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Indemnisation d’un accident du travail : conditions de recevabilité de constatations faites par un détective privé

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 18 août 2020, R.G. 2019/AL/302

Mis en ligne le vendredi 12 mars 2021


Cour du travail de Liège (division Liège), 18 août 2020, R.G. 2019/AL/302

Terra Laboris

Dans un arrêt du 18 août 2020, la Cour du travail de Liège (division Liège) examine la régularité d’éléments de preuve déposés dans le cadre d’un dossier d’indemnisation des séquelles d’un accident du travail, rappelant les obligations spécifiques des lois du 19 juillet 1991 et du 8 décembre 1992 en la matière, obligations dont le non-respect peut entraîner une violation du droit à un procès équitable.

Les faits

Une travailleuse occupée dans une crèche a été victime d’un accident du travail le 5 octobre 2012. Alors qu’elle faisait la vaisselle, elle eut la main coincée dans un presse-purée.

Les séquelles de l’accident, qui touchent la main gauche, se sont compliquées du fait du développement d’une algoneurodystrophie. L’intéressée souffre en outre de douleurs à l’épaule gauche et, depuis 2015, elle présente des problèmes de colonne cervicale, des lancements au niveau du bras et de l’avant-bras gauches étant également présents.

En septembre 2015, l’intéressée reçoit un courrier de l’assureur de son employeur (le litige se mouvant dans le secteur public), qui l’informe, dans le cadre de la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession des détectives privés, qu’elle a fait l’objet d’une observation et d’une collecte de prises de vue, et ce, selon les termes du courrier reçu, « afin de (nous) permettre de statuer en toute connaissance de cause sur les séquelles de votre accident du travail ». Il lui est annoncé que des pièces, renfermant des constatations contredisant ses allégations, seraient déposées dans le cadre de la procédure. Le responsable du traitement est identifié. Il lui est précisé également qu’en vertu de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel, elle a le droit d’accéder à ces données et d’en obtenir la rectification.

Le jugement du tribunal du travail

La travailleuse introduisit une procédure le 1er mars 2017, contestant une décision de consolidation sans séquelles, ainsi que les périodes d’incapacité temporaire totale retenues. L’assureur de l’employeur fit une intervention volontaire afin de soumettre les éléments médicaux, prises de vue, etc.

Le jugement rendu par le tribunal le 24 avril 2019 écarta des débats le rapport des détectives privés, ainsi qu’une clé USB déposée par l’employeur et l’assureur. Il estima que la législation en la matière n’avait pas été respectée et que la violation des droits de l’intéressée frappait d’illégalité les moyens de preuve soumis au débat. Injonction était faite aux deux parties défenderesses de ne plus faire état desdits éléments dans le cadre de la procédure. Un expert fut désigné.

Les deux défendeurs interjetèrent appel.

La demanderesse originaire, intimée, introduisit une demande reconventionnelle pour appel téméraire et vexatoire.

L’arrêt de la cour du travail

Dans son arrêt, la cour fait un important rappel des règles et principes relatifs au recours à un détective privé. Elle souligne en premier lieu que faire l’objet d’une observation par un détective privé constitue une atteinte à la vie privée, renvoyant aux garanties constitutionnelles (l’article 22 de la Constitution prévoyant que chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi), ainsi qu’à la Convention européenne des droits de l’homme (dont l’article 8.2 dispose que l’ingérence dans la vie privée est autorisée à condition qu’elle soit prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d’autrui).

Elle examine ensuite le respect du principe de légalité, le recours à un détective privé étant un mode de preuve légal, soumis à des conditions. Elle reprend l’ensemble de celles-ci, ainsi que les obligations spécifiques de la loi du 8 décembre 1992, dont l’obligation d’information prévue en son article 9. Le principe dégagé par la loi par rapport aux informations relatives à l’état de santé de la personne est qu’il est interdit à un détective de collecter des informations sur celui-ci. Cependant, il est admis que l’on peut montrer comment une personne se déplace en rue ou si elle exerce une activité parallèle, ces éléments n’étant pas une donnée relative à la santé et n’étant pas couverts par le secret médical, dans la mesure où ils peuvent être constatés par n’importe qui.

La cour reprend sa jurisprudence, dans deux arrêts des 13 septembre 2017 et 6 février 2015 (C. trav. liège, div. Neufchâteau, 13 septembre 2017, R.G. 2016/AU/33 et C. trav. Liège, div. Liège, 6 février 2015, R.G. 2013/AL/392). Les décisions auxquelles la cour se réfère ont souligné l’importance de la protection de ce droit fondamental. Sur la portée de l’article 9, § 2, de la loi du 8 décembre 1992, il a ainsi été considéré capital que l’information soit donnée à la personne avant l’utilisation du rapport en justice, cette communication étant vue comme une question de principe particulièrement importante lorsque ce mode de preuve est utilisé dans des litiges relatifs à l’indemnisation d’accidents du travail, lesquels présentent un lien étroit avec la santé de la victime.

