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Les juridictions du travail peuvent-elles connaître d’une action sur pied des articles 1382 et 1383 du Code civil ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 26 octobre 2020, R.G. 2019/AL/153

Mis en ligne le vendredi 12 mars 2021


Cour du travail de Liège (division Liège), 26 octobre 2020, R.G. 2019/AL/153

Terra Laboris

Dans un arrêt du 26 octobre 2020, la Cour du travail de Liège (division Liège) examine la question de sa compétence matérielle dès lors qu’elle est amenée à statuer dans le cadre des articles 1382 et 1383 du Code civil, eu égard à un manquement par une institution de sécurité sociale à une obligation de la Charte de l’assuré social.

Les faits

Une assurée sociale, née en 1981 et titulaire d’un graduat en marketing, perd son emploi en juin 2016. Elle envisage de reprendre une formation d’opticienne via l’IFAPME. Un échange de correspondance intervient avec le FOREm et elle commence cette formation, faisant valoir l’utilité pour elle de suivre celle-ci (son âge et l’intérêt d’avoir une formation de chef d’entreprise dans un métier en pénurie).

Elle introduit, via son organisme de paiement, une demande de dispense pour études/formation pour l’année académique 2016-2017. Cette dispense est refusée par décision du 14 novembre 2016, au motif que l’intéressée a un diplôme de l’enseignement secondaire supérieur et que sa formation ne prépare pas à une profession en pénurie. Après avoir interrompu aussitôt la formation entreprise, l’intéressée fait une demande de révision pour la période écoulée, et ce afin d’éviter un indu pour deux mois. Il lui est répondu qu’elle ne fait pas partie des groupes cibles visés à l’article 94, § 6, de l’arrêté royal organique, la dispense étant refusée pour cette courte période également.

L’intéressée expose alors avoir été mal conseillée, s’étant informée auprès de divers organismes, dont le FOREm lui-même, son syndicat, l’IFAPME, etc., et précise que tous étaient perdus « face à la complexité de ce genre de demande » (5e feuillet de l’arrêt).

Un indu de l’ordre de 1.140 euros lui est réclamé.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège). Il est accueilli par jugement du 19 février 2019, le tribunal considérant que, si la demanderesse ne remplissait pas les conditions réglementaires pour pouvoir bénéficier de la dispense, le FOREm avait manqué à son obligation d’information (article 3 de la Charte de l’assuré social), manquement en lien avec le dommage subi.

Le FOREm a interjeté appel du jugement. La demanderesse n’a pas interjeté d’appel incident, de telle sorte que le seul objet de la demande pendante devant la cour est la mise en cause de la responsabilité du FOREm en raison de la faute qui découlerait d’une violation de la Charte de l’assuré social.

Les arrêts de la cour

La cour a rendu deux arrêts.

L’arrêt du 9 mars 2020

Ce premier arrêt ordonne une réouverture des débats, la cour s’interrogeant en effet sur sa compétence matérielle, dans la mesure où la seule question litigieuse qui lui est soumise est de déterminer s’il y a une faute du FOREm et si sa responsabilité est engagée. La cour rappelle le caractère d’ordre public de la compétence d’attribution, ce qui oblige le juge à procéder à la vérification d’office de sa compétence. La question est dès lors de savoir si les juridictions du travail, compétentes en vertu de l’article 580, 2°, pour les contestations en matière de chômage, peuvent connaître d’une action en responsabilité. Elle rappelle qu’à deux reprises, la Cour de cassation a conclu que les juridictions du travail ne sont pas compétentes pour une telle action, renvoyant ici à un arrêt du 9 décembre 2002 (Cass., 9 décembre 2002, n° S.01.0104.F), ainsi qu’à celui déjà cité du 16 mars 2015.

L’arrêt du 26 octobre 2020

La cour résume la position des parties, le FOREm soutenant à la fois que l’affaire devait être renvoyée devant la cour d’appel mais que, par souci d’économie de procédure, elle pouvait rester devant la cour du travail. L’intéressée a pour sa part maintenu qu’il y a compétence en raison de ce que la cour a à connaître du litige tel qu’il a été soumis devant le tribunal du travail.

Elle prend dès lors position en droit sur la question et c’est après de très longs développements qu’elle conclut que le dossier demeure de sa compétence.

En substance, elle considère que l’intéressée a d’abord contesté la décision du FOREm à titre conservatoire et qu’elle n’a élargi son recours à une action en responsabilité que dans un second temps, lorsque l’indu lui fut réclamé. Pour la cour, ces deux demandes sont liées par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui seraient susceptibles d’être inconciliables si les causes étaient jugées séparément (soit qu’elles sont connexes au sens de l’article 30 du Code judiciaire).

