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Dispute entre collègues et accident du travail

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 21 janvier 2020, R.G. 2019/AL/189

Mis en ligne le vendredi 12 février 2021


Cour du travail de Liège (division Liège), 21 janvier 2020, R.G. 2019/AL/189

Terra Laboris

La question de déterminer si une dispute entre collègues, à l’initiative de laquelle se trouve celui qui, en fin de compte, sera victime de coups, a été réglée par la Cour de cassation dans divers arrêts, rappelés par la Cour du travail de Liège (division Liège) dans un arrêt du 21 janvier 2020.

Les faits

Une employée d’hôtel dépose plainte auprès de la Police locale en janvier 2016 suite à une altercation avec une collègue. Il est reproché à celle-ci, lors d’une pause, d’avoir soufflé de la fumée de cigarette au visage de cette collègue et de l’avoir giflée, suite à quoi elles se sont empoignées et l’intéressée a fait une chute, cognant sa hanche gauche. Une autre collègue s’est interposée pour calmer les deux protagonistes mais, l’intéressée étant revenue à la charge, les deux travailleuses se sont alors « crêpé le chignon ».

Celle-ci déclare pour sa part avoir été menacée et insultée et a produit des certificats médicaux de constat de coups et blessures. Elle conteste avoir donné des coups elle-même. Un autre dossier médical est déposé par la collègue impliquée dans l’altercation (un certificat constatant des griffes au niveau du cou et de la nuque). Le dossier répressif sera classé sans suite.

Une déclaration d’accident du travail a été transmise à l’assureur, qui refuse son intervention.

Une procédure a été introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), demandant qu’il soit dit pour droit qu’il y a accident du travail et demandant la désignation d’un expert.

Par jugement du 23 octobre 2018, l’action a été déclarée non fondée, le tribunal estimant que l’intéressée avait intentionnellement provoqué l’accident, même si elle n’en souhaitait pas les conséquences, et qu’elle était dès lors déchue de la possibilité de se voir indemniser de son dommage.

Position des parties devant la cour

La travailleuse développe plusieurs moyens, reprenant les définitions légales et les présomptions de la loi du 10 avril 1971, ainsi que la jurisprudence de la Cour de cassation. L’événement soudain est survenu dans le cours de l’exécution du contrat et l’accident n’a pas été causé intentionnellement. Il faut, pour elle, rechercher ce qui constitue l’événement soudain (les coups et la chute) et vérifier si cet accident a été provoqué intentionnellement, ce qui n’est pas le cas, l’intéressée n’ayant pas eu l’intention de recevoir des coups et de chuter.

Quant à l’assureur-loi, il considère que l’événement soudain (coups de pied et de main reçus de la collègue) n’est pas établi, la demanderesse ne présentant aucune trace de coups, à l’exception de griffures occasionnées par le bris d’un cadre sur lequel elle est tombée. Elle fait également valoir que l’altercation n’a pas une origine professionnelle mais strictement privée et qu’il y a lieu de faire application de l’article 48 de la loi du 10 avril 1971.

La décision de la cour

La cour rappelle qu’en vertu de l’article 7 de la loi sur les accidents du travail, la victime doit prouver que l’événement est survenu dans le cours de l’exécution du contrat, notion plus large que celle de l’exécution du travail proprement dit. Il y a renvoi à plusieurs arrêts de la Cour de cassation (dont Cass., 22 février 1993, n° 9.578). La Cour suprême a en effet considéré que le travailleur est dans le cours de l’exécution du contrat dès lors qu’il se trouve sous l’autorité au moins virtuelle de l’employeur. S’agissant d’un temps de repos, celui-ci est utilisé dans un cadre normal et non exclusivement personnel. L’accident survenu pendant celui-ci est couvert, également même s’il est dû à une activité interdite par l’employeur mais en rapport avec le travail.

La cour reprend également l’arrêt de la Cour de cassation du 25 octobre 2010 (Cass., 25 octobre 2010, n° S.09.0081.F), arrêt à propos duquel le Procureur général LECLERCQ avait précisé dans ses conclusions qu’est survenu par le fait de l’exécution du contrat l’accident qui se rattache par un lien de causalité à la prestation de travail proprement dite ou à une circonstance quelconque tenant au milieu dans lequel le travailleur victime de l’accident se trouve placé en raison de l’exécution du contrat. Il s’agissait en l’espèce du meurtre d’une vendeuse, sur les lieux du travail et pendant l’exécution de celui-ci, meurtre survenu pour des motifs étrangers à l’exécution du contrat.

