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Paiement de cotisations de sécurité sociale : actes interruptifs de prescription

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 15 décembre 2020, R.G. 2019/AL/599

Mis en ligne le vendredi 14 mai 2021


Cour du travail de Liège (division Liège), 15 décembre 2020, R.G. 2019/AL/599

Terra Laboris

Dans un arrêt du 15 décembre 2020, la Cour du travail de Liège (division Liège) examine le caractère interruptif de prescription d’actes de poursuite ou d’instruction ainsi que de la notification de lettres recommandées par l’O.N.S.S.

Les faits

Le SPF Sécurité sociale fait une enquête auprès d’un établissement Horeca. Celle-ci porte essentiellement sur l’occupation à temps partiel de plusieurs personnes. Il s’avère que la législation relative au temps partiel est respectée (affichage des horaires et dérogations, possibilité de consulter ceux-ci lors des contrôles), de telle sorte que l’article 22ter de l’arrêté royal du 27 juin 1969 n’est pas en cause. Certaines constatations sont cependant faites concernant l’occupation du personnel eu égard aux heures et jours d’ouverture de l’établissement. Celui-ci fonctionnant sept jours sur sept, l’inspection conclut que, pour fonctionner, il est nécessaire d’avoir en salle 304 heures de prestations et, en cuisine, 160, ce qui fait un total de 464 par semaine. Ceci équivaut par trimestre à 6032 heures de travail.

L’O.N.S.S. procède, en conséquence, à la notification d’une décision le 18 octobre 2012. Celle-ci signale que l’Office doit examiner l’ensemble des rémunérations et prestations pour huit trimestres. Il informe également du caractère interruptif de la prescription du courrier, fixant la créance provisionnellement à un euro.

Trois ans plus tard, soit le 15 octobre 2015, il envoie les conclusions de son enquête, ayant procédé à des régularisations d’office. Sur la base du nombre d’heures repris dans le rapport de l’inspection, le total de la différence entre le nombre d’heures considéré nécessaire pour faire tourner l’établissement et celles qui ont été déclarées aboutit à une correction par trimestre dont le total va atteindre près de 260.000 euros. C’est ce montant qui est réclamé, après un dernier rappel, dans une sommation-citation envoyée le 2 février 2016.

Le jugement du tribunal

Par jugement du 11 mars 2009, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) a, en gros, dit que le courrier recommandé de l’O.N.S.S. du 18 octobre 2012 n’a pas interrompu la prescription et qu’à défaut de manœuvres frauduleuses, la prescription applicable est de trois ans. Le tribunal a renvoyé l’affaire au rôle, en vue de statuer ultérieurement sur le caractère interruptif de prescription d’autres actes d’instruction dont se prévalait l’O.N.S.S. (qui invoquait l’article 42, alinéa 7, 4°, de la loi du 27 juin 1969, introduit par la loi-programme du 29 mars 2012, elle-même entrée en vigueur le 6 avril 2012).

L’O.N.S.S. a interjeté appel.

La position des parties devant la cour

L’O.N.S.S. persiste à considérer que le courrier recommandé litigieux a un caractère interruptif de prescription. Il estime que c’est à bon droit qu’il invoque une prescription de sept ans et demande la condamnation de la société au montant réclamé dès le début de la procédure, à majorer des intérêts de retard. Il fixe les indemnités de procédure à 8.400 euros par instance.

La société sollicite que l’appel soit déclaré non fondé, se fondant d’une part sur le dépassement du délai raisonnable et d’autre part sur l’absence d’effet interruptif de prescription de la lettre recommandée du 18 octobre 2012. Il en résulte, dans sa thèse, que la prescription est acquise pour toutes les sommes réclamées.

A titre plus subsidiaire, elle conteste la reconstitution du montant des cotisations, dont elle relève le caractère arbitraire reposant pour elle sur des faits inexacts qui ne peuvent fonder une présomption de l’homme. Elle conclut au non-fondement de la demande et fixe également les dépens aux sommes retenues par l’Office.

