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La Cour de Justice de l’Union européenne rappelle la législation applicable en matière de sécurité sociale au transport routier international

Commentaire de C.J.U.E., 16 juillet 2020, Aff. n° C-610/18 (AFMB e.a. Ltd c/ RAAD VAN BESTUUR VAN DE SOCIALE VERZEKERINGSBANK)

Mis en ligne le vendredi 27 novembre 2020


Cour de Justice de l’Union européenne, 16 juillet 2020, Aff. n° C-610/18 (AFMB e.a. Ltd c/ RAAD VAN BESTUUR VAN DE SOCIALE VERZEKERINGSBANK)

Terra Laboris

La Cour de Justice de l’Union européenne rappelle la législation applicable en matière de sécurité sociale au transport routier international

Par arrêt du 16 juillet 2020, la Grande Chambre de la Cour de Justice rappelle l’objectif des Règlements de coordination de sécurité sociale, rejetant qu’il puisse en être fait usage par la création de montages purement artificiels afin de réduire la protection sociale des travailleurs, en l’espèce chauffeurs de transports internationaux.

Les faits

Une société constituée à Chypre a conclu avec des entreprises actives dans le secteur du transport établies aux Pays-Bas des conventions de gestion de flotte. Cette société s’est ainsi engagée, contre versement d’une commission, à assurer la gestion des véhicules poids lourds exploités par ces entreprises dans le cadre de leurs activités pour leur compte et à leurs risques.

Elle conclut dans ce cadre des contrats de travail avec des chauffeurs routiers internationaux résidant aux Pays-Bas. Elle intervient en qualité d’employeur, le droit du travail applicable étant le droit chypriote. Cette société gère ainsi des contrats de travail de chauffeurs routiers qui, pendant leur occupation, ont continué à habiter aux Pays-Bas et ont exercé pour le compte de ces entreprises de transport leur activité dans deux ou plusieurs Etats membres. Certains d’entre eux n’exercent pas aux Pays-Bas une partie substantielle de leurs activités. D’autres avaient précédemment le statut de salarié pour les entreprises néerlandaises elles-mêmes.

Dans ce contexte, la société chypriote a sollicité de l’institution de sécurité sociale néerlandaise (Sociale verzekeringsbank) la confirmation que, au sens de l’article 13 du Règlement n° 883/2004, ces chauffeurs ne dépendaient pas de la sécurité sociale néerlandaise. Elle signalait, dans sa demande, qu’elle ne pouvait délivrer les certificats A1 pour ceux-ci tant qu’elle n’avait pas reçu la confirmation de la non-application de la loi néerlandaise.

Cette institution a pris une décision en sens contraire, confirmant l’assujettissement.

Le Tribunal d’Amsterdam (Rechtbank Amsterdam) a en fin de compte été saisi d’un recours de la société ainsi que d’un certain nombre de ses chauffeurs. Ayant été déboutés, ils ont interjeté appel et, à ce moment, est intervenue la procédure de dialogue et de conciliation imposée par la décision A1 de la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale. Dans le cadre de l’appel, le Raad van bestuur van de Sociale verzekeringsbank a saisi la Cour de Justice, posant trois questions préjudicielles.

Les questions préjudicielles

Ces questions portent sur l’interprétation de l’article 14.2, sous a), du Règlement n° 1408/71, s’agissant d’abord de savoir si le chauffeur de poids lourds salarié est réputé faire partie du personnel roulant de l’entreprise de transport qui l’a recruté, à la pleine disposition de laquelle il est effectivement pour une durée indéterminée, qui exerce l’autorité effective sur lui et à laquelle incombent effectivement les frais salariaux, ou à charge de l’entreprise qui a officiellement conclu le contrat de travail (cette dernière payant à l’intéressé un salaire au titre d’une convention conclue avec l’entreprise de transport ci-dessus et versant à ce titre les cotisations dans l’Etat membre où se trouve le siège de l’entreprise et non dans l’Etat où se trouve le siège de l’entreprise de transport). Cette première question envisage également la possibilité pour ce chauffeur de faire partie du personnel roulant des deux entreprises.

