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Droit à des allocations familiales dans deux Etats membres de l’Union européenne : règles de priorité

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 3 septembre 2020, R.G. 2019/AB/514

Mis en ligne le vendredi 14 mai 2021


Cour du travail de Bruxelles, 3 septembre 2020, R.G. 2019/AB/514

Terra Laboris

Par arrêt du 3 septembre 2020, la Cour du travail de Bruxelles reprend les règles de priorité de paiement des allocations familiales dès lors que les parents sont séparés de fait et résident chacun dans un Etat différent de l’Union européenne.

Les faits

Un couple est séparé de fait depuis décembre 2008, séparation constatée par jugement du tribunal de première instance. Début février 2009, une des filles de ce couple, qui habitait aux Pays-Bas avec sa mère, revint vivre chez son père. Ceci fut constaté par une décision du président du tribunal siégeant en référé. Celui-ci acta que l’enfant serait inscrite au registre de la population, et ce suite à un accord des parties. Le dispositif de l’ordonnance disposait également qu’il était pris acte de leur accord pour considérer que l’hébergement principal de chaque enfant irait de pair avec la prise en charge financière le concernant, sans que des contributions alimentaires ne soient payées.

L’enfant retourna, cependant, dans le courant de l’année 2010, aux Pays-Bas, où elle fut scolarisée. Cette question ne semble pas avoir fait l’objet d’un litige entre les parties. Ceci ne fut cependant pas porté à la connaissance de la caisse, qui continua à payer les allocations familiales sur le compte à vue du père. Ce montant fit l’objet de transferts réguliers vers celui de la mère. La situation persista jusqu’en 2014, la caisse faisant alors savoir qu’elle avait appris que les enfants étaient chez leur mère depuis la séparation. L’institution de sécurité sociale hollandaise compétente fit alors des demandes de renseignements et décida, fin 2015, de payer les allocations familiales rétroactivement à la mère pour la période non prescrite selon la loi hollandaise, étant à partir de juillet 2012.

Ultérieurement, les deux filles revinrent habiter chez leur père, et ce toujours en accord avec la mère, ce qui fut constaté par une décision du Tribunal Zeeland-West-Brabant des Pays-Bas. La situation nouvelle fut communiquée à la caisse, qui reprit les paiements.

Un inspecteur social se rendit chez le père et conclut à l’existence d’une fraude pour la période antérieure à 2015, et ce du fait de la non-information de la caisse pour la période 2010-2014. Un indu de l’ordre de 15.500 EUR fut réclamé, étant relatif à la période de juillet 2010 jusqu’à et y compris mars 2014. La décision visait dans sa motivation l’article 52 de la loi coordonnée, dans la mesure où les deux filles ne faisaient plus partie du ménage de leur père et étaient éduquées à l’étranger. Le délai de prescription de cinq ans était appliqué et des intérêts de 4.080 EUR étaient réclamés en sus. Il fut procédé à une retenue de 100% des allocations familiales.

Une requête fut introduite par le père, allocataire, devant le Tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles. Il contestait la fraude. A titre subsidiaire, il demandait que la mère soit condamnée à le garantir des condamnations qui seraient mises à sa charge.

Par jugement du 12 novembre 2018, le tribunal condamna l’intéressé à rembourser la totalité de la somme réclamée par la caisse, et ce à majorer des intérêts, calculés conformément à l’article 21 de la Charte de l’assuré social. La demande en intervention forcée de l’épouse fut admise à concurrence d’un montant de l’ordre de 12.000 EUR, à majorer des intérêts au taux légal depuis l’introduction de cette demande.

La mère interjeta appel du jugement.

La décision de la cour

Le litige ayant trait au droit aux allocations familiales pendant la période où les époux ont été séparés de fait, la cour rappelle l’article 52 de la loi générale, étant que les enfants bénéficiaires d’allocations familiales doivent être éduqués sur le territoire belge et que des dérogations peuvent être demandées pour bénéficier des allocations familiales si cette condition n’est pas remplie.

Il faut également tenir compte du Règlement n° 883/2004, dont elle reprend les dispositions applicables à la matière des allocations familiales. Celui-ci prévoit en son article 7 la levée des clauses de résidence, disposant que – sauf exception qu’il aurait prévue – les prestations en espèces dues en vertu de la législation d’un ou de plusieurs Etats membres ou du Règlement lui-même ne peuvent faire l’objet d’aucune réduction, modification, suspension, suppression ou confiscation du fait que le bénéficiaire ou les membres de sa famille résident dans un Etat membre autre que celui où se trouve l’institution débitrice.

En ce qui concerne le droit aux prestations familiales, il prévoit qu’une personne a droit à celles-ci conformément à la législation de l’Etat membre compétent, et ce pour les membres de sa famille résidant dans un autre Etat membre également, comme si ceux-ci résidaient dans le premier Etat membre. Des règles de priorité sont fixées en cas de cumul et la cour les reprend.

