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Valeur des certificats E101 et A1 en droit du travail

C.J.U.E., 14 mai 2020, Aff. n° C-17/19 (procédure pénale contre BOUYGUES TRAVAUX PUBLICS, ELCO CONSTRUCT BUCAREST et WELBOND ARMATURES)

Mis en ligne le lundi 28 septembre 2020


Dans un arrêt du 14 mai 2020, la Cour de Justice de l’Union européenne répond à une question préjudicielle posée par la Cour de cassation française, relative à la force contraignante des certificats E101 et A1, dans l’hypothèse de poursuites pénales, celles-ci visant, selon le droit français, du travail dissimulé et du prêt illicite de main-d’œuvre.

Rétroactes

La Cour de Justice est saisie par la Cour de cassation française par arrêt du 8 janvier 2019, dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre trois sociétés des chefs de travail dissimulé et de prêt illicite de main-d’œuvre. La demande de question préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 11 du Règlement (CEE) n° 574/72 (règlement d’application du Règlement (CEE) n° 1408/71, avec ses modifications ultérieures) ainsi que de l’article 19 du Règlement (CE) n° 987/2009 d’application du Règlement (CE) n° 883/2004.

La société BOUYGUES a obtenu l’attribution de marchés pour la construction d’un réacteur nucléaire de nouvelle génération et a sous-traité ces travaux à un groupement d’intérêts économiques composé notamment d’une société WELBOND (également établie en France). Ce groupement a eu lui-même recours à des sous-traitants, dont ELCO (société établie en Roumanie) et ATLANCO Ltd (société de travail temporaire établie en Irlande et ayant une filiale à Chypre et un bureau en Pologne).

Les trois sociétés BOUYGUES, WELBOND et ELCO ont été poursuivies pour des faits relatifs à la période de 2008 à 2012. Ceci fait suite à une dénonciation des conditions d’hébergement de travailleurs étrangers, à un mouvement de grève d’intérimaires polonais au motif de l’absence/insuffisance de couverture sociale en cas d’accident, ainsi qu’à la révélation de plus d’une centaine d’accidents du travail non déclarés (considérant 25 de l’arrêt).

La Cour d’appel de Caen a rendu un arrêt le 20 mars 2017, jugeant, pour la société ELCO (établie en Roumanie), qu’elle était coupable du délit de travail dissimulé (omission des déclarations préalables à l’embauche, aux salaires et aux cotisations sociales), la cour rejetant que cette dernière puisse se prévaloir de la législation relative au détachement, vu le caractère habituel et stable de son activité sur le territoire français. L’arrêt a précisé que l’embauche des travailleurs était intervenue quelques jours avant l’envoi en France, certains n’ayant pas travaillé (ou très peu) pour cette société. Par ailleurs, l’activité en Roumanie était devenue accessoire et certains détachements ne respectaient pas la condition de durée maximale.

Pour les deux autres sociétés, celles-ci ont été reconnues coupables de délit de travail dissimulé également, s’agissant de travailleurs mis à disposition par la société irlandaise, et de prêt illicite de main-d’œuvre. Ainsi, des travailleurs intérimaires polonais, engagés par l’intermédiaire de la filiale chypriote et d’un bureau de celle-ci en Pologne, ont signé un contrat de travail en langue grecque en vue de leur mise à disposition à des sociétés françaises. D’autres irrégularités ont été constatées en ce qui concerne l’activité des sociétés.

La Cour de cassation a été saisie par elles, faisant valoir notamment que la Cour d’appel de Caen avait méconnu les effets attachés aux certificats E101 et A1.

La Cour de cassation s’est alors posé la question de savoir si les effets attachés à ceux-ci quant à la détermination de la loi applicable au régime de sécurité sociale s’étendent à la détermination de celle-ci quant au droit du travail et aux obligations des employeurs dans ce cadre, découlant de l’application du droit du travail de l’Etat d’exécution du travail, et particulièrement aux déclarations devant être effectuées par l’employeur préalablement à l’embauche.

Une question préjudicielle a dès lors été adressée à la Cour de Justice.