Une sous-question dans le cadre de cette première question préjudicielle porte sur l’identification de l’employeur.

La deuxième question, posée dans l’hypothèse où est retenue l’entreprise qui a signé le contrat de travail, concerne les exceptions au principe de l’Etat d’emploi (figurant à l’article 14.1, sous a), du Règlement n° 1408/71 et à l’article 12 du Règlement n° 883/2004), étant de savoir si celles-ci valent ici par analogie.

La troisième question, posée dans l’hypothèse où l’entreprise employeur est celle qui a signé le contrat de travail, est relative à l’abus de droit (s’agissant d’un abus du droit de l’Union ou d’un abus du droit de l’AELE – certaines prestations étant fournies dans ce cadre). Dans l’hypothèse où cet abus est retenu, le juge de renvoi demande qu’en soit précisée la conséquence.

La décision de la Cour

La Cour répond, à titre préliminaire, à une observation de certains gouvernements quant à l’applicabilité ratione temporis du Règlement n° 1408/71. Dans la mesure où celui-ci était encore en vigueur dans les Etats de l’AELE pour une partie des périodes en cause, la Cour répond dans le cadre des deux textes (Règlement n° 1408/71 et Règlement n° 883/2004).

Sur la première question

La Cour rappelle que les dispositions en cause, insérées chacune dans le Titre 2 du Règlement correspondant, constituent des systèmes complets et uniformes de règles de conflit de lois.

Il s’agit non seulement d’éviter l’application simultanée de plusieurs législations et les complications qui peuvent en résulter, mais également d’empêcher que des personnes soient privées de protection en matière de sécurité sociale faute de législation qui leur serait applicable.

Le principe relatif à la loi applicable est que la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un Etat membre est soumise à la législation de cet Etat (article 16, § 2, sous a), du Règlement n° 1408/71 et article 11, § 3, sous a), du Règlement n° 883/2004), et ce sous réserve cependant des articles litigieux. Dans certaines situations, l’application pure et simple de ce principe entraînerait à la fois pour l’employeur, le travailleur et les institutions de sécurité sociale des complications administratives dont l’effet pourrait être d’entraver l’exercice de la libre circulation (renvoyant notamment à son arrêt ALTUN du 6 février 2018, Aff. n° C-359/16). Ainsi, lorsqu’il s’agit d’une personne qui exerce une activité salariée dans deux ou plusieurs Etats, et ce particulièrement en l’espèce, où des travailleurs ne sont pas occupés de manière prépondérante sur le territoire de l’Etat membre où ils résident. Dans cette hypothèse, ils sont soumis à la législation de l’Etat membre dans lequel l’entreprise ou l’employeur a son siège social ou son siège d’exploitation. Il s’agit de l’application de l’article 13, § 1er, b), i), du Règlement n° 883/2004. Pour ce, le travailleur doit exercer habituellement des activités significatives sur le territoire de deux ou plusieurs Etats, condition remplie dans le cas d’espèce.

Sur le plan terminologique, la Cour souligne que la notion d’entreprise, au sens de l’article 14.2, sous a), du Règlement n° 1408/71 et celle d’employeur au sens de l’article 13, § 1er, sous b), i), du Règlement n° 883/2004 (notion à laquelle il faut assimiler celle d’entreprise utilisée à la même disposition de ce dernier Règlement), revêt une importance décisive aux fins de déterminer la législation de sécurité sociale applicable. Les règlements ne procèdent ici pas à un renvoi aux législations ou aux pratiques nationales aux fins de définir la signification de ces notions. Il convient de leur donner une interprétation autonome et la Cour renvoie ici à l’avis de l’avocat général (point 39 de ses conclusions), vu la règle de l’unicité de la législation applicable.