La décision de la cour

La cour examine essentiellement la question de la prescription. Elle rappelle l’article 42, alinéa 1er, de la loi du 27 juin 1969, qui dispose que les créances de l’O.N.S.S. se prescrivent par trois ans à partir de la date d’exigibilité de celles-ci. Le délai de prescription est cependant porté à sept ans en cas de régularisations d’office à la suite de la constatation, dans le chef de l’employeur, de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes.

L’O.N.S.S. est en conséquence tenu d’établir l’existence de telles manœuvres ou déclarations. Cette preuve n’est pas apportée, les travailleurs ayant confirmé lors de leur audition la réalité des horaires tels qu’ils avaient été affichés. La cour relève que c’est précisément la raison pour laquelle la réclamation est fondée sur l’article 22bis de la loi, qui prévoit que, lorsqu’aucune donnée n’est connue quant à la rémunération, il y a lieu pour l’O.N.S.S. de se baser sur les rémunérations minima fixées pour chaque branche d’industrie ou catégorie de travailleurs par voie de C.C.T. La disposition poursuit que, lorsqu’il est impossible de déterminer le montant des cotisations dont l’employeur est débiteur, que ce soit en totalité ou individuellement par travailleur, celui-ci est établi globalement par l’O.N.S.S. sur la base de tous les renseignements recueillis.

Pour la cour, même si l’Inspection sociale n’a pas décelé d’irrégularités lors du contrôle, elle a estimé pouvoir conclure qu’il y avait insuffisance du nombre d’heures déclarées par rapport aux heures nécessaires au bon fonctionnement de l’établissement.

Examinant les éléments de fait, elle conclut à l’absence de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes, et ce d’autant que cette position était également celle de l’Office, qui, dans un courrier recommandé du 13 octobre 2015, avait fait référence à la prescription triennale.

La cour passe ensuite à l’examen de l’interruption du délai de prescription, l’article 42, dernier alinéa, de la loi prévoyant que celle-ci est interrompue (2°) par une lettre recommandée adressée par l’O.N.S.S. à l’employeur et (4°) par l’introduction ou l’exercice de l’action publique ainsi que par les actes de poursuite ou d’instruction.

La cour en vient ainsi à l’examen de la lettre recommandée, dont elle relève que celle-ci doit, selon la jurisprudence (dont C. trav. Liège, div. Namur, 5 juillet 2018, R.G. 2017/AN/12 et C. trav. Bruxelles, 17 décembre 2015, R.G. 2014/AB/129), constituer une manifestation de la volonté du créancier d’exercer son droit à l’égard de l’employeur et d’obtenir le paiement d’une créance suffisamment identifiée pour qu’il puisse être vérifié qu’il s’agit de la même que celle qui fait l’objet de la procédure ultérieure au cours de laquelle la question de la prescription se pose. La cour reprend de larges extraits de ces deux décisions à cet égard.

En l’espèce, elle relève que la première lettre (du 18 octobre 2012) est très peu explicite quant aux créances pour lesquelles elle entend interrompre la prescription. Dès lors, celle-ci n’a pas de caractère interruptif.

L’O.N.S.S. se prévaut, par ailleurs, sur la base de l’article 42, dernier alinéa, 4°, de la loi du 27 juin 1969, d’actes de poursuite ou d’instruction. A cet égard, la société contestant que ceci puisse viser des actes d’instruction accomplis avant l’entrée en vigueur de la disposition nouvelle, la cour renvoie à d’autres décisions de jurisprudence, étant, pour ce qui est de l’application de la loi nouvelle, à l’arrêt de la Cour de cassation du 4 décembre 2009 (Cass., 4 décembre 2009, n° C.08.0505.F) et à la doctrine (J.-C. HEIRMAN, M. GRATIA et G. VAN DE MOSSELAER, « 27 juin 1969 – Loi révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs », Code commenté – Droit pénal social, 2017, Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 285 et s.).

