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Harcèlement dans une administration publique

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 16 janvier 2020, R.G. 18/498/A

Mis en ligne le jeudi 9 juillet 2020


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 16 janvier 2020, R.G. 18/498/A

Terra Laboris

Par jugement du 16 janvier 2020, le Tribunal du travail de Liège fait une analyse circonstanciée de faits de harcèlement, survenus dans une administration publique, faits qu’il distingue d’un (hyper)conflit, d’un ressenti humiliant de l’exercice de l’autorité de l’employeur, ou encore de problèmes relationnels ou de communication.

Les faits

Une employée, universitaire, entre au service d’une Commune en qualité de contractuel A.P.E. Elle est gestionnaire des ressources humaines, dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée à temps plein. Après son entrée en fonction, elle s’inscrit à des cours en sciences administratives, formation complémentaire nécessaire pour exercer la fonction de secrétaire communale.

Au fil du temps, elle devient statutaire et termine les études complémentaires entreprises. En 2012, elle est désignée pour suppléer et seconder le Secrétaire communal (Directeur général) et participe, à partir de ce moment, aux réunions de direction ainsi que, ponctuellement, aux séances du Collège. Elle va ultérieurement être inscrite à l’initiative du Collège communal à des cours de management public (aux frais de la Commune et sur son temps de travail). En septembre 2013, elle fait l’objet d’une nouvelle désignation (renouvelée de 3 mois en 3 mois) aux fins de seconder le Secrétaire communal et de le remplacer.

Aucun incident n’intervient avant juin 2015, où éclate une altercation violente entre la Bourgmestre et un Echevin. L’intéressée acte les termes de cet échange. Très rapidement, le Collège prend une nouvelle délibération, revenant sur sa désignation en tant que Directrice générale faisant fonction. Elle est remplacée. Elle tombe en incapacité de travail. Pendant celle-ci, est également supprimée la délégation dont elle bénéficie en qualité de Directrice générale. Cette délégation est donnée à un autre membre du personnel. Dans la foulée, elle fait savoir qu’elle ne sollicitera pas la prorogation de son mandat de Directrice générale faisant fonction (ignorant la décision déjà prise à cet égard).

Le Collège la sanctionne alors pécuniairement pour une absence « irrégulière » de 4 jours. L’intéressée avait en effet informé de son absence à l’étranger pour cette période, mais n’avait pas sollicité l’autorisation préalable du médecin-contrôleur, tel que repris dans le statut administratif du personnel communal. Celui-ci s’est présenté le 13 août et a constaté l’absence de l’agent. Même si elle était couverte par un certificat médical, elle est mise « de plein droit en non-activité sans traitement » pendant cette période.

Lors de sa reprise du travail une dizaine de jours plus tard, elle constate que son armoire a été forcée et son ordinateur enlevé. L’accès au bureau du Directeur général lui est interdit. Elle doit intégrer un autre bureau après avoir récupéré ses affaires. Ce bureau, à un autre étage et dans un service spécifique (Service Travaux) n’est pas prêt. Les instructions qui lui sont données sont « nébuleuses » (selon le jugement) et diverses mesures sont prises à son encontre (elle n’est plus membre du Comité de Direction, son adresse email professionnelle est supprimée). Elle est alors officiellement remplacée en tant que Directrice générale faisant fonction et tombe en incapacité de travail.

Après une brève tentative de reprise et une nouvelle longue période d’incapacité, elle reprend à mi-temps. Entre-temps, elle a déposé plainte entre les mains de Monsieur l’Auditeur du travail, plainte qui sera classée sans suite, le Ministère public donnant priorité à la voie civile.

La décision du tribunal

Sur le plan des principes, le tribunal reprend longuement la définition du harcèlement, soulignant que celle-ci permet de distinguer les directives et les instructions de l’employeur qui forment la substance de l’engagement du travailleur de celles qui ne le sont pas et sortent de ce cadre. L’exercice de l’autorité et du pouvoir disciplinaire n’est pas en soi constitutif de harcèlement, même si le travailleur concerné le ressent de manière blessante, insultante ou humiliante. En outre, un conflit entre personnes n’est pas du harcèlement, non plus que des problèmes de communication ou relationnels. Dans le conflit, les protagonistes portent une partie de responsabilité sur la survenance des événements et il n’existe pas de déséquilibre entre les parties. Le harcèlement, contrairement au conflit, présuppose que la personne hypothétiquement harcelée est victime d’agissements unilatéraux qu’elle n’a pas provoqués, ni entretenus par sa propre attitude.