La question préjudicielle

La Cour de cassation demande à la Cour de Justice si lesdits certificats lient les juridictions de l’Etat membre dans lequel le travail est effectué pour déterminer la législation applicable, non seulement au régime de la sécurité sociale, mais également au droit du travail, lorsque cette législation définit les obligations des employeurs et les droits des salariés, de sorte que, à l’issue du débat contradictoire, elles ne peuvent les écarter que si (sur la base de l’examen des éléments concrets ayant permis de constater une fraude et en l’absence de réaction dans un délai raisonnable de l’institution émettrice) une fraude est constatée (i) dans son élément objectif par l’absence de respect des conditions prévues et (ii) dans son élément subjectif par l’intention de la personne poursuivie de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance du certificat pour obtenir l’avantage qui y est attaché.

La décision de la Cour

La Cour procède à un imposant rappel de sa jurisprudence sur cette question. Elle relève que la question est posée dans le contexte de poursuites pénales engagées notamment du chef de travail dissimulé contre des employeurs qui ont eu recours sur le territoire français à des travailleurs couverts par de tels certificats, soit au titre d’un détachement de travailleur, soit de l’exercice d’activités salariées dans plusieurs Etats membres, et ce sans que n’ait été effectuée auprès des autorités françaises compétentes la déclaration préalable à l’embauche imposée par le Code du travail. La question posée quant à la portée desdits certificats en matière de droit du travail repose sur une prémisse, étant la valeur de ces certificats dans ce cadre.

Les importants arrêts rendus par la Cour de Justice ces dernières années et qui ont jalonné la construction du régime sont repris. Il découle de sa jurisprudence (dont le renvoi est fait jusqu’au dernier arrêt du 2 avril 2020, Aff. n° C-370/17 et C-37/18, CRPNPAC c/ VUELING AIRLINES et VUELING AIRLINES c/ POIGNANT) que ces certificats produisent des effets contraignants mais limités aux seules obligations imposées par les législations nationales en matière de sécurité sociale visées par les règlements de coordination. La notion de législation visée dans ces textes concerne en effet les branches et régimes de sécurité sociale qui y sont énumérés. Ces certificats ne produisent, en conséquence, pas d’effet contraignant à l’égard des obligations imposées par le droit national dans d’autres matières, ainsi dans celles relatives à la relation de travail, et en particulier aux conditions d’emploi et de travail.

La Cour ne pouvant, en vertu de l’article 267 T.F.U.E., appliquer les règles du droit de l’Union à une espèce déterminée, mais uniquement se prononcer sur l’interprétation des traités et des actes pris par les institutions de l’Union, il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer la portée de l’obligation de déclaration préalable à l’embauche prévue par le Code du travail : si elle a pour unique objet d’assurer l’affiliation des travailleurs à une branche du régime de sécurité sociale et, dès lors, d’assurer uniquement le respect de la législation en cette matière, les certificats feraient en principe obstacle à une telle obligation. Par contre, si cette obligation vise également, fût-ce en partie, à garantir l’efficacité des contrôles opérés par les autorités nationales compétentes en vue d’assurer le respect des conditions d’emploi et de travail imposées par le droit du travail, ces certificats n’ont aucune incidence sur ladite obligation, étant entendu que celle-ci ne peut en tout état de cause entraîner l’affiliation des travailleurs concernés à l’une ou à l’autre branche de sécurité sociale. Les certificats s’imposent dès lors aux juridictions de l’Etat membre uniquement en matière de sécurité sociale.

Intérêt de la décision

Les arrêts rendus par la Cour de Justice sur la question de la validité des certificats et de la compétence des institutions et autorités judiciaires nationales ont balisé successivement la matière. Dans cet arrêt, la Cour examine pour la première fois l’incidence de la force contraignante accordée à ces certificats (tant qu’ils ne sont pas retirés) pour ce qui est du droit du travail.

Les sociétés en cause sont en effet poursuivies d’infractions liées au non-respect des obligations du Code du travail français, et la Cour de Justice, saisie de la question du pouvoir du juge national eu égard à l’existence de ces certificats, rappelle qu’ils sont institués par les règlements de coordination de sécurité sociale et que le champ d’application de ceux-ci vise les réglementations de sécurité sociale uniquement.

La valeur de ces certificats par rapport aux obligations patronales dans le cadre du Code du travail n’est pas visée par le mécanisme communautaire.


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