de provoquer des risques psychosociaux, ceux-ci n’ayant été pris en compte qu’en septembre 2017, où un rapport fut demandé à l’A.B.B.E.T.

Cependant, les mesures utiles n’ont pas été prises, de manière générale, pour ce qui est de la formation et la désignation d’une personne de confiance et, plus particulièrement, pour répondre aux demandes de la travailleuse décédée.

Aucune mesure n’a par ailleurs été prise à l’égard du directeur, des recommandations lui ayant été faites en avril 2017 seulement. Celui-ci tomba alors assez rapidement en incapacité de travail jusqu’en juin 2018, époque où il fut licencié. Le tribunal relève que son maintien en fonction ainsi que le mode de licenciement (indemnité) étaient de nature à alimenter les craintes et le ressenti du personnel.

Les préventions sont dès lors toutes deux retenues.

Quant à la peine, le tribunal souligne que les faits sont graves, vu le manque de prise en considération des difficultés rencontrées par le personnel, l’employeur ayant privilégié des « considérations statistiques, liées à l’octroi et au maintien de subsides ».

Sur le plan pénal, une amende est prononcée, accompagnée d’un sursis, vu la mission sociale importante dont elle est investie et son absence d’antécédents judiciaires (l’amende étant de 8.000 euros au total, avec un sursis pour trois ans pour ce qui excède 4.000 euros).

Sur le plan civil, les intérêts civils d’éventuelles parties civiles sont réservés, le tribunal considérant que la cause n’est pas en état d’être jugée sur la question.

Intérêt de la décision

Les poursuites pénales pour manquements aux obligations contenues dans la loi du 4 août 1996 en matière de risques psychosociaux sont rares, la matière étant généralement abordée à partir de l’angle civil.

Le tribunal reprend la notion d’employeur en droit pénal social, étant que selon l’article 16, 3°, a), du Code pénal social, c’est celui qui exerce l’autorité sur le travailleur. Un renvoi est fait à un arrêt de la Cour de cassation du 22 avril 2015 (Cass., 22 avril 2015, n° P.15.0073.F), où celle-ci a énoncé qu’en matière répressive, l’employeur est la personne qui dispose de l’autorité sur le travailleur et l’a mis au travail. Elle a précisé que le juge apprécie souverainement les faits dont il déduit qu’une personne poursuivie à ce titre a agi comme employeur.

En l’occurrence, sont poursuivies au départ deux personnes ayant eu autorité sur les travailleurs victimes des risques psychosociaux. Ces deux responsables ont toutefois inscrit leur action dans une hiérarchie d’autorité (l’A.S.B.L. étant sous l’autorité du pouvoir politique communal) et ont suivi les instructions qu’ils recevaient. En conséquence, vu le principe d’exclusion du cumul des responsabilités pénales entre personnes morales et personnes physiques, elles ont été considérées comme bénéficiant d’une cause d’excuse absolutoire. La responsabilité pénale de l’association a cependant été retenue.

Rappelons que le Code pénal social prévoit, en ses articles 119 à 122/5, les sanctions en matière de prévention des risques psychosociaux au travail (analyse des risques, mesures de prévention, procédure interne, acteurs, comportements de violence et de harcèlement). Il prévoit, pour les infractions visées, une sanction de niveau 3.


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