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Article 20 T.F.U.E. et conditions de refus du droit de séjour d’un ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union

C.J.U.E., 27 février 2020, Aff. n° C-836/18 (SUBDELEGACIÓN DEL GOBIERNO EN CIUDAD REAL c/ RH)

Mis en ligne le lundi 14 septembre 2020


Dans un arrêt du 27 février 2020, la Cour de Justice a jugé que l’absence de ressources suffisantes au sens de la Directive n° 2004/38/CE n’est pas un motif pour refuser au ressortissant d’un Etat tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, un droit de séjour dérivé sur le territoire de l’Etat dont ce citoyen a la nationalité, alors qu’existe entre le citoyen européen et le ressortissant du pays tiers une relation de dépendance telle qu’elle contraindrait le citoyen de l’Union, en cas de refus, à quitter le territoire de celle-ci dans son ensemble.

Les faits

Un citoyen marocain a épousé une espagnole en Espagne en novembre 2015. L’épouse n’a jamais exercé sa liberté de circulation au sein de l’Union. La légalité du mariage n’est pas contestée.

Quelques jours plus tard, l’époux demande une carte de séjour temporaire en tant que membre de la famille d’un citoyen de l’Union. Cette demande est rejetée, au motif que l’épouse n’établit pas satisfaire aux conditions prévues par la réglementation interne (exigence de ressources suffisantes en cas de séjour de plus de trois mois). Cette obligation de disposer de telles ressources incombe exclusivement à l’épouse.

Dans sa décision, l’autorité n’a pris en compte aucune autre circonstance, dont notamment le fait que le père de l’épouse s’est engagé à couvrir les frais de séjour de son beau-fils, l’existence de ressources financières dans son chef étant par ailleurs établie. Un recours contentieux administratif a été introduit, le tribunal administratif considérant que cette disposition interne n’est pas applicable en l’espèce, le demandeur étant membre de la famille d’une ressortissante espagnole qui n’a pas exercé sa liberté de circulation.

Appel a été interjeté par l’Etat, devant la Cour supérieure de Justice de Castille-La Mancha. Cette juridiction renvoie à une décision du Tribunal suprême, qui a estimé que cette disposition s’applique aux ressortissants espagnols, qu’ils aient ou non exercé leur liberté de circulation, ainsi qu’aux membres de leur famille ressortissants de pays tiers. Pour la juridiction de renvoi, le Tribunal suprême n’a pas fait une appréciation correcte de l’article 3 de la Directive n° 2004/38/CE, non plus que de la jurisprudence de la Cour de Justice, selon lesquelles la Directive ne s’applique qu’aux ressortissants d’un Etat membre qui circulent sur le territoire d’un autre Etat membre.

En outre, la décision du Tribunal suprême est intervenue avant la transposition de l’article 7 de la Directive dans le droit interne (intervenue par une loi du 20 avril 2012).

Le juge de renvoi s’interroge dès lors sur le point de savoir si l’article 20 T.F.U.E. ne s’oppose pas à la pratique espagnole, qui impose au ressortissant espagnol qui n’a jamais exercé sa liberté de circulation, d’apporter la preuve qu’il dispose de ressources financières suffisantes pour lui-même et son conjoint afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale. Cette pratique est automatique et sans possibilité d’adaptation à des situations particulières. Elle pourrait être contraire à l’article 20 si elle aboutissait à ce que le ressortissant espagnol doive quitter le territoire de l’Union.

Le juge rappelle encore le droit interne relatif au mariage, qui comprend notamment l’obligation pour les conjoints de vivre ensemble et d’établir d’un commun accord le lieu du domicile conjugal.

Par ailleurs, le juge de renvoi s’interroge sur une violation de l’article 20 T.F.U.E. par la pratique interne, qui consiste à refuser automatiquement le regroupement familial d’un ressortissant d’un pays tiers avec un citoyen espagnol n’ayant jamais exercé sa liberté de circulation au seul motif que ce ressortissant ne dispose pas d’un certain niveau de vie, sans que les autorités aient examiné s’il existe entre le ressortissant de l’Union et celui du pays tiers une relation de dépendance d’une nature telle qu’en cas de refus d’octroi à ce dernier d’un droit de séjour dérivé, le citoyen serait dans les faits contraint de quitter le territoire de l’Union. En conséquence, deux questions sont posées à la Cour de Justice.

