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Standstill et allocations d’insertion : la position de la Cour du travail de Bruxelles

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 18 septembre 2019, R.G. 2017/AB/473

Mis en ligne le lundi 29 juin 2020


Cour du travail de Bruxelles, 18 septembre 2019, R.G. 2017/AB/473

Terra Laboris

Dans un arrêt du 18 septembre 2019, la Cour du travail de Bruxelles reprend les étapes successives du contrôle judiciaire quant au respect de l’obligation de standstill, et ce à l’occasion d’un litige en matière d’allocations d’insertion.

Les faits

A l’issue de ses études universitaires (où il a obtenu un master en gestion culturelle), M. S. s’inscrit comme demandeur d’emploi auprès d’Actiris en vue d’accomplir son stage d’insertion socio-professionnelle. Il restera inscrit pendant environ 15 mois (période pendant laquelle il y a eu deux interruptions, vu un séjour à l’étranger ainsi que quelques brèves périodes de travail). Parallèlement, ses efforts pour rechercher du travail sont évalués par l’ONEm dans le courant du second semestre de 2014.

Entre-temps, survient la modification de la réglementation, vu l’arrêté royal du 31 décembre 2014 avec effet au 1er janvier 2015. A ce moment, l’intéressé est occupé dans le cadre d’un contrat à durée déterminée. A l’issue de celui-ci, vers la mi-février 2015, il demande le bénéfice des allocations d’insertion, ce qui lui est refusé. Le motif est la condition d’âge, étant qu’au moment de sa demande, il devait être âgé de moins de 25 ans, condition non remplie, puisqu’il avait alors 26 ans.

Il saisit le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui, par jugement du 18 avril 2017, déclare son recours non fondé. Il interjette, en conséquence, appel devant la cour.

La décision de la cour

La cour circonscrit l’objet du litige comme suit : est sollicitée l’annulation de la décision administrative au motif de l’illégalité de l’arrêté royal du 30 décembre 2014, l’appelant demandant à la cour d’écarter la disposition litigieuse (article 36 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991), conformément à l’article 159 de la Constitution. Le fondement de la position de l’appelant est la violation des principes de non-rétroactivité de la loi et de sécurité juridique, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la C.E.D.H., ainsi que la violation de l’obligation de standstill inscrite à l’article 23 de la Constitution.

La cour examine essentiellement la question du standstill, dont elle commence par rappeler les fondamentaux : l’article 23 de la Constitution, qui garantit les droits économiques sociaux et culturels des citoyens – ces droits comprenant notamment le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale médicale et juridique –, ainsi que des dispositions supranationales dont elle précise qu’elles doivent être examinées en combinaison avec cette disposition constitutionnelle. Il s’agit des articles 1er et 12 de la Charte sociale européenne, qui impliquent, notamment en matière de sécurité sociale, une obligation de standstill : il est interdit au législateur et à l’autorité réglementaire compétents de réduire significativement le niveau de protection offert par la norme applicable sans qu’existent pour ce faire de motifs liés à l’intérêt général.

La cour reprend la doctrine en la matière, dont celle de F. LAMBINET (F. LAMBINET, « Mise en œuvre du principe de standstill dans le droit de l’assurance chômage : quelques observations en marge de l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018 », Terra Laboris, 2018, p. 12). Elle renvoie à cet arrêt (Cass., 5 mars 2018, n° S.16.0033.F) pour souligner qu’en procédant au contrôle du respect de l’obligation de standstill, le juge ne viole pas le principe de la séparation des pouvoirs. Au contraire, il exerce le pouvoir qui lui a été conféré par la loi, et ce indépendamment du contrôle du Conseil d’Etat. Elle reprend également les étapes du contrôle du respect de l’obligation de standstill : (i) vérifier l’existence d’un recul de la protection sociale, (ii) vérifier si ce recul est sensible ou significatif en termes relatifs et non absolus, (iii) vérifier s’il est justifié par des motifs liés à l’intérêt général, c’est-à-dire appropriés et nécessaires à leur réalisation, et (iv) vérifier si le recul est proportionné à ces motifs.

Sur le plan de la preuve, la cour renvoie également à la doctrine ainsi qu’à un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Namur, 6 novembre 2018, R.G. 2017/AN/172) : la charge de la preuve du respect de l’obligation de standstill incombe à l’autorité législative ou réglementaire qui invoque l’acte en cause. Elle doit démontrer, dès lors que son action est contestée ou, selon la cour, au moins dès qu’un recul de protection sociale est établi, qu’elle a agi légalement et dans le respect des normes de niveau supérieur qui s’imposent à elle.