La Cour entreprend dès lors de donner l’interprétation des notions, rappelant sa jurisprudence sur l’article 14, point 1, sous a), du Règlement n° 1408/71. Elle en conclut qu’il faut tenir compte de la situation objective dans laquelle se trouve le travailleur salarié concerné et de l’ensemble des circonstances de son occupation. Si la conclusion d’un contrat de travail peut être un indicateur de l’existence d’un lien de subordination, cette circonstance ne saurait à elle seule permettre de conclure de manière décisive à l’existence d’un tel lien. Il faut, en effet, avoir égard non seulement aux informations formellement contenues dans le contrat de travail, mais également à la manière dont les obligations incombant tant au travailleur qu’à l’entreprise sont exécutées en pratique. Quel que soit le libellé de documents contractuels, il y a lieu d’identifier l’entité sous l’autorité effective de laquelle est placé le travailleur, à laquelle incombe, dans les faits, la charge salariale correspondante et qui dispose du pouvoir effectif de le licencier (considérant n° 61).

Les règles dérogatoires prévues dans ces dispositions visent à assurer le respect de la règle de l’unicité, en fixant des critères de rattachement qui prennent en compte la situation objective des travailleurs afin de faciliter leur liberté de circulation. Ceci ne peut intervenir sur la base de considérations purement formelles telles que la conclusion d’un contrat. Les entreprises pourraient en effet ainsi déplacer le lieu devant être retenu comme pertinent pour déterminer la loi applicable en matière de sécurité sociale sans qu’un tel déplacement s’inscrive en réalité dans l’objectif consistant à garantir l’exercice effectif de la libre circulation des travailleurs. Ceci reviendrait en outre à méconnaître les règles des conflits de loi prévues dans les règlements et l’objectif de ceux-ci risquerait d’être compromis s’il fallait interpréter le texte comme permettant de faciliter la possibilité pour les entreprises de faire usage de montages purement artificiels afin d’utiliser la réglementation de l’Union dans le seul but de tirer avantage des différences existant entre les régimes nationaux.

La Cour souligne encore qu’un tel usage de la réglementation risquerait d’exercer une pression vers le bas sur les systèmes de sécurité sociale des Etats membres et, éventuellement, en fin de compte, sur le niveau de protection offert par ceux-ci (considérant n° 69).

Elle conclut dès lors l’examen de cette première question préjudicielle en considérant que l’employeur d’un chauffeur routier international au sens de ces dispositions est l’entreprise qui exerce l’autorité effective sur celui-ci, qui supporte en fait la charge salariale correspondante et dispose du pouvoir effectif de le licencier et non celle avec laquelle un contrat de travail a été conclu et qui est présentée formellement dans le contrat comme étant l’employeur.

Sur les deuxième et troisième questions

Vu la réponse donnée à la première question, la Cour ne répond pas à celles-ci.

Intérêt de la décision

Cet arrêt rendu par la Grande Chambre est capital en la matière, la situation des chauffeurs de transport international ayant été à de multiples reprises critiquée, eu égard à ce que la Cour qualifie elle-même de montages purement artificiels, permettant d’utiliser les différences et disparités des droits nationaux pour diminuer le niveau de protection sociale.

Cet arrêt relève que doit être retenu le lien de subordination effectif et que des aspects purement formels de la relation de travail ainsi que la conclusion d’un contrat avec une société qui n’exerce pas l’autorité sur les travailleurs concernés sont indifférents.

L’on notera encore que, outre un très abondant rappel de la jurisprudence de la Cour sur l’article 14.2 du Règlement n° 1408/71 et l’article 13, § 1er, du Règlement n° 883/2004, celle-ci a rappelé (considérant n° 49) qu’il ne peut être fait, dans la définition des notions des règlements, de renvoi aux législations ou aux pratiques nationales.


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