Les questions préjudicielles

En substance, les questions préjudicielles portent sur la violation de l’article 20 T.F.U.E. au cas où les conditions de la législation interne ne sont pas réunies quant aux ressources suffisantes dans l’hypothèse où un ressortissant espagnol n’a pas exercé son droit de circulation, vu l’obligation légale pour les époux de vivre ensemble et celle, subséquente, de devoir quitter le territoire de l’Union dans son ensemble.

En outre, renvoyant à un arrêt du 8 mai 2018 (C.J.U.E., 8 mai 2018, Aff. n° C-82/16, K.A. e.a. (regroupement familial en Belgique)), le juge de renvoi demande si l’article 20 T.F.U.E. s’oppose à la pratique de l’Etat espagnol, qui consiste à appliquer de manière automatique les exigences de la réglementation interne, en refusant le permis de séjour aux membres de la famille du citoyen de l’Union qui n’a jamais exercé son droit de libre circulation, et ce parce qu’il ne remplit pas les conditions prévues à cet article, sans avoir procédé à l’examen concret et individuel de la question de savoir s’il existe une relation de dépendance entre ce citoyen et le ressortissant du pays tiers qui soit de nature telle qu’elle aurait pour conséquence qu’en cas de refus du droit de séjour du ressortissant du pays tiers, le citoyen de l’Union serait tenu de quitter le territoire, ne pouvant se séparer du membre de la famille dont il dépend.

La décision de la Cour

A titre liminaire, la Cour précise que, dans la mesure où la ressortissante espagnole n’a jamais exercé sa liberté de circulation, son conjoint, ressortissant d’un pays tiers, ne peut tirer un droit de séjour dérivé ni de la Directive elle-même ni de l’article 21 T.F.U.E. (la Cour renvoyant à sa décision du 8 mai 2018 ci-dessus). Elle relève cependant qu’en vertu du droit interne, la disposition s’applique à la fois aux demandes de regroupement familial introduites par un ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union qui a exercé sa liberté de circulation, mais également si ce citoyen ne l’a pas exercée.

En conséquence, et vu la jurisprudence de la Cour (C.J.U.E., 19 octobre 2004, Aff. n° C-200/02, ZHU et CHEN ; C.J.U.E., 2 octobre 2019, Aff. n° C-93/18, BAJRATARI), la condition relative au caractère suffisant des ressources repris à la Directive doit être interprétée en ce sens que, si le citoyen de l’Union doit disposer de ressources suffisantes, le droit de l’Union ne comporte toutefois pas la moindre exigence concernant la provenance de celles-ci, ces dernières pouvant être fournies notamment par un membre de la famille dudit citoyen.

La Cour répond, ensuite, aux questions, dans l’ordre inversé de leur présentation.

Elle rappelle que les dispositions du Traité concernant la citoyenneté de l’Union ne confèrent aucun droit autonome au ressortissant d’un pays tiers. Les éventuels droits conférés à ceux-ci sont non des droits propres mais des droits dérivés de ceux dont jouit le citoyen de l’Union. La finalité et la justification de ces droits dérivés se fondent sur la constatation que le refus de leur reconnaissance est de nature à porter atteinte notamment à la liberté de circulation du citoyen de l’Union. Un ressortissant d’un pays tiers ne peut prétendre à un droit de séjour dérivé au titre de l’article 20 T.F.U.E. que si, à défaut d’octroi d’un tel droit de séjour, tant ce dernier que le citoyen de l’Union, membre de famille, se verraient contraints de quitter le territoire.

S’il est constaté qu’aucun droit de séjour ne peut être octroyé au ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, le fait qu’il existe entre ceux ceux-ci une relation de dépendance telle qu’elle aboutirait à contraindre le citoyen de l’Union à quitter le territoire de l’Union dans son ensemble, en cas de renvoi, en-dehors dudit territoire du membre de sa famille, a pour conséquence que l’article 20 T.F.U.E. oblige en principe l’Etat membre concerné à reconnaître un droit de séjour dérivé à celui-ci.