Il s’agit d’une règle du contentieux administratif et qui trouve également à s’appliquer devant les juridictions sociales. L’arrêt de la Cour du travail de Liège du 6 novembre 2018 cité a considéré – et la Cour du travail de Bruxelles le rejoint – qu’est indifférente la circonstance que la question se pose à l’occasion d’un litige en matière de sécurité sociale dans le cadre duquel la charge de la preuve des conditions d’octroi de la prestation repose sur celui qui en demande le bénéfice. Vu cependant l’absence d’obligation de motivation formelle du recul, celle-ci peut être communiquée ultérieurement.

Après ce rappel des principes, la cour examine longuement le respect de l’obligation de standstill en la cause, et ce en procédant aux diverses étapes reprises ci-dessus. Pour ce qui est de la vérification d’un recul sensible ou significatif, elle aboutit à une réponse positive, la cour soulignant que l’adoption de la réforme litigieuse constitue un recul significatif de protection sociale pour les jeunes travailleurs âgés de 25 à 30 ans remplissant les autres conditions d’admissibilité des allocations d’insertion.

Quant à la question de savoir si le recul et justifié par des motifs d’intérêt général, c’est-à-dire s’il est approprié et nécessaire à la réalisation de ceux-ci, la cour rappelle que l’auteur de la norme n’a pas suivi la recommandation du Conseil d’Etat, qui était de justifier si nécessaire les mesures en projet au regard du principe de standstill, et ce compte tenu de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.

L’ONEm devant apporter la preuve requise, la cour déplore l’indigence des motifs présentés et le fait qu’il ne dépose notamment pas l’avis de son Comité de gestion qui est visé dans le préambule de l’arrêté royal lui-même, non plus que le dossier ou l’étude qui devait fonder cet avis.

Enfin, elle entreprend le contrôle de proportionnalité, posant le principe (avec renvoi à l’arrêt de la Cour du travail de Liège du 25 mars 2019, R.G. 2017/AL/441) que le préjudice pour cette catégorie de jeunes (plus de 25 et moins de 30 ans) est particulièrement marqué et qu’il ne peut être contrebalancé que par un avantage, soit un bénéfice escompté, également nettement marqué.

Vu l’absence de justification de la mesure, la cour constate ne pas pouvoir contrôler la possibilité d’atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par d’autres mesures moins préjudiciables, voire des mesures compensatoires, et conclut que tout contrôle de proportionnalité, même marginal, s’avère impossible.

Considérant que son contrôle pourrait dès lors s’arrêter ici, la cour souligne cependant qu’il s’agit en l’espèce de quelqu’un qui appartient à une sous-catégorie de jeunes travailleurs, à savoir ceux qui ont entamé leur stage d’insertion avant l’entrée en vigueur de la nouvelle version de l’article 36 et dont le stage était quasiment terminé lors de celle-ci. Le recul de protection sociale litigieux revêt pour ceux-ci un caractère disproportionné par rapport aux objectifs poursuivis. Il y a dès lors violation de l’article 159 de la Constitution et la cour rétablit l’intéressé dans ses droits.

Intérêt de la décision

Dans cet arrêt, la Cour du travail de Bruxelles fait un contrôle strict du respect de l’obligation de standstill en matière d’allocations d’insertion. Elle rappelle les règles de l’analyse de la non-violation de celui-ci, dont le contrôle passe par plusieurs étapes successives, étant (i) de vérifier l’existence vu l’adoption de la norme contrôlée d’un recul de protection sociale par rapport à l’état du droit antérieur, (ii) de vérifier si ce recul est sensible ou significatif, la référence étant ici faite à un examen en des termes relatifs et non absolus, (iii) de vérifier si ce recul est justifié par des motifs liés à l’intérêt général, c’est-à-dire s’il est approprié et nécessaire à leur réalisation, et (iv) de vérifier s’il est proportionné à ces motifs.

La Cour du travail de Liège avait déjà, dans plusieurs arrêts rappelés par la Cour du travail de Bruxelles, approfondi ces questions, particulièrement dans l’hypothèse des jeunes travailleurs, considérés par la Cour du travail de Bruxelles comme appartenant à une (sous-)catégorie bien spécifique, étant ceux dont le stage d’insertion était en cours au 1er janvier 2015 et était à ce moment quasiment terminé. La cour rappelle qu’en l’espèce, l’intéressé avait accompli un stage de 289 jours sur les 310 nécessaires.

Sont également pointées – comme dans d’autres décisions sur la question – l’absence de justification suffisante de l’auteur de la norme quant à l’adoption de celle-ci et l’absence de recherche de solutions alternatives moins préjudiciables.


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