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Société de transport de carburants : commission paritaire applicable

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 10 février 2021, R.G. 2018/AB/546

Mis en ligne le vendredi 14 mai 2021


Cour du travail de Bruxelles, 10 février 2021, R.G. 2018/AB/546

Terra Laboris

Par arrêt du 10 février 2021, la Cour du travail de Bruxelles examine les champs d’application respectifs des C.P. 117, 127 et 140 et rappelle la règle de l’incorporation dans le contrat de travail de dispositions normatives individuelles, entraînant le maintien de la rémunération malgré le changement d’appartenance à une commission paritaire dans le chef de l’employeur.

Les faits

Une société de transport pour compte de tiers, spécialisée dans le transport de carburants à destination de stations-service, prestant pour le compte de sociétés pétrolières productrices et disposant d’une importante flotte de véhicules, engage en 2011 un ouvrier comme chauffeur, celui-ci étant affecté à la conduite de camions-citernes appartenant à la société. Il travaille en « shifts », faisant des tournées impliquant des prestations de nuit, de week-end et des heures supplémentaires.

Il est rémunéré selon les barèmes applicables au sein de la C.P. n° 140, étant la commission paritaire du transport et de la logistique, et ce de 2011 à 2014. Ensuite, sa rémunération suit les barèmes de la C.P. n° 127, qui est la commission paritaire pour le commerce de combustibles.

Il considère cependant devoir bénéficier des barèmes et avantages en vigueur au sein de la commission paritaire n° 117, étant la commission compétente pour l’industrie et le commerce du pétrole, depuis le début de l’occupation.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, dont l’objet est d’obtenir la condamnation de la société à appliquer les barèmes de la C.P. n° 117.

Le jugement dont appel

Le tribunal du travail rend un jugement le 15 mars 2018, faisant droit à la demande. Il condamne la société à payer 1 EUR provisionnel au titre d’arriérés de rémunération et avantages.

La société interjette appel.

La position des parties devant la cour

Pour la société, seule la C.P. n° 140 est compétente jusqu’au 31 juillet 2013, la C.P. n° 127 l’étant à partir de cette date. La société plaide également la prescription partielle de la demande. Elle fait notamment grief au jugement rendu de ne pas avoir pris en compte le cadre juridique adéquat, étant le champ d’application des différentes commissions paritaires considérées, non plus que la prescription pour ce qui concerne une première période.

L’intimé demande à la cour, par évocation, de condamner la société au paiement d’un montant de près de 200.000 EUR, à majorer des intérêts légaux et judiciaires ainsi que des indemnités de procédure (12.000 EUR).

Les moyens invoqués sont, sur le fond, que la société exerce une activité industrielle et/ou commerciale avec des produits pétroliers, assurant la distribution de ceux-ci et utilisant une flotte importante de camions-citernes. Il souligne qu’elle n’est pas visée par les exclusions figurant dans l’arrêté royal concernant le champ de compétence de la commission paritaire n° 117 et que la position de sociétés concurrentes est sans incidence sur la détermination de la commission paritaire applicable.

Il sollicite l’application des barèmes de la C.P. n° 117 pour toute la période d’occupation, faisant valoir que les C.C.T. conclues au sein de celle-ci ont continué à s’appliquer à lui en vertu de l’article 27 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires, ainsi qu’en vertu de l’article 23 de la même loi. Il conteste toute prescription, plaidant que le non-paiement de la rémunération et le non-respect de conventions collectives rendues obligatoires constituent des infractions pénales, le délai de prescription de l’article 2262bis du Code civil étant applicable, et qu’il s’agit d’un délit collectif, les infractions étant reliées entre elles par la même intention.

