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Remplacement de la pension de survie par l’allocation de transition : la Cour constitutionnelle est à nouveau interrogée

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 1er octobre 2020, R.G. 2019/AN/154

Mis en ligne le vendredi 26 mars 2021


Cour du travail de Liège (division Namur), 1er octobre 2020, R.G. 2019/AN/154

Terra Laboris

Dans un arrêt du 1er octobre 2020, la Cour du travail de Liège (division Namur) interroge la Cour constitutionnelle quant à la conformité aux articles 10, 11 et 23 de la Constitution des modifications intervenues dans le régime des pensions de survie suite aux lois du 5 mai 2014 et 10 août 2015.

Les faits

Une travailleuse prestant à temps partiel (trois quarts temps) dans une maison de repos et de soins travaille, en outre, de nuit à mi-temps. Elle a trois enfants à charge. Elle est née en 1976.

Son conjoint décède en avril 2017. Elle sollicite alors une pension de survie. N’ayant pas de suite, elle adresse un rappel en octobre et le SFP la renvoie à un courrier qui lui serait parvenu au mois de mai, courrier qu’elle n’a pas reçu, selon ses explications.

La décision du SFP est de lui accorder une allocation de transition, d’un montant brut de l’ordre de 1.600 euros. La motivation se réfère au fait qu’à la date du décès du conjoint, elle n’avait pas 46 ans et ne remplissait pas, en conséquence, les conditions pour bénéficier d’une pension de survie. Cette allocation de transition est temporaire (12 ou 24 mois selon le cas).

La procédure

La demanderesse introduit un recours en décembre 2017, sollicitant l’annulation de cette décision et la condamnation du SFP au paiement d’une pension de survie.

Le tribunal du travail de Liège (division Namur) accueille son recours par jugement du 19 septembre 2019.

Le tribunal se réfère à l’obligation de standstill, estimant que le degré de protection offert par la législation applicable est sensiblement réduit, et ce en l’absence de motif lié à l’intérêt général. Il considère, notamment, que les effets de la mesure nouvelle sont disproportionnés à l’égard du conjoint survivant avec un enfant à charge, dans la mesure où il se retrouve privé, potentiellement pendant plus de vingt ans, d’une pension de survie à laquelle il avait droit dans le régime antérieur, droit qui a pu présider à certains des choix de vie des époux.

En outre, pour ce qui est de l’objectif vanté, étant l’émancipation de la femme sur le marché du travail, le tribunal reconnaît le caractère légitime de celui-ci mais conclut à une disproportion entre la mesure et celui-ci.

L’illégalité de l’arrêté royal du 3 juillet 2014, décrétée par le tribunal, entraîne la débition de la pension de survie, conformément au régime antérieur.

L’appel

Le SFP a formé appel de cette décision, se fondant essentiellement sur l’article 159 de la Constitution. Il estime que le régime dérogatoire a été supprimé par une loi (et non un arrêté royal) entraînant ainsi la seule compétence de la Cour constitutionnelle en ce qui concerne la constitutionnalité du texte. Il conclut également à l’absence de violation de l’article 23 de la Constitution et estime que la différence de traitement est objectivement et raisonnablement justifiée.

L’avis du Ministère public

Le Ministère public rappelle que les dispositions portant préjudice à l’intéressée ont été introduites par deux lois, du 5 mai 2014 et 10 août 2015, respectivement. Ceci tient en échec la position de la demanderesse originaire, qui estime que l’arrêté royal du 3 juillet 2014 en son article 2, 3° et 4°, est inconstitutionnel, puisqu’il viole le principe du standstill.

Sur le fond, le Ministère public renvoie à l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 30 novembre 2017 et constate que celui-ci ne permet pas de trancher le litige. Il suggère, en conséquence, de poser trois questions à la Cour constitutionnelle.

La décision de la cour

La cour reprend la portée de la modification intervenue par la loi du 5 mai 2014, qui a supprimé le bénéfice de la pension de survie pour le conjoint qui n’avait pas atteint un certain âge. Est maintenu l’âge de 45 ans lorsque le décès du conjoint intervient au plus tard le 31 décembre 2015, âge progressivement relevé jusqu’à 50 ans si celui-ci intervient jusqu’au 31 décembre 2025 et 55 ans ensuite. Les modifications relatives à l’âge du décès ont été introduites par la loi du 10 août 2015. La condition d’âge doit, en vertu de cette dernière loi, être acquise au moment du décès, ce que la cour considère comme un changement substantiel.

Dans un arrêt du 30 novembre 2017 (C. const., 30 novembre 2017, n° 135/2017), la Cour constitutionnelle a partiellement annulé la loi du 10 août 2015, étant dans ses dispositions relevant à 55 ans l’âge requis en 2030 pour bénéficier de la pension de survie. Les autres dispositions n’ont pas été entamées.

