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Ménage de fait : conséquence sur le droit aux suppléments d’allocations familiales

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 11 mai 2020, R.G. 2018/AL/282

Mis en ligne le jeudi 10 décembre 2020


Cour du travail de Liège (division Liège), 11 mai 2020, R.G. 2018/AL/282

Terra Laboris

Dans un arrêt du 11 mai 2020, la Cour du travail de Liège (division Liège) rappelle que la cohabitation est une notion transversale en sécurité sociale et qu’en cas de décision de révision d’une situation longuement acceptée et révolue, l’institution de sécurité sociale doit démontrer qu’elle avait un juste motif au regard des dispositions légales applicables de revenir sur sa décision passée, l’assuré social devant, ensuite, conformément au droit commun, démontrer qu’il remplit les conditions d’octroi de la prestation qu’il revendique.

Les faits

Une notification de récupération d’indu est adressée à une mère de famille (ayant trois enfants) pour un montant de près de 17.000 euros, s’agissant d’allocations familiales indues, la caisse considérant qu’il y a eu fausses déclarations, au motif que la mère aurait formé un ménage de fait avec un tiers, et ce depuis l’année 2001. La période couvre ainsi janvier 2002 à mars 2015.

L’enquête effectuée a, pour la caisse, fait apparaître un partage des charges entre les deux adultes (en réalité les deux parents – non mariés – des enfants) et aurait constaté l’absence de preuve de résidence effective du père dans une autre habitation (caravane), considérée comme trop précaire.

La caisse réclame en conséquence le remboursement des suppléments pour chômeur de longue durée et travailleur invalide, ainsi que pour famille monoparentale octroyés successivement. La caisse retient un délai de prescription de 5 ans à partir de la date de connaissance de la situation de fraude, donnant les périodes visées par la récupération des suppléments considérés indus. Elle en conclut qu’aucun paiement n’est prescrit.

Une procédure a été introduite par la mère devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), qui a estimé qu’il n’était pas établi qu’il y avait cohabitation effective pendant la durée en cause. Des montants ayant déjà été retenus en application de l’article 1410, § 4, du Code judiciaire, le tribunal en a ordonné la restitution.

Appel a été interjeté.

L’appel

L’enquête à l’initiative du Ministère public

Le Ministère public a, dans le cadre de ses pouvoirs d’investigation, produit les résultats d’une enquête, contenant notamment les décisions judiciaires relatives à la séparation ainsi que les éléments concernant une procédure en règlement collectif de dettes dans le chef du père.

Il conclut à ce qu’il y avait vie sous le même toit pendant à tout le moins une partie de la période litigieuse, ceci n’étant cependant pas déterminable précisément par la caisse. Il considère qu’il y a des déclarations fausses ou sciemment incomplètes, entraînant l’application de la prescription de 5 ans. Vu cependant la modification de l’article 120bis de la loi en cours de procédure, la récupération des suppléments doit être limitée à la période à partir du 2 août 2008.

La décision de la cour

La cour expose les règles relatives à l’octroi du supplément pour chômeur de longue durée et d’invalide (dans le chef d’un attributaire). Ces suppléments sont liés à un plafond de revenus, qui est différent selon que l’allocataire vit seul avec un enfant ou cohabite avec l’enfant et un conjoint ou un partenaire de fait. Outre ceux-ci, existe le taux applicable en cas de famille monoparentale.

Pour la cour, il y a dès lors lieu de vérifier s’il y a ménage de fait au sens de la réglementation. Elle rappelle la présomption légale, étant que la cohabitation avec une personne autre qu’un parent ou allié jusqu’au troisième degré inclus fait présumer l’existence d’un ménage de fait (présomption réfragable).

Sur la notion de cohabitation en sécurité sociale, le principe est que la cohabitation est une notion transversale, pour laquelle l’on peut se référer à la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de minimex, d’allocations familiales et de chômage. Deux conditions doivent être remplies : la vie sous le même toit et la mise en commun éventuelle des ressources financières, des tâches, activités et autres questions ménagères. Il ne suffit pas, comme le rappelle la cour par le renvoi à l’arrêt de la Cour de cassation du 22 janvier 2018 (Cass., 22 janvier 2018, n° S.17.0024.F), qu’il y ait partage des principales pièces de vie et des frais d’un même logement et que soient mises en commun les seules questions relatives aux loyer et frais (ce qui entraîne un avantage économique et financier).