La décision de la cour

La cour fait l’examen, en droit, du champ d’application des commissions paritaires en cause et rappelle en premier lieu que l’article 35 de la loi du 5 décembre 1968 dispose que le Roi institue les commissions paritaires et déterminent les personnes, la branche d’activité ou les entreprises et le cadre territorial qui sont du ressort de chacune de celles-ci. Seul(s) doi(ven)t être retenu(s) pour déterminer la compétence d’une commission paritaire le (ou les) critère(s) prévu(s) à cet effet. A défaut de précision dans l’arrêté royal, la commission paritaire peut être déterminée en fonction de l’activité principale de l’entreprise, la cour renvoyant à deux arrêts de la Cour de cassation (Cass., 22 décembre 2003, n° S.03.0060.F et Cass., 24 décembre 1990, n° 7.220) ainsi qu’à la doctrine, dont celle de G. CHUFFART (G. CHUFFART, « Le champ d’application des commissions paritaires : une illustration d’actualité », Chron. D. S., 2011, p. 167).

En outre, des exclusions peuvent être prévues à l’arrêté royal instituant une commission paritaire, laissant à celle-ci une compétence résiduaire. La cour retient que tel est précisément le cas de la commission paritaire du transport et de la logistique, du ressort de laquelle sont notamment exclues les entreprises de transport qui relèvent de la compétence de la commission paritaire de la construction.

Elle souligne, par rapport au champ d’application des commissions paritaires n° 117 et n° 127, que, vu les modifications intervenues par deux arrêtés royaux du 10 juillet 2013 (avec effet au 1er août 2013), il faut distinguer la période avant le 1er août 2013 et celle à partir de cette date.

Examinant les trois commissions (puisque les barèmes de la C.P. n° 140 ont été appliqués), la cour conclut que la société dépend de la C.P. n° 117, et ce pour trois motifs. Elle exerce en effet pour compte de tiers une activité industrielle ou commerciale dans le domaine des produits pétroliers et de leurs dérivés (§ 1er de l’arrêté royal du 28 mars 1975, qui a institué la C.P.). Elle remplit deux des trois critères requis (§ 2), étant qu’elle distribue plus de 150 000 tonnes de carburant par an et qu’elle dispose d’une flotte de camions-citernes dont la capacité dépasse 250 mètres cubes. La cour souligne enfin qu’elle ne relève d’aucune des exclusions prévues au § 3.

Sur la base d’autres motifs, la cour conclut à l’exclusion du ressort des C.P. n° 127 et 140.

Pour la période à partir du 1er août 2013, date à laquelle les champs d’application respectifs des C.P. 117 et 127 ont été modifiés, les entreprises de transport « pur » de produits pétroliers ressortissent exclusivement à la C.P. n° 127, et ce quel que soit le volume de produits transportés et/ou la capacité de la flotte dont elles disposent).

Se pose cependant la question de savoir si les barèmes en vigueur au sein de la C.P. n° 117 n’étaient pour autant plus applicables à l’intéressé, malgré l’appartenance de la société à une autre commission paritaire.

La cour en vient ainsi à l’examen du droit à la rémunération en cas de modification du champ d’application d’une (sous-)commission paritaire. L’article 27 de la loi du 5 décembre 1968 dispose à cet égard que, dans une telle hypothèse, les conventions collectives conclues au sein de celle-ci continuent à lier les employeurs et les travailleurs auxquels elles s’appliquaient avant la modification, jusqu’à ce que la commission ou la sous-commission dont ils relèvent après cette modification ait réglé l’application à ces employeurs et travailleurs des conventions conclues en son sein.

Dans un arrêt du 2 septembre 2014 (C. trav. Bruxelles, 2 septembre 2014, R.G. 2013/AB/910), la Cour du travail de Bruxelles a interprété cette disposition comme signifiant que les conventions collectives de travail conclues au sein de la commission paritaire à laquelle l’entreprise ressortissait avant la modification restent applicables jusqu’à ce qu’une décision expresse de la commission paritaire à laquelle l’entreprise ressortit après celle-ci régisse l’application des conventions collectives de travail applicables au sein de l’ancienne commission paritaire aux employeurs et travailleurs concernés.