Les deux parents avaient la qualité de travailleur salarié. Dans cette hypothèse, est prioritaire le lieu de résidence des enfants (article 68, I, b), i)). A partir du moment où une des deux filles est revenue en Belgique, la mère n’avait plus droit à des allocations familiales pour celle-ci. Le père lui a reversé les montants en cause à tort. S’il doit les rembourser à la caisse, il y a eu un paiement indu vers la mère (la cour renvoyant aux articles 1376 et 1377 du Code civil).

Des discussions opposant les parties quant aux versements effectués par le père à la mère (tant dans leur montant que dans leur cause), la cour procède à un examen récapitulatif de la période et aboutit à identifier les montants dus par la mère, correspondant aux allocations familiales relatives à la période litigieuse.

Constatant que le père n’a pas contesté en appel les termes du jugement, qui a retenu un délai de prescription de cinq ans, elle confirme celui-ci en ce qui concerne le montant global de l’indu à restituer, seule étant modifiée la partie de celui-ci à charge de la mère.

Intérêt de la décision

Le Règlement n° 883/2004 fixe en ses articles 67 à 69 les règles relatives aux prestations familiales, et particulièrement les priorités en cas de cumul.

Si des prestations sont prévues par la législation de plus d’un Etat membre, il faut distinguer selon que celles-ci sont dues par plus d’un Etat à des titres différents ou si elles le sont à un même titre.

Dans la première hypothèse, sont retenus comme critère prioritaire les droits ouverts au titre d’une activité salariée ou non salariée et, ensuite, les droits ouverts au titre de la perception d’une pension, pour enfin retenir les droits ouverts au titre de la résidence.

Dans la seconde hypothèse, il faut vérifier si les droits sont ouverts au titre d’une activité (salariée ou non), au titre de la perception d’une pension, ou encore au titre de la résidence. S’il y a activité, le critère est le lieu de résidence des enfants (subsidiairement, est retenu, si nécessaire, le montant le plus élevé des prestations prévu par les législations en présence, avec répartition de la charge des prestations selon les critères définis par le Règlement d’application n° 997/2004). En cas de perception d’une pension, le critère est le lieu de résidence des enfants, à la condition qu’une pension soit due en vertu de sa législation, et, subsidiairement, si nécessaire, la durée d’assurance ou de résidence la plus longue accomplie sous les législations en présence. Enfin, s’il s’agit de droits ouverts au titre de la résidence, c’est le lieu de résidence des enfants.

En cas de cumul des droits, les prestations familiales sont payées conformément à la législation désignée comme étant prioritaire et les droits aux prestations familiales dues en vertu d’autres législations en présence sont suspendus jusqu’à concurrence du montant prévu par la première législation. Ils sont payés le cas échéant sous forme d’un complément différentiel (ce complément ne devant pas être payé si le critère est uniquement le lieu de résidence).

Si la demande de prestations a été introduite auprès de l’institution compétente d’un Etat qui n’est pas prioritaire, une procédure est prévue (article 69, 3.), étant que l’institution transmet la demande sans délai à l’institution compétente de l’Etat dont la législation est applicable et paie éventuellement le complément différentiel qui serait dû. L’institution compétente de l’Etat membre dont la législation est applicable traite cette demande comme si elle l’avait reçue directement, la date de son introduction auprès de la première institution étant considérée comme la date de la demande régulièrement introduite.

Dans un arrêt du 4 septembre 2019 (C.J.U.E., 4 septembre 2019, Aff. n° C-473/18, GP c/ BUNDESAGENTUR FÜR ARBEIT – FAMILIENKASSE BADEN-WÜRTTEMBERG WEST), la Cour de Justice a rappelé que la règle selon laquelle les prestations familiales sont servies par la législation désignée comme étant prioritaire (les autres étant suspendues jusqu’à concurrence de ce montant et servies, le cas échéant, sous forme d’un complément différentiel) est une règle anti-cumul, qui vise à garantir aux bénéficiaires de prestations versées par plusieurs Etats un montant total identique à la prestation la plus favorable due en vertu de la législation d’un seul de ceux-ci.

Elle avait précédemment, dans un arrêt du 6 novembre 2014 (C.J.U.E., 6 novembre 2014, Aff. n° C-4/13, AGENTUR FÜR ARBEIT KREFELD – FAMILIENKASSE c/ FASSBENDER-FIRMAN), précisé le mécanisme de la suspension du droit, dans le cadre du Règlement n° 1408/71. Elle a constaté dans cet arrêt qu’en vertu de l’article 76, § 2, si une demande de prestations n’est pas introduite dans l’Etat de résidence, l’institution compétente de l’Etat d’emploi peut appliquer les dispositions du § 1er comme si des prestations étaient octroyées dans l’Etat sur le territoire duquel les membres de la famille résident. Ceci vaut même si une demande en vue d’obtenir le versement de ces prestations n’a pas été introduite dans celui-ci et si, par conséquent, aucun versement n’a été effectué par lui (la Cour renvoyant aux affaires SCHWEMMER et PÉREZ GARCIA). Elle a précisé que l’article 76, § 2, n’impose pas une suspension du droit jusqu’à concurrence du montant prévu par la législation de l’Etat membre de résidence mais qu’il autorise celle-ci.


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