Le tribunal examine, ensuite, les faits laissant présumer d’un harcèlement et il retient à cet égard un processus de rétrogradation (alors qu’il y avait eu une ascension rapide vers le titre de Directeur général faisant fonction), la sanction pour absence injustifiée, l’absence d’audition, un déménagement dans la précipitation, son isolement en termes d’information (suppression de son adresse email et suppression de l’accès à tous documents administratifs utiles). Il ressort de l’ensemble de ces faits, ainsi que d’une visite des lieux à laquelle le tribunal a procédé aux fins d’en vérifier la configuration et les conditions de travail que la demanderesse rapporte à suffisance des faits laissant présumer d’un harcèlement, voire même des faits démontrant ce harcèlement. En application de l’article 32undecies, § 1er, de la loi du 4 août 1996, la preuve est inversée.

La défenderesse, qui est l’ancienne Bourgmestre de la Commune et dont il n’est pas contesté qu’elle rencontrait d’importantes difficultés au sein de son propre parti, ne rapporte cependant pas la preuve de la légitimité de ces comportements. Le tribunal retient encore des éléments de la personnalité, étant que la demanderesse est plus susceptible d’être victime d’actes de harcèlement, et ce du fait d’une certaine volonté de très bien faire par conscience professionnelle. Pour cet élément, le tribunal renvoie à la littérature spécialisée, qui décrit le profil-type de la victime et de l’auteur, et ce notamment par le profil consciencieux de la victime (P. DESRUMAUX, « Harcèlement au travail, survictimation et problèmes du harceleur : quand les victimes sont jugées aussi responsables que leurs harceleurs », Cahiers internationaux de psychologie, 2007-1, n° 73).

Après avoir admis le principe de l’indemnisation, le tribunal rouvre les débats aux fins de procéder au calcul de l’indemnité.

Intérêt de la décision

Le Tribunal du travail de Liège s’est livré, dans ce jugement, à un rappel utile des questions régulièrement en débat à propos de harcèlement. Il en a repris, tout d’abord, la définition telle qu’en vigueur depuis le 1er septembre 2014, étant que celle-ci suppose la pluralité de conduites, un seul incident ne pouvant être considéré comme du harcèlement et des comportements répétés ou récurrents étant requis, ainsi que l’exigence que ces conduites forment un ensemble abusif. Il relève encore, avec la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 31 janvier 2017, R.G. 2016/CN/3), que, dans sa version antérieure, le texte exigeait un ensemble de conduites abusives, mais que désormais les conduites en cause ne doivent plus l’être individuellement.

Le tribunal rappelle encore les situations qui peuvent être vécues comme du harcèlement mais qui n’en sont pas, étant le conflit (ou hyperconflit) entre personnes, ou encore le ressenti blessant, insultant ou humiliant de l’exercice de l’autorité et du pouvoir disciplinaire de l’employeur. Sont également à exclure comme faits de harcèlement avérés des problèmes de communication ou relationnels.

L’on notera encore que le tribunal a renvoyé à sa propre jurisprudence (Trib. trav. Liège, 11 janvier 2018, R.G. 15/7.028/A) pour ce qui est du ius variandi de l’employeur public, étant que, si l’employeur peut, à l’égard de ses agents statutaires, procéder à des changements d’affectation réguliers au gré des nécessités de fonctionnement du service, cette vérité doit être nuancée. La jurisprudence du Conseil d’Etat révèle en effet que, si l’employeur public dispose d’un ius variandi largement plus large que celui de l’employeur privé, il doit user de ce dernier d’une façon raisonnable, observer le principe de bonne administration, veiller à ce que le changement d’affectation n’ait pas de répercussion défavorable sur l’agent, qu’il ne soit pas constitutif d’un abus de droit, qu’il ne constitue pas une sanction disciplinaire déguisée, etc. Il doit dès lors, dans l’exercice de son pouvoir organisationnel, veiller au respect du bien-être du travailleur et à la prévention des actes de violence et de harcèlement au travail.


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