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Justification d’une discrimination indirecte apparente en matière de pension

Commentaire de C.J.U.E., 21 janvier 2021, Aff. n° C-843/19 (INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL (INSS) c/ BT), EU:C:2021:55

Mis en ligne le vendredi 14 mai 2021


Cour de Justice de l’Union européenne, 21 janvier 2021, Aff. n° C-843/19 (INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL (INSS) c/ BT), EU:C:2021:55

Terra Laboris

Dans un arrêt du 21 janvier 2021, la Cour de Justice de l’Union européenne reprend les objectifs communautaires fixés par la Commission européenne en matière de pensions et rappelle qu’il appartient au juge national d’examiner dans quelle mesure une différence de traitement constatée peut être justifiée par des facteurs objectifs étrangers à toute discrimination.

Les faits

Une ouvrière a été assujettie comme employée de maison à un régime spécial de sécurité sociale espagnole, régime réservé à cette catégorie de travailleurs.

Elle a sollicité, en décembre 2016, le bénéfice de la pension de retraite anticipée, allant atteindre l’âge de 63 ans.

Cette demande a été rejetée, au motif que le montant de la pension qu’elle aurait perçu était inférieur au montant minimum de pension auquel elle aurait pu prétendre compte tenu de sa situation familiale à l’âge de 65 ans et que prendre sa pension anticipée entraînerait l’obligation pour l’Etat de lui payer un différentiel.

Un recours a été introduit devant le Juzgado de lo Social de Barcelona (Tribunal du travail de Barcelone), qui l’a accueilli, jugeant que la disposition légale contenait une discrimination indirecte contraire à la Directive n° 79/7, dès lors que les femmes sont majoritaires dans le secteur des employés de maison et qu’un travailleur de ce secteur, quand bien même aurait-il cotisé au régime spécial pendant 44 ans et demi (comme en l’espèce), n’aurait pas le droit d’obtenir la retraite anticipée à l’âge de 63 ans.

Appel a été interjeté devant le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne). Celui-ci retient que les cotisations étaient moins élevées que dans le régime général (assiette inférieure) et qu’en conséquence, les pensions des bénéficiaires dans ce régime sont inférieures à celles fixées dans le régime général. Il retient cependant un alignement progressif de l’assiette des cotisations depuis que ce régime spécial a été intégré dans le régime général (2012). Le tribunal souligne que le système en vigueur évite qu’un complément de pension soit versé, qui impliquerait des charges pour le budget national. En outre, il serait conforme aux objectifs de l’Union européenne en matière de pensions, qui tendent à atteindre un équilibre durable entre la période d’activité et le temps passé à la retraite. Il considère également qu’il serait contraire aux objectifs poursuivis de permettre à un travailleur d’avancer volontairement l’âge du départ à la retraite sans aucune diminution du montant de celle-ci (puisqu’il y aurait un complément de revenus).

Par ailleurs, le juge espagnol constate que 89% des employés de maison affiliés à ce régime sont des femmes et, à partir des statistiques officielles, qu’un plus grand pourcentage de femmes que d’hommes retraités reçoit un complément de pension permettant d’atteindre la pension minimum légale. Ceci indique que plus de femmes que d’hommes seraient désavantagés par la loi nationale qui subordonne l’obtention pour le travailleur qui décide d’anticiper son départ à la retraite d’une pension de retraite anticipée à la condition de pouvoir prétendre au minimum légal au titre des cotisations versées sans complément de l’Etat. Le tribunal croit, dès lors, nécessaire d’interroger la Cour de Justice.

La question préjudicielle

La question préjudicielle se fonde sur l’article 4 de la Directive n° 79/7, relatif à l’interdiction de discrimination indirecte fondée sur le sexe pour l’accès aux prestations de sécurité sociale et le calcul de celles-ci.

Il est demandé à la Cour si cette disposition doit être interprétée en ce sens qu’elle empêcherait ou s’opposerait à une norme de droit national telle que celle vue ci-dessus, qui exige que, pour tous les affiliés au régime général, aux fins de pouvoir accéder volontairement à la retraite anticipée, la pension à percevoir (sans complément différentiel) soit au moins égale à la pension minimum, dans la mesure où elle discrimine indirectement les femmes affiliées au régime général, puisqu’elle s’applique à un nombre bien plus important de femmes que d’hommes.

La décision de la Cour

La Cour rappelle en premier lieu sa jurisprudence dans le cadre du Règlement n° 883/2004, étant l’arrêt BOCERO TORRICO et BODE du 5 décembre 2019, où elle a considéré que ce règlement ne s’oppose pas en principe à une disposition d’une réglementation nationale, telle que précisément l’article de loi en cause, en vertu de laquelle une pension de retraite anticipée est refusée lorsque le montant auquel le demandeur aurait droit à ce titre n’atteint pas le minimum de pension qu’il pourrait percevoir à l’âge de la retraite.

La Cour précise cependant qu’il faut examiner ici la conformité de cette disposition avec la Directive n° 79/7. Celle-ci interdit toute discrimination fondée sur le sexe en ce qui concerne notamment les conditions d’accès aux régimes légaux assurant une protection contre les risques de vieillesse et rappelle à cet égard son arrêt MB (C.J.U.E., 26 juin 2018, Aff. n° C-451/16, MB c/ SECRETARY OF STATE FOR WORK AND PENSIONS). Tout en constatant que le régime de pension de retraite anticipée fait partie des régimes légaux visés, elle retient qu’il n’y a pas de discrimination directe et examine s’il y a discrimination indirecte.