Dans l’arrêt commenté, la cour rappelle ensuite l’article 23 de la loi du 5 décembre 1968, socle légal de la théorie de l’incorporation des dispositions normatives individuelles des conventions collectives de travail dans les contrats de travail. Elle renvoie à la doctrine (J.-P. CORDIER et A. GUERIT, « La convention collective de travail incorporée dans le contrat de travail », Organes et instruments de la concertation sociale : enjeux contemporains, Wolters Kluwer – Etudes pratiques de droit social, 2020/2, p. 116), qui expose que, si la source première du droit (la convention collective de travail) n’existe plus, le droit lui survit cependant, par l’intermédiaire du contrat de travail individuel.

Constatant en l’espèce que les conventions collectives en vigueur au sein de la C.P. n° 117 dont l’intéressé revendique le bénéfice ne contenaient aucune disposition de nature à écarter l’application de l’article 23 de la loi, la cour conclut que l’intéressé aurait effectivement encore dû être rémunéré selon les conditions de travail et les barèmes en vigueur au sein de la C.P. n° 117.

La cour rencontre encore un argument, relatif à l’effet rétroactif de la convention collective. Elle rappelle qu’une convention collective rétroactive ne peut avoir pour effet de modifier une convention individuelle plus favorable conclue antérieurement et qu’une convention collective de travail liant un employeur ne peut lier un travailleur qui n’est plus au service de cet employeur au moment de sa conclusion (article 19 de la loi du 5 décembre 1968), ceci eu égard au fait qu’une convention collective a été conclue au sein de la C.P. n° 127 le 26 juin 2018. Cette C.C.T. ne peut faire obstacle à ce que le travailleur conserve le bénéfice du maintien des dispositions normatives individuelles contenues dans les conventions collectives de travail en vigueur au sein de la C.P. n° 117 au-delà du 31 juillet 2013.

Enfin, la cour règle la question de la prescription, qui est une prescription ex delicto, et retient qu’il y a une seule et même infraction continuée en ce que le non-paiement de la rémunération résulte d’une unité manifeste d’intention, à savoir le choix manifestement assumé et même revendiqué par la société d’appliquer comme tels les barèmes de la C.P. n° 140.

La cour fait dès lors droit à la demande, examinant le décompte soumis par le travailleur. Celui-ci lui apparaît correct et complet et c’est dès lors au paiement de cette somme que la société est condamnée, à majorer des accessoires.

Intérêt de la décision

Cet arrêt, particulièrement charpenté, explore les règles issues de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires, dans leur lien avec le contrat de travail.

La cour aborde dans un premier temps la question complexe du champ d’application des commissions paritaires, dont elle rappelle en l’espèce les modifications intervenues au fil du temps.

Ayant conclu à l’application des barèmes de la C.P. n° 117 pour la période antérieure au 1er août 2013, restait à régler la question de savoir si l’appartenance de la société à la C.P. n° 127 à partir de cette date était susceptible d’influencer le droit à la rémunération, conformément aux barèmes de la C.P. n° 117 au-delà du 31 juillet 2013.

L’article 23 de la loi du 5 décembre 1968, qui dispose que le contrat de louage de travail individuel implicitement modifié par une convention collective de travail subsiste tel quel lorsque la convention cesse de produire ses effets, sauf clause contraire dans la convention elle-même, contient, comme l’a rappelé la cour, le socle légal de la théorie de l’incorporation des dispositions normatives individuelles des conventions collectives de travail dans les contrats de travail. Il s’agit de maintenir les droits acquis à ceux qui en disposaient au préalable.

En conséquence, si un travailleur bénéficiait d’un droit individuel tiré d’une convention collective de travail, il ne peut pas être privé de ce droit par le simple fait de l’expiration ou de la dénonciation de la convention collective. La doctrine a confirmé la règle à cet égard, étant que, si la source première du droit n’existe plus, le droit, lui, survit, et ce par l’intermédiaire du contrat de travail individuel.


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