La cour consacre ensuite de nouveaux développements au principe de finalité, étant que l’ingérence dans la vie privée doit être légitime. Renvoi est ici fait à l’arrêt DE LA FLOR CABRERA de la Cour européenne des droits de l’homme (Cr.E.D.H, 27 mai 2014, Req. n° 10.764/09, DE LA FLOR CABRERA c/ ESPAGNE), où la Cour a jugé raisonnable de considérer que des images enregistrées avaient vocation à contribuer de façon légitime au débat judiciaire afin de permettre à l’assureur de mettre à la disposition du juge l’ensemble des éléments pertinents. Les images litigieuses en l’espèce contredisaient les affirmations du requérant selon lesquelles il était devenu incapable, à la suite de son accident, de conduire des véhicules à moteur. Dans la mesure où sa demande d’indemnisation était fondée sur cette incapacité, la Cour a jugé nécessaire que tout élément prouvant le contraire pût être soumis au juge et qu’il y allait de l’intérêt public de garantir à tout justiciable un procès équitable.

En l’espèce, la cour du travail constate que les photos prises par les détectives montrent la façon dont l’intéressée se déplace, ce qui a été la mission qui leur a été confiée. L’obligation d’information a été respectée.

La cour en vient alors au test de proportionnalité, devant mettre en balance les intérêts en présence. Si la surveillance n’est pas considérée excessive en termes de durée, l’intéressée a fait valoir la violation de l’article 4, 3°, de la loi du 8 décembre 1992, son entourage ayant été exposé en vue d’une procédure judiciaire. En effet, même si les photos ont été prises sur la voie publique et que tout en chacun aurait pu voir avec qui l’intéressée se trouvait, la disposition ci-dessus a été enfreinte. Pour la cour, la communication du rapport et des photos avant toute transmission à des tiers aurait permis à l’intéressée d’en demander l’écartement ou encore de flouter les visages des personnes qui l’accompagnaient. Elle est en effet en compagnie de tiers et les images montrant l’ensemble des personnes peuvent paraître surabondantes par rapport aux constatations sollicitées. La cour considère, comme le tribunal, que les droits de l’intéressée n’ont pas été respectés.

Elle en vient ensuite à l’examen de la preuve, étant son admissibilité eu égard à son caractère irrégulier. Elle renvoie à la jurisprudence ANTIGONE, dont elle rappelle qu’elle a suscité bien des commentaires sur le plan de son application dans les matières sociales, soulignant que la jurisprudence reste divisée.

Pour la cour, lorsqu’une compagnie d’assurances fait appel à un détective privé, c’est généralement qu’elle suspecte une tentative de fraude par simulation et que l’on se trouve par conséquent aux confins du droit pénal (tentative d’escroquerie).

En l’espèce, il ressort de la longueur de l’incapacité temporaire que l’accident du travail a eu un caractère de gravité certain. Même en admettant que la jurisprudence ANTIGONE peut être appliquée, la violation de l’article 9 ci-dessus se heurte aux principes d’un procès équitable. Il y a un manque de proportionnalité entre la faute qui aurait été commise par l’intéressée et la violation de sa vie privée.

La cour confirme dès lors le jugement du tribunal dans sa conclusion d’écartement de ces pièces, soulignant qu’elle a confiance en la sagacité de l’expert pour se prononcer sur les conséquences de l’accident sans celles-ci.

Enfin, elle rejette la demande de dommages et intérêts pour appel téméraire et vexatoire, celui-ci n’ayant nullement ce caractère.

L’affaire est donc renvoyée devant le premier juge aux fins d’en poursuivre l’instruction.

Intérêt de la décision

La cour du travail rappelle dans cet arrêt que le recours à un détective dans la matière des accidents du travail est admis, s’agissant d’un mode de preuve légal. Les investigations ne peuvent cependant nullement toucher à des constatations relatives à l’état de santé et la procédure de surveillance doit respecter la vie privée de la personne surveillée.

A juste titre, la cour renvoie à un arrêt important rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 27 mai 2014, étant l’arrêt DE LA FLOR CABRERA c/ ESPAGNE. Cet arrêt a été rendu en matière d’accidents du travail. La Cour a considéré dans celui-ci, en substance, que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité de l’individu, tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image.

En ce qui concerne la divulgation de données à caractère personnel, les autorités nationales ont une certaine latitude pour établir un juste équilibre entre les intérêts publics et privés qui se trouvent en concurrence. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen et son ampleur est fonction de facteurs tels que la nature et l’importance des intérêts en jeu et la gravité de l’ingérence. Si des enregistrements vidéos faits sur la voie publique par un détective dûment agréé, qui respectent l’ensemble des exigences légales prévues en droit interne pour ce genre d’activités, constituent une ingérence dans le droit à la vie privée, cette ingérence n’est pas disproportionnée à la lumière des exigences de l’article 8 de la Convention, dans la mesure où, en tant qu’ils contredisent les affirmations du requérant quant à son état consécutif à un accident pour lequel il demande réparation en justice, ils peuvent être soumis au juge dans le cadre d’un procès équitable et ne seront utilisés que comme moyen de preuve dans le cours de celui-ci.

Les principes ainsi posés par la Cour européenne, il y a lieu, comme l’a fait la cour du travail, d’effectuer le test de proportionnalité de la mesure d’ingérence, étant de faire la balance des intérêts. Dans cette opération, il ne faut pas perdre de vue qu’est en cause le respect d’un droit fondamental, celui-ci devant être mis en balance avec un autre droit de même nature, tel celui à un procès équitable, hypothèse non rencontrée en l’espèce.


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