Ce droit n’est cependant pas absolu.

La Cour reprend les hypothèses dans lesquelles ont été admises des exceptions au droit de séjour dérivé (maintien de l’ordre public, sauvegarde de la sécurité publique) et examine, à l’aune de ces critères, si l’absence de ressources suffisantes peut être admise, alors qu’existe entre le citoyen et le ressortissant de l’Etat tiers une relation de dépendance telle que ci-dessus. Elle conclut que ceci constituerait une atteinte à la jouissance effective de l’essentiel des droits découlant du statut de citoyen de l’Union, qui serait disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi par une telle condition de ressources, à savoir préserver les finances publiques de l’Etat membre. Un tel objectif purement économique se distingue fondamentalement de celui visant à maintenir l’ordre public et à sauvegarder la sécurité publique et ne permet pas de justifier des atteintes à ce point graves à la jouissance effective de l’essentiel des droits découlant du statut de citoyen de l’Union.

L’article 20 T.F.U.E. s’oppose dès lors à ce qu’un Etat membre prévoie une exception au droit de séjour dérivé qu’il reconnaît aux ressortissants d’un pays tiers au seul motif que le citoyen de l’Union ne dispose pas de ressources suffisantes.

Sur la première question, la Cour considère que l’obligation de vivre ensemble faite aux époux ne suffit pas à elle seule à établir qu’il existe entre eux une relation de dépendance d’une telle nature qu’elle imposerait au citoyen de l’Union, en cas de renvoi de son conjoint en-dehors du territoire, de l’accompagner et, partant, de quitter lui aussi ce territoire.

Les réponses données sont que l’article 20 T.F.U.E. s’oppose à ce qu’un Etat membre rejette une demande de regroupement familial dans les circonstances ci-dessus au seul motif que le citoyen de l’Union, qui n’a jamais exercé sa liberté de circulation, ne dispose pas pour lui et son conjoint de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système national d’assistance sociale, sans qu’il ait été examiné si existe une relation de dépendance entre les deux personnes d’une nature telle qu’en cas de refus d’octroi du droit de séjour dérivé, le citoyen de l’Union serait contraint de quitter le territoire européen et serait ainsi privé de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par son statut.

La relation de dépendance de nature à justifier l’octroi d’un droit de séjour dérivé au titre de l’article 20 T.F.U.E. n’existe pas au seul motif que le ressortissant de l’Etat membre, qui n’a jamais exercé sa liberté de circulation et son conjoint, ressortissant d’un pays tiers, sont tenus de vivre ensemble en vertu des obligations découlant du mariage selon le droit de l’Etat membre dont le citoyen européen est ressortissant.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour de Justice pose un jalon supplémentaire dans la définition des contours de l’article 20 T.F.U.E.

La Cour rappelle que les dispositions du Traité ne confèrent aucun droit autonome aux ressortissants d’un pays tiers, étant qu’ils peuvent uniquement acquérir des droits dérivés de ceux dont jouit le citoyen de l’Union, la finalité et la justification des droits dérivés se fondant sur la constatation que le refus de leur reconnaissance est de nature à porter atteinte, notamment, à la liberté de circulation du citoyen de l’Union lui-même.

Les Etats membres peuvent opposer à un membre de la famille d’un citoyen de l’Union un refus du droit de séjour, pour des motifs que la Cour a admis (menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique, compte tenu notamment d’infractions pénales commises par ledit ressortissant). La question des ressources suffisantes ne constitue cependant pas un motif.

Enfin, sur la question de la provenance des ressources, la décision renvoie à son arrêt BAJRATARI (C.J.U.E., 2 octobre 2019, Aff. n° C-93/18, BAJRATARI c/ SECRETARY OF STATE FOR THE HOME DEPARTMENT – précédemment commenté), dans lequel elle a jugé que les ressources suffisantes pour ne pas tomber à charge de l’assistance sociale du pays d’accueil peuvent viser le produit d’une activité exercée sans titre de séjour et sans permis de travail.


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