Pour la cour, c’est la loi du 5 mai 2014 qui est questionnée dans le cas présent, puisqu’elle a modifié les conditions d’obtention de la pension de survie et a instauré l’allocation de transition.

Elle effectue un rappel circonstancié de la question du standstill et reprend notamment des considérants de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 novembre 2017, notamment pour ce qui est de la raison d’être de la pension de survie : celle-ci est destinée à garantir au conjoint survivant qu’il ne soit pas sans ressources et il est raisonnablement justifié de l’inciter à maintenir une activité professionnelle dès lors qu’il est encore en âge de travailler et peut ainsi bénéficier de ressources liées au travail et cotiser au système de pensions, plutôt que d’abandonner son activité au profit d’une pension de survie à charge de la collectivité. La mesure concerne cependant également des personnes non actives sur le marché du travail (ou partiellement actives) et qui, après la période d’octroi de l’allocation de transition, vont se retrouver dans une situation de précarité (situation que la pension de survie permettait d’éviter), en se voyant attribuer pour seuls revenus, à défaut d’avoir trouvé un emploi, les allocations de chômage ou d’assurance maladie-invalidité, alors que les charges familiales pouvaient, avant le décès, être également supportées par les revenus du conjoint défunt.

La Cour constitutionnelle considère en conséquence (B.57.3) que relever l’âge requis pour bénéficier d’une pension de survie à 55 ans porte atteinte de manière disproportionnée aux personnes qui, compte tenu de cet âge, se trouveront dans une situation particulièrement vulnérable, ou encore à l’égard des personnes reconnues inaptes au travail. La circonstance que les effets de la mesure n’interviendront qu’en 2030 ne change rien au constat d’inconstitutionnalité, la Cour annulant en conséquence les articles 9, 10 et 21 de la loi.

En l’espèce, la cour du travail constate que la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée sur l’éventuel recul significatif qu’entraîne la suppression de la dérogation de l’âge pour les conjoints survivants avec enfant(s) en charge et sur l’obligation d’avoir atteint l’âge légal requis au moment du décès du conjoint.

Même si la Cour constitutionnelle a conclu à une atteinte disproportionnée de la mesure en ce qui concerne le relèvement de l’âge requis à 55 ans, ceci ne signifie pas, pour la cour du travail, que seule cette question est critiquable, puisque la Cour ne s’est pas prononcée sur une éventuelle atteinte disproportionnée suite à l’augmentation de l’âge de 45 à 50 ans imposée par la loi du 5 mai 2014.

Elle pose dès lors à la Cour constitutionnelle deux questions, fondées toutes deux sur l’article 2, 2°, de la loi du 5 mai 2014.

La première porte sur une violation des articles 10, 11 et 23 de la Constitution, lus (ou non) en combinaison avec les principes de sécurité juridique et de confiance légitime, vu les distinctions injustifiées ainsi créées entre les conjoints survivants qui ont pu bénéficier d’une pension de survie avant d’avoir atteint l’âge légal requis au moment du décès de leur conjoint, soit parce qu’ils avaient des enfants à charge, soit parce qu’ils ont pu reporter la prise de cours de la pension de survie au moment où l’âge était atteint, et d’autre part les conjoints survivants qui n’ont pas atteint l’âge légal au moment du décès de leur conjoint et qui, du fait de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, ne peuvent bénéficier que d’une allocation de transition.

La seconde porte sur le relèvement progressif de l’âge requis du conjoint survivant de 45 à 50 ans en fonction de la date du décès du conjoint, mesure qui crée une distinction injustifiée entre les conjoints survivants selon que leur époux (ou épouse) est décédé(e) avant ou après l’entrée en vigueur de ces normes et également pour autant que le conjoint survivant ait atteint l’âge requis au moment du décès.

Intérêt de la décision

Le jugement rendu par le Tribunal du travail de Liège (division Namur) le 19 septembre 2019 (R.G. 17/1.305/A) avait été précédemment commenté.

Ce jugement est réformé, au motif qu’il a appliqué l’article 159 de la Constitution et que la cour, avec le Ministère public, retient que la modification des règles a été introduite par une loi et non par un arrêté royal. La cour renvoie dès lors la question à la Cour constitutionnelle aux fins que soit complété l’enseignement qu’elle a donné dans l’arrêt du 30 novembre 2017.

L’espèce jugée est en effet légèrement différente, de telle sorte que l’enseignement de la Cour constitutionnelle ne peut être étendu à la catégorie de personnes dont fait partie la demanderesse originaire. Une décision doit également intervenir quant à la constitutionnalité de la mesure pour ce type de bénéficiaires.


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