Dans la mesure où l’on dispose de statistiques, la Cour rappelle, renvoyant à son arrêt YS du 24 septembre 2020 (C.J.U.E., 24 septembre 2020, Aff. n° C-223/19 (YS c/ NK AG)) concernant des pensions d’entreprise de personnel cadre, que le juge doit prendre en considération l’ensemble des travailleurs soumis à la réglementation nationale dans laquelle la différence de traitement trouve sa source. Il faut comparer les proportions respectives des travailleurs qui sont et qui ne sont pas affectés par la prétendue différence de traitement au sein de la main d’œuvre féminine relevant du champ d’application de la réglementation et les mêmes proportions au sein de la main d’œuvre masculine. Il faut, dans le cas d’espèce, prendre en considération non seulement les affiliés au régime spécial mais également l’ensemble de ceux soumis au régime général, puisque la réglementation s’applique à tous les affiliés à la sécurité sociale.

Un autre critère à prendre en compte est le nombre de retraités qui perçoivent un complément de pension permettant d’atteindre la pension minimum légale, par rapport au nombre total des retraités soumis à ce régime. Ne prendre en compte que les personnes qui se sont vu refuser une demande de pension de retraite anticipée n’est pas nécessairement indicatif du nombre de personnes affectées par la disposition, dans la mesure où, pour la Cour, il n’est pas exclu que bon nombre d’entre elles n’aient pas introduit une telle demande. En outre, il faut prendre en considération les personnes qui se sont vu refuser la pension de retraite anticipée uniquement eu égard à la disposition légale et non pour d’autres motifs (âge ou durée de cotisations).

La Cour entreprend de rechercher si la situation qui lui est exposée est susceptible de constituer une discrimination indirecte, précisant qu’il faut également, dans cette hypothèse, examiner sa justification par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur ce critère.

Une justification qu’elle retient est que la législation pourrait répondre à un objectif légitime de politique sociale, être apte à atteindre celui-ci et être nécessaire à cet effet.

Dans l’application des objectifs de l’Union, en matière de politique sociale et d’emploi, les Etats membres disposent d’une large marge d’appréciation et, en l’espèce, la Cour retient que les objectifs qui lui sont exposés (viabilité du régime de sécurité sociale et recherche d’un équilibre durable entre le temps d’activité professionnelle et celui passé à la pension de retraite) sont conformes à ceux de l’Union. Elle renvoie au Livre vert de la Commission (COM(2010) 365 final) ainsi qu’au Livre blanc (COM(2012) 55 final), qui visent à parvenir à cet équilibre eu égard notamment à l’évolution de l’espérance de vie. Le financement durable des pensions de retraite a été considéré dans l’arrêt YS comme constituant un objectif légitime de politique sociale, celui-ci étant étranger à toute discrimination fondée sur le sexe.

Une telle différence de traitement au détriment des femmes qui résulterait indirectement de l’application de la législation en cause peut dès lors être admise, la Cour vérifiant si elle est apte à réaliser l’objectif poursuivi et si elle est mise en œuvre de manière cohérente et systématique.

Elle donne, en conséquence, sa conclusion que l’article 4, § 1er, de la Directive n° 79/7 ne s’oppose pas à une telle réglementation, quand bien même elle désavantagerait particulièrement les femmes par rapport aux hommes – ce qu’il incombe au juge de renvoi de vérifier –, pour autant toutefois que cette conséquence soit justifiée par des objectifs légitimes de politique sociale qui sont étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

Intérêt de la décision

La Cour de Justice rappelle dans cet arrêt la large marge de manœuvre dont disposent les Etats membres aux fins de mettre en œuvre le droit de l’Union. Elle renvoie également aux objectifs communautaires en matière de pension, objectifs fixés dans deux documents de base de la Commission, étant son Livre vert du 7 juillet 2010 intitulé « Vers des systèmes de retraite adéquats, viables et sûres en Europe » ainsi que son Livre blanc du 16 février 2012, intitulé « Une stratégie pour des retraites adéquates, sûres et durables ».

C’est par rapport aux objectifs de ces deux documents que la Cour a admis la conformité de la législation espagnole au droit européen. Elle a retenu également que, depuis 2012, l’Espagne a pris des dispositions dans le cadre de sa réglementation en matière de pensions pour aligner progressivement l’assiette des cotisations au régime spécial sur celle des cotisations au régime général. Si une discrimination directe peut, dès lors, être constatée – ce que les statistiques autorisées sur lesquelles s’est fondé le juge espagnol peuvent démontrer –, il y a en l’espèce une justification, étant que l’objectif légitime de politique sociale est rencontré et que les mesures prises aux fins d’atteindre celui-ci sont considérées comme aptes et nécessaires.

La Cour renvoie à deux arrêts récents, étant d’une part l’arrêt BOCERO TORRICO et BODE (C.J.U.E., 5 décembre 2019, Aff. n° C-398/18 et C-428/18, BOCERO TORRICO et BODE c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL ET TESORERÍA GENERAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL) et, de l’autre, l’arrêt YS (C.J.U.E., 24 septembre 2020, Aff. n° C-223/19, YS c/ NK AG).

Ces deux arrêts ont étés précédemment commentés. Dans le premier arrêt, il s’agissait d’examiner la conformité de la loi espagnole à l’article 5, sous a), du Règlement n° 883/2004 (assimilation des prestations, des revenus et des faits).

Dans le second, s’agissant de pensions d’entreprise (affaire autrichienne), elle était saisie de plusieurs types de discrimination, étant non seulement celles fondées sur le sexe et l’âge, mais également la fortune, puisque les mesures en cause n’affectent que certains bénéficiaires de la prestation en cause, étant ceux se situant à partir d’un certain niveau de revenus. La Cour y a repris, pour chaque question, le rôle du juge de renvoi, qui doit notamment examiner dans quelle mesure une différence de traitement constatée peut être justifiée par des facteurs objectifs étrangers à toute discrimination.


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