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La restructuration et/ou la réorganisation constituent-elles un motif de licenciement ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Dinant), 20 avril 2020, R.G. 18/521/A

Mis en ligne le mardi 29 septembre 2020


Tribunal du travail de Liège (division Dinant), 20 avril 2020, R.G. 18/521/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 20 avril 2020, le Tribunal du travail de Liège (division Dinant), faisant la distinction entre la restructuration et la réorganisation, rappelle l’exigence du lien de causalité entre les mesures décidées sur le plan économique et le licenciement du travailleur concerné.

Les faits

Une société à caractère international engage en 2008 une employée pour sa structure belge, en qualité de « office-manager ». Il s’agit de fonctions avec responsabilités autonomes (logistique opérationnelle, commandes et suivi des ventes).

En 2016, la société l’informe de son souhait de rationalisation de la structure au niveau mondial, réorganisation qui aboutit, vu des difficultés apparentes de l’employée pour s’y conformer, à un entretien en septembre 2017, où lui sont reprochés divers manquements. Ceux-ci font l’objet d’un avertissement, qui est contesté. De nouveaux entretiens interviennent et elle réagit au dernier d’entre eux. Suite à un échange épistolaire entre parties, l’intéressée est finalement licenciée en janvier 2018 moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis. Le licenciement est justifié pour des raisons économiques, étant essentiellement la restructuration des sociétés néerlandaise et belge en une seule entité, ainsi que les nouvelles compétences requises pour le poste qu’elle occupe.

Les motifs de licenciement sont contestés, ainsi que les exigences nouvelles quant aux compétences pour le poste. Pour l’employeur, qui explicite encore le motif, il s’est agi d’évaluer, dans le cadre de la réorganisation, le coût des membres du personnel et de réunir les compétences les plus appropriées pour la fonction (trilinguisme) et autres, que l’intéressée ne possédait pas.

Une procédure est introduite devant le tribunal en complément de l’indemnité compensatoire de préavis, ainsi que d’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et de licenciement abusif.

La décision du tribunal

Le tribunal examine en premier lieu la demande dans le cadre de la C.C.T. n° 109 et de l’abus.

Un rappel des règles de la C.C.T. est fait, le tribunal insistant, pour ce qui est de la charge de la preuve, sur la doctrine de L. DEAR (L. DEAR, « L’obligation de motiver le congé et le licenciement manifestement déraisonnable », in L’harmonisation des statuts entre ouvriers et employés, Anthémis, 2014, pp. 236-237), selon laquelle, si l’employeur prouve la réalité des motifs, il appartient au travailleur de démontrer que le licenciement est manifestement déraisonnable et qu’il se fonde sur d’autres motifs que ceux invoqués par l’employeur et qui sont eux-mêmes manifestement déraisonnables.

Chaque partie qui allègue des faits en assume la charge de la preuve. Il s’agit de l’application du droit commun en la matière, conformément aux dispositions des articles 870 du Code civil et 1315 du Code judiciaire. Doit en outre s’appliquer le principe de la collaboration à l’administration de la preuve. Le tribunal rappelle ici l’article 871 du Code judiciaire, selon lequel le juge peut ordonner à toute partie litigante de produire les éléments de preuve dont elle dispose.

Si l’employeur n’a pas communiqué les motifs, le fardeau de la preuve est supporté par lui. Il l’est par le travailleur si ce dernier n’a pas demandé les motifs ou a dûment reçu communication de ceux-ci.

En l’occurrence, le motif invoqué est une restructuration accompagnée de l’exigence de nouvelles compétences. Il s’agit dès lors de motifs économiques liés aux nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service. Le tribunal vérifie si ce motif est avéré en l’espèce. La demanderesse fait en effet valoir quant à elle qu’il ne l’est pas : aucune restructuration ne s’imposait, elle a été la seule à être impactée, à supposer qu’il y ait eu restructuration l’employeur ne prouve pas l’exigence de nouvelles compétences linguistiques et commerciales non plus que son incapacité à assumer ses fonctions dans le cadre des nouvelles exigences. Elle fait également valoir son ancienneté, le fait qu’elle était le bras droit de l’ancienne direction, ses évaluations et l’absence de tout avertissement antérieur, toutes circonstances faisant que le licenciement est manifestement déraisonnable.

L’employeur confirme sa stratégie de regroupement des sièges, vu les difficultés persistantes de la société-mère à renflouer la société belge. Il produit un organigramme, dont il ressort qu’une homologue néerlandaise a également perdu son emploi.

Le tribunal estime qu’il s’agit davantage d’une réorganisation que d’une restructuration. A cet égard, il vérifie le contexte de celle-ci, constatant que la société-mère (Danemark) ou toute autre entité du groupe n’a pas pris de décision de restructuration à proprement parler et qu’est absente toute étude de poste à supprimer. L’argument économique de l’employeur (nécessité d’une stratégie de regroupement vu les mauvais résultats et l’obligation de limiter les coûts) n’a pas fait l’objet de discussions au sein du C.A., alors qu’il s’agit d’une décision importante. Le tribunal constate par ailleurs que la société avait fait état d’une amélioration de la situation en 2017, ce qui avait donné lieu à des félicitations dans les newsletters de l’entreprise. Quant à l’organigramme, son évolution n’est pas significative pour la compréhension de la réalité du motif. Est également constatée la présence d’un nouveau membre du personnel après le licenciement de l’intéressée.