Pour ce qui est de la charge de la preuve, c’est à l’assuré social, qui entend établir qu’il remplit toutes les conditions d’octroi pour bénéficier d’une prestation sociale, de rapporter la preuve légale requise. Ceci vaut également pour un taux préférentiel et pour les suppléments.

Dès lors cependant qu’une situation a perduré et qu’elle a été longtemps acceptée et qu’intervient une décision de révision, la cour du travail, renvoyant à la doctrine H. MORMONT (H. MORMONT, « La charge de la preuve dans le contentieux judiciaire de la sécurité sociale », R.D.S., 2013/2, p. 385), considère que l’institution de sécurité sociale doit démontrer qu’elle a un juste motif de revenir sur sa décision passée, les éléments apportés en cours d’instance pouvant être pris en compte dès lors qu’il ne s’agit pas, comme elle le précise, de faire le procès de la décision mais de statuer sur le droit subjectif de l’assuré social à une prestation. Si cette preuve est apportée, ce dernier doit, conformément au droit commun, démontrer qu’il remplit les conditions de la prestation qu’il revendique.

La période est ici très longue (2002 à 2015) et, également, éloignée dans le temps. Il y a, selon l’arrêt, une difficulté objective de réunir les éléments de preuve a posteriori, à charge ou à décharge.

En conséquence, il y a lieu de recourir aux règles relatives à la charge de la preuve ainsi qu’au risque de preuve : la partie sur laquelle repose ce risque succombera, si elle n’apporte pas la preuve requise.

En conséquence, (i) la caisse doit convaincre la cour du « bien-fondé de sa volte-face », en donnant les éléments permettant de conclure à une cohabitation effective, et (ii) la mère devra alors démontrer qu’elle ne vivait pas sous le même toit et – à supposer qu’elle l’ait fait – qu’il n’y a avait pas règlement en commun des questions ménagères.

Sont ainsi examinés tous les éléments relatifs à la vie des deux époux, depuis l’année 2000 (historique des compositions de ménage, acte d’achat d’un immeuble, décisions du juge de paix, naissance des enfants, reconnaissance de ceux-ci par le père, caractère particulièrement exigu de la caravane où ce dernier est domicilié, etc.). La cour conclut à l’existence d’un faisceau d’indices graves, précis et concordants, qui explique la décision de la caisse de mettre en doute la situation de famille monoparentale de la mère.

Celle-ci doit dès lors établir qu’elle remplit les conditions d’octroi.

Elle échoue cependant à prouver qu’elle vivait seule avec ses enfants et la cour conclut que c’est à bon droit que les suppléments ont été considérés comme indus.

Se pose enfin la question de la prescription. L’article 120bis de la loi a été modifié pendant la période litigieuse quant au point de départ du délai de prescription quinquennale en cas de fraude ou de situations assimilées. Le délai prenait cours, dans sa mouture initiale, à partir du paiement des allocations en cause. Depuis le 1er août 2013, en cas de prestations payées indûment ou obtenues suite à des manœuvres frauduleuses ou des déclarations fausses ou sciemment incomplètes, il prend cours à la date à laquelle l’institution a connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de l’assuré social.

Pour l’application de ce délai de 5 ans, il faut apporter la preuve de telles manœuvres ou déclarations. Celle-ci incombe à la caisse, qui ne les établit cependant pas.

La cour conclut en considérant que la prescription applicable est celle de 3 ans à partir de la date à laquelle le paiement a été effectué.

L’indu est dès lors de l’ordre de 4.600 euros.

Intérêt de la décision

Cet arrêt, très documenté quant aux sources de jurisprudence auxquelles il renvoie, s’appuyant également sur la doctrine la plus récente sur la question, règle un très délicat problème de preuve, dans un dossier dont elle déclare elle-même qu’il s’agit d’« un de ces litiges embarrassants ».

La situation litigieuse a en effet duré près de 15 ans et la cour est saisie 5 années plus tard encore.

Vu la déperdition des preuves et la difficulté pour les parties de remplir leurs obligations à cet égard, la cour considère devoir appliquer le principe général du risque de la preuve, étant que succombera la partie qui ne peut apporter la preuve qui lui incombe.

La cour rappelle encore ici la modification intervenue à l’article 120bis de la loi générale, modification intervenue par la loi du 28 juin 2013, en vigueur depuis le 1er août 2013. C’est dès lors la connaissance par l’institution de sécurité sociale qui constitue le point de départ du délai de 5 ans. Sur cette question, la charge de la preuve desdites manœuvres incombe à cette dernière.


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