La cour en vient ensuite à l’article 48 de la loi, qui exclut le droit à la réparation en cas de faute intentionnelle. Il ne s’agit pas d’un élément de la définition mais d’une cause d’exclusion figurant dans le chapitre de la loi relatif aux immunités, étant les articles 46 et suivants. La cour du travail rappelle que la Cour de cassation est intervenue à plusieurs reprises et qu’elle a jugé qu’il y a accident provoqué intentionnellement lorsque la victime l’a causé volontairement même si elle n’en a pas voulu les conséquences. Elle doit avoir voulu l’événement soudain qui l’exposait à une lésion. Il n’est cependant pas requis qu’elle ait également voulu la lésion telle qu’elle s’est présentée ou développée, de même que l’incapacité de travail qui en a découlé, ou encore n’importe quelle autre suite. La cour rappelle à cet égard une doctrine (M. JOURDAN, « Un travailleur, à l’origine de violences sur les lieux du travail, et qui se retrouve blessé, est-il exclu du bénéfice de la réparation légale ? », commentaire de C. trav. Liège, 23 janvier 2006, R.G. 32.728/04, Terra Laboris).

Dans un arrêt du 25 novembre 2002 (également commenté en doctrine : voy. P. HUBAIN, note sous Cass., 25 novembre 2002, Chron. D. S., 2003, pp. 320 et s.), elle a confirmé que l’identification de la personne à l’origine des violences n’est pas un facteur pertinent, puisque ceci aboutirait à identifier celui qui a commis une faute contractuelle se situant en amont de l’accident du travail : il faut établir que la victime a voulu l’accident lui-même, c’est-à-dire l’événement soudain qui a été à l’origine de la lésion.

En l’espèce, sur l’événement soudain, la cour l’identifie comme étant le fait que l’intéressée a reçu des coups de main lors d’une empoignade avec une collègue, qu’elle est tombée sur un cadre et s’est fait tirer les cheveux (10e feuillet). La lésion existe. Quant au fait que l’accident est survenu dans le cours et par le fait de l’exécution du contrat, la cour retient que les faits sont consécutifs à un différend de nature professionnelle, même s’il s’inscrit dans un cadre plus large d’inimitié personnelle ou de sentiments relevant de la vie privée, notamment en lien avec des problèmes relatifs aux enfants. L’assureur ne renverse dès lors pas la présomption de l’article 7.

La cour retient cependant que l’intéressée a intentionnellement provoqué l’accident, même si elle n’en a pas voulu les conséquences, et ce au motif qu’elle a provoqué la rixe en s’approchant physiquement de sa collègue et en la giflant. Dans les circonstances précises de la cause, la réaction de la collègue est jugée « raisonnablement prévisible et proportionnée ». La cour confirme dès lors le jugement.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Liège (division Liège) ne manque pas de poser question.

Rappelons d’abord – ce qui figure, d’ailleurs, dans l’arrêt – l’arrêt de la Cour de cassation du 16 février 1987 (Cass., 16 février 1987, n° 5.551), qui a considéré que la victime doit avoir voulu l’événement soudain qui l’exposait à une lésion, n’étant cependant pas requis qu’elle ait également voulu la lésion elle-même, de même que l’incapacité de travail qui s’en est suivie.

Après avoir fait un adéquat rappel des principes, dans lequel la cour revient également sur l’arrêt de la Cour de cassation du 25 novembre 2002, dont elle retient que celui-ci « (…) confirme que l’identification de la personne à l’origine des violences n’est pas un facteur pertinent », la cour cependant retient qu’il y a lieu d’appliquer l’article 48 de la loi pour ce seul motif, puisqu’elle se livre à une analyse de l’origine de la bagarre. L’événement soudain ayant par ailleurs été identifié avec précision (voir ci-dessus), il est repris dans l’examen des éléments relatifs à l’application de l’article 48 comme étant « la bagarre, l’échange de coups, l’empoignade physique des deux collègues, sans aucune interférence extérieure » (11e feuillet).

Dans son avis précédant l’arrêt de la Cour de cassation du 25 novembre 2002, le premier avocat général invitait la Cour à rechercher dans l’arrêt de la cour du travail ce qui avait constitué l’accident, c’est-à-dire l’événement soudain et non un cadre vague de circonstances de fait. L’événement soudain en l’espèce était un coup de couteau porté par le collègue de la victime à celle-ci lors de la poursuite et non la « bagarre », soit un échange de coups, situation qui s’apparente davantage à la situation antérieure au coup de couteau lui-même qui a produit la lésion. Pour le Ministère public, il est difficile dès lors d’admettre, eu égard aux constatations de l’arrêt attaqué, que la victime a volontairement causé le coup de couteau lui-même que lui a porté son collègue lors de la poursuite de la victime par cet autre travailleur et de la chute de celle-ci. Il concluait encore que la circonstance que la « bagarre » avait été provoquée par la victime est sans incidence sur la solution en droit compte tenu des autres éléments relevés. La Cour de cassation a suivi.

La même conclusion aurait dès lors dû être rencontrée ici.


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