L’employeur prouve dès lors qu’une décision est intervenue, consistant à regrouper les deux entités mais, pour le tribunal, il doit également établir le lien causal entre la réorganisation et ses conséquences (sur le plan organisationnel et financier) d’une part et le licenciement de la demanderesse de l’autre.

Le lien de causalité n’est par ailleurs pas confirmé sur le plan temporel, les pièces du dossier (les pièces importantes étant absentes) ne permettant pas davantage de retenir celui-ci, étant d’une part la réalité des motifs économiques eux-mêmes et d’autre part leurs conséquences en termes d’emploi. Seule peut être retenue l’évolution de la mise en œuvre du regroupement des deux entités. Le lien légal requis n’est dès lors pas établi, alors que des difficultés étaient apparues entre les parties.

La demanderesse a dès lors droit à une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, le tribunal fixant celle-ci à dix semaines, au motif que la gradation du caractère manifestement déraisonnable du licenciement est impossible à apprécier objectivement (11e feuillet). Il retient dès lors une « sanction moyenne ».

Pour le poste relatif à l’octroi de dommages et intérêts pour licenciement abusif, le tribunal reprend les règles relatives au cumul de cette indemnisation et de l’indemnité de la C.C.T. n° 109, renvoyant tant à la doctrine qu’à la jurisprudence sur la question : ce cumul n’est pas interdit lorsque les circonstances dans lesquelles le licenciement a été notifié sont « inconvenantes ». Il s’agit de deux indemnités distinctes octroyées pour un motif différent et indemnisant des dommages différents. A la base de cette réparation, se trouve le principe de la responsabilité civile, qui implique que les conditions de l’article 1382 soient réunies. Le tribunal reprend également l’exigence du respect de la loyauté et de la modération qui doit intervenir en cas de rupture du contrat de travail. Pour ce qui est du dommage, il s’agit de l’atteinte à un intérêt ou de la perte d’un avantage, pour autant que celui-ci soit stable et légitime (avec renvoi ici à plusieurs arrêts de la Cour de cassation, dont Cass., 4 septembre 1972, Pas., 1973, p. 1). Le renvoi est également fait à l’article 1134 du Code civil, dont l’alinéa 3 dispose que les conventions doivent être exécutées de bonne foi (le rappel étant fait à Cass., 12 décembre 2005, n° S.05.0035.F). Dans cet arrêt de principe, la Cour de cassation a retenu que l’abus peut également être déduit des circonstances entourant le licenciement. En l’espèce, cependant, il apparaît que le climat professionnel n’était pas satisfaisant pour les deux parties et que l’intéressée avait des difficultés d’adaptation au nouveau « management ». En outre, le préjudice distinct n’est pas établi.

Se pose, enfin, pour ce qui est du complément d’indemnité compensatoire de préavis, la question de vérifier la valeur d’un avantage de toute nature, étant l’utilisation privée d’une voiture de société (véhicule Opel Zafira et carte de carburant illimitée) ainsi que d’un GSM et de l’usage illimité d’internet. Est également discuté le caractère rémunératoire d’un remboursement de frais (usage professionnel de l’habitation privée). Pour la demanderesse, ces avantages doivent être fixés à 350 euros (véhicule et carte de carburant), 50 euros (GSM) et 50 euros (utilisation de sa maison à des fins professionnelles). L’usage professionnel de l’habitation ne doit en effet pas faire l’objet, pour l’octroi de l’avantage, de justification, étant un paiement forfaitaire. Pour le tribunal, il est dès lors rémunératoire. En conséquence, il fait droit aux montants demandés par l’employée à cet égard.

Intérêt de la décision

Outre le débat récurrent sur la possibilité d’introduire deux chefs de demande complémentaires à l’indemnité de rupture, étant l’indemnité dans le cadre de la C.C.T. n° 109 et la réparation d’un licenciement abusif, le jugement commenté présente l’intérêt de rappeler les règles en matière de licenciement pour motif économique.

La société invoquant une restructuration, le tribunal corrige, en premier, étant qu’il s’agit davantage d’une « réorganisation ». Sur la distinction à opérer entre les deux notions, l’on peut retenir qu’une réorganisation n’est certes pas une restructuration. La restructuration impose une révision fondamentale des processus, voire via les mécanismes de droit économique. Une « réorganisation » a une envergure généralement bien moindre, pouvant intervenir sous diverses formes et divers modes impactant ou non la masse salariale.

Vu le motif invoqué, le tribunal rappelle l’exigence de la preuve par l’employeur du lien de causalité entre l’existence de nécessités économiques (dont l’employeur reste juge) et l’impact de celles-ci sur le contrat de travail.

En l’occurrence, la décision prise étant malgré tout d’une certaine ampleur (regroupement de l’autre entité néerlandaise et de l’entité belge), le tribunal déplore que – au-delà de ce constat –, aucun élément ne vienne faire le lien entre cette nouvelle organisation et la menace qu’elle impliquerait pour l’emploi de la demanderesse. Il s’agit, comme le tribunal l’a rappelé, de prouver le lien de causalité entre le motif avéré et la décision prise. Ce lien fait résolument défaut en l’espèce.

Une question peut cependant toujours interpeller, étant la difficulté pour le juge de fixer le quantum de de l’indemnité. En l’espèce, s’agissant d’un motif économique, il est n’est pas possible de procéder à l’examen (déjà très délicat pour d’autres situations) de la gradation du caractère manifestement déraisonnable du motif. En l’occurrence, sans davantage expliciter les raisons de son choix, le tribunal opte pour une « valeur moyenne ». Ceci montre encore – si nécessaire – les difficultés induites des dispositions incomplètes de la C.C.T. n° 109.


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