La cour illustre encore ce point en renvoyant à d’autres décisions de jurisprudence et notamment à l’arrêt de la Cour de cassation du 16 avril 1997 (Cass., 16 avril 1997 n° P.96.1112.F), qui enseigne qu’un acte ayant pour objet de recueillir des preuves ou de mettre la cause en état n’est interruptif de la prescription de l’action publique qu’il s’il émane d’une autorité qualifiée à cet effet.

Elle reprend également la définition des actes de poursuite et des actes d’instruction, dont l’objectif est de permettre l’interruption de la prescription dès qu’une initiative est adoptée par une autorité judiciaire dans un dossier, ainsi lorsque l’enquête préalable à l’introduction de l’action publique prend du temps. Les actes posés par un inspecteur social doivent avoir été sollicités par (la cour souligne) un auditeur du travail, et ce de façon expresse. L’inspecteur doit également avoir le pouvoir de les accomplir.

La cour conclut que certains actes d’instruction paraissent en l’espèce avoir pu interrompre la prescription (qui a débuté en avril 2009), mais que la question est de savoir s’il y a eu des actes posés en temps utile, c’est-à-dire permettant de l’interrompre jusqu’à la citation. Si un courrier recommandé du 13 octobre 2015 se voit reconnaître un effet interruptif, encore faut-il que la prescription n’ait pas déjà été acquise à cette date. Or, tel est bien le cas, aucun acte antérieur ne pouvant être retenu en temps utile.

La demande de l’O.N.S.S. est dès lors frappée de prescription et la cour n’examine pas les autres griefs de la société.

L’Office est condamné aux indemnités de procédure.

Intérêt de la décision

Deux questions importantes sont abordées dans cet arrêt, étant toutes deux relatives à l’interruption du délai de prescription. La première concerne la lettre recommandée elle-même. Toute lettre recommandée n’a pas l’effet interruptif légalement requis. Il est en effet généralement admis que, si elle ne doit remplir aucune condition de forme particulière, elle doit, pour interrompre la prescription, constituer une manifestation de la volonté du créancier, qui relève de la teneur de l’acte plutôt que de sa simple existence, d’exercer son droit à l’égard de l’employeur et d’obtenir le paiement d’une créance. Celle-ci doit être suffisamment identifiée pour qu’il puisse être vérifié ultérieurement dans le cadre de la procédure qu’il s’agit de la même que celle qui est réclamée en justice.

Outre les décisions auxquelles la cour renvoie, ajoutons un jugement rendu par le Tribunal du travail du Hainaut le 26 août 2020 (Trib. trav. Hainaut, div. Mons, 26 août 2020, R.G. 16/1.904/A) rendu en matière AMI, qui applique le même principe : toute lettre recommandée n’est pas interruptive de prescription. Pour avoir cet effet, la lettre doit manifester la volonté du créancier d’exercer son droit et d’obtenir le paiement de sa créance.

La seconde question importante est relative à un autre mode d’interruption de la prescription, à savoir les actes de poursuite ou d’instruction. La cour vérifie, en droit, ce qu’il y a lieu d’entendre par là et quelle est la règle relative à leur effet interruptif. La Cour de cassation a exigé dans son arrêt du 16 avril 1997 (ci-dessus) que l’acte émane d’une autorité qualifiée à cet effet. En l’espèce, une procédure pénale avait été diligentée contre la société (pour d’autres faits) et la question se posait de savoir si certains actes intervenus pouvaient avoir ce caractère interruptif. Dès lors que la première lettre recommandée (2012) ne s’est pas vu reconnaître d’effet interruptif, la lettre recommandée ultérieure (2015), qui avait certes un tel effet, n’a pas pu être retenue comme valable, dans la mesure où la prescription était déjà acquise malgré des premiers actes interruptif (actes d’instruction) intervenus précédemment.


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