Elle rappelle ensuite l’article 566 du Code judiciaire, selon lequel diverses demandes en justice ou divers chefs de demande entre deux ou plusieurs parties peuvent, s’ils sont connexes, être réunis devant la même juridiction, en observant cependant un ordre de préférence, alors que, s’ils avaient été présentés isolément, ils devraient être portés devant des tribunaux différents. L’ordre de préférence est, en l’espèce, que le tribunal du travail est préféré au juge de paix, ce qui a amené le Tribunal du travail de Liège à connaître de la demande subsidiaire formée par l’intéressée.

Si, en degré d’appel, le litige a perdu une partie de son objet originel, la cour estime devoir conserver le dossier, rappelant au passage que les juridictions du travail connaissent d’ailleurs régulièrement de demandes relatives à la responsabilité des organismes de paiement des allocations de chômage et que la Cour de cassation s’est prononcée en cette matière (renvoi étant ici fait à Cass., 27 septembre 2010, n° S.09.0055.F). La cour souligne enfin que les juridictions du travail sont les plus à même d’apprécier une faute en rapport avec la Charte de l’assuré social ainsi que les diverses obligations qui pèsent sur les organismes de sécurité sociale.

Elle en vient, ainsi, à l’examen du point relatif à la responsabilité du FOREm, renvoyant aux articles 3 et 4 de la Charte. Reprenant les éléments de la cause, et notamment les échanges entre l’intéressée et le FOREm, elle aboutit à la conclusion que celui-ci a commis une faute en communiquant les informations transmises et que, si l’intéressée avait été correctement informée dès le mois d’août, elle aurait réalisé que la formation qu’elle envisageait n’était pas compatible avec le maintien des allocations. Elle a cependant pour sa part également fait preuve de légèreté en entamant la formation sur la base d’informations peu précises, et même sans avoir obtenu la dispense. Pour la cour, cependant, les deux fautes ne sont pas égales. Elle considère que le FOREm doit prendre en charge 80% du dommage, les 20% restants étant consécutifs à la faute de l’intéressée elle-même.

Le jugement est dès lors réformé sur cette seule question.

Intérêt de la décision

L’examen des faits, auquel la cour a réservé beaucoup d’attention, a permis de conclure à un manquement aux obligations découlant des articles 3 et 4 de la Charte de l’assuré social. Cette question est relativement fréquente et l’arrêt n’innove pas, dans les principes, sur celle-ci.

C’est cependant sur la question de la compétence des juridictions du travail pour connaître d’une action fondée sur l’article 1382 que l’arrêt retient l’attention. D’imposants rappels sont faits sur la question du principe, avec le renvoi à la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière.

La spécificité de l’affaire est que la mise en cause de la responsabilité de l’institution de sécurité sociale a été faite à titre subsidiaire, alors que le chef de demande introduit à titre principal était manifestement de la compétence des juridictions du travail. La cour en est ainsi venue à rappeler les articles 30 et 566 du Code judiciaire, en cas de connexité. Du fait que la demanderesse originaire n’a pas interjeté appel (ayant été manifestement convaincue du non-fondement de sa demande quant aux conditions d’octroi de la dispense), le litige a « perdu » son chef de demande principal au niveau de la cour.

La cour du travail a à juste titre rappelé l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 9 décembre 2002, où celle-ci a jugé que les cours et tribunaux du travail ne sont pas compétents pour connaître d’une demande principale fondée sur les articles 1382 et 1383 du Code civil, s’agissant d’une demande d’indemnisation par le Fonds des Accidents du Travail du dommage que la victime d’un accident prétendait avoir subi à la suite de la non-perception d’allocations de péréquation. Dans son arrêt ultérieur du 16 mars 2015, s’agissant également d’un accident du travail, elle a rappelé cet enseignement, en précisant qu’aucune disposition légale n’autorise les juridictions du travail à connaître d’une demande principale fondée sur ces deux articles.

Cependant, la cour du travail a souligné que des demandes relatives à la mise en cause de la responsabilité d’organismes de paiement d’allocations de chômage sont fréquentes et que la Cour suprême s’est penchée sur cette question spécifique dans l’hypothèse d’erreurs commises par l’organisme de paiement quant au montant des allocations de chômage.

La conclusion de la Cour du travail de Liège est dès lors nuancée, dans la mesure où, si elle admet le maintien de la compétence matérielle dès lors que l’action introduite sur pied des articles 1382 et 1383 du Code civil à titre subsidiaire perd son « titre principal » en cours de procédure, la jurisprudence de la Cour de cassation, qui rejette la compétence matérielle des juridictions du travail pour une action mue sur pied de ces seuls articles, reste d’actualité.


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