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Précisions sur les pouvoirs et devoirs du juge saisi de la contestation d’un rapport d’expertise

Commentaire de Cass., 14 octobre 2019, n° S.18.0102.F

Mis en ligne le jeudi 14 mai 2020


Cour de cassation, 14 octobre 2019, n° S.18.0102.F

Terra Laboris

Par arrêt du 14 octobre 2019, la Cour de cassation rappelle le pouvoir d’appréciation du juge du fond sur les mérites d’un rapport d’expert qu’il a désigné en application de l’article 962 C.J.

L’arrêt de fond

L’arrêt attaqué a été rendu le 3 octobre 2018 par la Cour du travail de Mons. Le litige oppose une dame I.S. à l’Etat belge, Ministère des Affaires sociales et de la Santé publique. La question soumise à la Cour de cassation concerne le rôle du juge qui doit trancher une contestation sur la valeur probante d’un rapport d’expertise.

Le pourvoi

Le moyen de cassation est pris de la violation de l’article 962 du Code judiciaire et plus spécialement de ses alinéa 1er – qui autorise le juge à désigner des experts pour procéder à des constatations ou donner un avis d’ordre technique – et 4 – qui dispose que ce juge n’est pas tenu de suivre leur avis si sa conviction s’y oppose.

Les conclusions de M. l’Avocat général

Ainsi que le soulignent les conclusions de M. l’Avocat général Genicot précédant l’arrêt commenté, Mme I.S. fait le reproche aux juges d’appel d’avoir limité en l’espèce la liberté d’appréciation de la valeur probante du rapport d’expertise médicale en cause au motif qu’il convenait de faire confiance à l’expert sauf s’il est démontré que ce dernier a commis une erreur soit en ne tenant pas compte de tous les éléments de fait, soit en donnant à ces éléments de fait une portée excessive ou erronée dans un sens ou dans l’autre.

Les conclusions du Ministère public rappellent qu’aucune présomption légale ne s’attache au rapport d’expertise. C’est la conviction du juge – et donc la confiance qu’il a en l’expertise – qui constitue le critère fondamental d’admission ou de rejet de l’expertise, étant entendu qu’il ne faut pas perdre de vue que, si le juge n’est pas tenu de suivre l’avis des experts si sa conviction s’y oppose, son pouvoir d’appréciation souverain est cependant limité par l’obligation qu’il a de justifier les motifs pour lesquels il entend rejeter les conclusions d’un rapport.

Ces conclusions relèvent qu’il est exact que les constatations ou avis d’ordre technique du ou des experts ont une certaine prévalence dès lors que, comme le souligne l’arrêt attaqué, le but du rapport médical est de permettre au juge de trancher des avis médicaux divergents. Mais en posant en règle que la partie qui conteste le rapport d’expertise doit démontrer une erreur de l’expert, l’arrêt semble basculer d’un régime de conviction dans un régime de présomption même si la frontière qui les sépare est parfois ténue.

Ainsi, il doit veiller à ne pas violer la foi due à l’acte contenant le rapport (Cass., 5 avril 1979, Bull. et Pas., 1979, p. 931), ni lui attribuer une opinion qu’il n’a pas émise ou des constatations qu’il n’a pas faites (Cass., 22 juillet 2008, n° P.01.0965.F, Pas., 2008, n° 425) et ne peut se borner à entériner les conclusions d’un rapport sans exposer les motifs pour lesquels il entend rejeter les griefs élevés par une partie contre l’opinion de l’expert (Cass., 8 mars 1974, Bull., 1974, p. 699).

L’arrêt de la Cour

L’arrêt commenté casse l’arrêt attaqué aux motifs que, en vertu de l’article 962, alinéa 1er, du Code judiciaire, le juge peut, en vue de la solution d’un litige porté devant lui, charger des experts de procéder à des constatations ou de donner un avis d’ordre technique.

Cet article dispose, en son alinéa 4, qu’il n’est point tenu de suivre l’avis des experts si sa conviction s’y oppose.

Il en résulte qu’il appartient au juge du fond d’apprécier en fait la valeur probante d’un rapport d’expertise.

Pour écarter les contestations dirigées contre les conclusions du rapport de l’expert et entériner celles-ci, l’arrêt attaqué considère que, lorsque le juge a recours aux lumières d’un expert en vue de départager les opinions divergentes des parties, c’est parce qu’il ne dispose pas des éléments pour statuer lui-même ou parce qu’il ne possède pas les compétences requises et qu’il convient en conséquence de faire confiance à l’expert, sauf s’il est démontré que ce dernier a commis une erreur, soit en ne tenant pas compte de tous les éléments de fait, soit en donnant à ces éléments de fait une portée excessive ou erronée dans un sens ou dans l’autre.

En restreignant sa liberté d’appréciation de la valeur probante d’un rapport d’expertise au cas où celui-ci est affecté d’une erreur, l’arrêt attaqué viole l’article 962, alinéa 4, du Code judiciaire.

Intérêt de la décision

L’intérêt de l’arrêt attaqué et des conclusions du ministère public est de tracer la frontière entre la démarche des juges du fond qui ont acquis la conviction du bien fondé d’un rapport d’expertise et s’en sont expliqués dans leur arrêt et celle consistant à retreindre leur liberté d’appréciation à l’hypothèse d’une erreur.

Rappelons sur la question que la Cour de cassation avait jugé dans un arrêt du 22 octobre 2013 (n° P.12.1940.N) que les constatations faites par un expert, à savoir les faits précis qu’il a constatés personnellement dans le cadre de sa mission, ont une valeur probante authentique, que seule l’ouverture d’une procédure en faux peut contredire. L’avis émis par l’expert sur la base de ces constatations n’a par contre aucune valeur probante particulière, mais est librement apprécié par le juge.

La Cour du travail de Bruxelles a confirmé cette jurisprudence dans un arrêt du 16 février 2015 (R.G. 2012/AB/922).


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