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Examen d’une rupture de contrat : complément de préavis, C.C.T. n° 109, licenciement abusif et heures supplémentaires

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 24 septembre 2019, R.G. 16/1.082/A

Mis en ligne le vendredi 13 mars 2020


Trib. trav. Liège (div. Liège), 24 septembre 2019, R.G. 16/1.082/A

Terra Laboris

Examen d’une rupture de contrat : complément de préavis, C.C.T. n° 109, licenciement abusif et heures supplémentaires

Dans un jugement du 24 septembre 2019, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) reprend, sur ces quatre chefs de demande, les principes applicables, faisant pour chacun d’eux le point sur les notions ainsi que sur les questions de preuve.

Les faits

Suite à son licenciement, un chauffeur-livreur demande à son employeur la communication des motifs concrets de la décision de résiliation du contrat, son conseil faisant une démarche concomitante auprès de la société, rappelant le déroulement de la relation professionnelle, dans laquelle l’intéressé n’a jamais reçu le moindre avertissement ou la moindre critique. Le conseil fait également valoir que le licenciement ne peut être lié à une réorganisation du travail. Il rappelle de manière très détaillée l’organisation de celui-ci concernant le demandeur (qui, ayant déménagé dans le Hainaut, effectuait quotidiennement le trajet lieu de travail-domicile avec le camion de l’entreprise). Sont également invoqués des dépassements horaires très réguliers, ainsi que d’importants problèmes de santé, persistant au moment du licenciement.

Le gérant de la société adresse un long courrier, faisant valoir qu’il a toujours été à l’écoute du travailleur et a tenté à diverses reprises de l’aider à solutionner toute une série de problèmes. Ayant dû constater que son moral avait « baissé », l’employeur précise avoir donné plusieurs chances au travailleur et souligne avoir été sur le point de le licencier à plusieurs reprises, pendant les trois dernières années de la collaboration. L’employeur précise enfin que le chauffeur ne convenait plus à la nouvelle organisation de travail, un nouveau dispatcher ayant été mis en place et une nouvelle organisation ayant été « implémentée ».

L’intéressé introduit une action devant le Tribunal du travail de Liège.

Objet de la demande

Le demandeur postule un complément d’indemnité compensatoire de préavis, ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et la réparation d’un licenciement abusif. Il réclame également des arriérés de rémunération pour heures supplémentaires.

La décision du tribunal

Sur l’indemnité compensatoire de préavis, le tribunal fait droit à la demande, au motif que, s’agissant de la C.P. n° 124, les préavis réduits de l’article 70 de la loi du 26 décembre 2013 (statut unique) ne s’appliquent pas, à défaut d’arrêté royal le prévoyant. L’arrêté royal du 10 décembre 2012 relatif à la question (dans sa version applicable au litige) concerne en effet les contrats de travail ayant débuté à partir du 1er janvier 2012, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Le tribunal conclut à l’application du droit commun, le préavis pour la période d’occupation jusqu’au 31 décembre 2013 devant être de vingt-huit jours (article 68 de la loi du 26 décembre 2013) et de huit semaines pour la période à partir du 1er janvier 2014.

Pour ce qui est du licenciement manifestement déraisonnable, le tribunal se livre à d’importants développements, sur la C.C.T. n° 109. Après avoir repris de larges extraits de doctrine quant au motif du licenciement (dont S. GERARD, A.-V. MICHAUX et E. CRABEELS, « La C.C.T. imposant la motivation du licenciement et sanctionnant le licenciement manifestement déraisonnable : une première lecture et – déjà – de nombreux questions », Chron. D. S., 2014, p. 146), le tribunal aborde la question de la « généalogie » existant entre la C.C.T. n° 109 et l’article 63 de la loi du 3 juillet 1978 (abrogé). Dans le cadre de l’examen autorisé par l’article 63, la Cour de cassation avait relevé que le licenciement (en l’occurrence pour un motif lié à l’aptitude ou à la conduite) était abusif au sens de cette disposition si le motif était manifestement déraisonnable.

La doctrine a par ailleurs énoncé que le motif invoqué doit être légitime, valable et raisonnable (M. JOURDAN, « Motif grave et licenciement abusif », in Le congé pour motif grave, sous la coordination de S. GILSON, Anthémis, Limal, 2011, p. 423). Cet examen passe par celui de la proportionnalité de la mesure aux circonstances de la cause.

Le tribunal aborde ensuite les règles de preuve et constate que l’on est dans l’hypothèse où le travailleur a demandé et reçu la motivation du licenciement. Un partage de la charge de la preuve s’installe dès lors, l’employeur devant démontrer la véracité des motifs invoqués et le travailleur le caractère manifestement déraisonnable de ceux-ci.

Le tribunal est confronté à deux thèses, l’employeur faisant valoir la dégradation progressive de la relation du fait de la personnalité de l’intéressé et son hostilité à une nouvelle organisation de l’entreprise, ce dernier considérant pour sa part que les motifs réels sont à rechercher dans des réclamations légitimes de paiement d’heures supplémentaires.

Déplorant par ailleurs le peu d’éléments de preuve déposés au dossier, le tribunal conclut, sur la base des éléments en sa possession, que la thèse de l’employeur est crédible, les éléments relatifs à la personnalité de l’intéressé étant de nature à justifier un licenciement raisonnable. Ceci sauf si le demandeur apportait la preuve d’un détournement de ce licenciement de sa finalité économique, notamment au titre de représailles – ce qu’il ne fait pas. L’employeur a satisfait à la part de la charge de la preuve qui lui incombe, tandis que le requérant ne rapporte pas la preuve du caractère déraisonnable du licenciement, et ce notamment par interposition de motifs.

Une indemnité pour licenciement abusif ayant également été postulée, c’est de nouveau un important rappel des principes que le tribunal fait, concluant sur ce point de la même manière, étant qu’il n’y a pas de faute spécifique ou encore de dommage distinct différent de celui réparé par l’indemnité de rupture.

Enfin, la dernière question examinée, à savoir celle des heures supplémentaires, amène un débat préliminaire important, eu égard à la production de pièces, critiquées car obtenues de manière irrégulière. Le tribunal renvoie aux règles générales guidant le droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la C.E.D.H. Il puise également certains principes dans l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui proclame également le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial.

Vu l’évolution intervenue en jurisprudence depuis les arrêts Antigone et Manon, le tribunal rappelle les conditions dans lesquelles par certains arrêts les preuves recueillies irrégulièrement ne sont pas admises. Il s’agit de (i) la violation d’une règle prescrite à peine de nullité, (ii) le caractère peu fiable de la preuve ainsi recueillie et (iii) la violation du principe du procès équitable.

Le jugement renvoie encore à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mars 2008 (Cass., 10 mars 2008, n° S.07.0073.N), rendu en matière de chômage. La Cour de cassation y a jugé que, sauf si la loi prévoit expressément le contraire, le juge peut examiner l’admissibilité d’une preuve illicitement recueillie à la lumière des articles 6 de la C.E.D.H. et 14 du Pacte ci-dessus, en tenant compte de tous les éléments de la cause, y compris de la manière suivant laquelle la preuve a été recueillie et des circonstances dans lesquelles l’irrégularité a été commise.

Il cite également d’autres références jurisprudentielles, concluant que la question précise à laquelle il doit répondre en l’espèce (question déjà posée par la Cour du travail de Liège dans un arrêt du 13 septembre 2017 – C. trav. Liège, div. Neufchâteau, 13 septembre 2017, R.G. 2016/AU/32) est de savoir si le contrôle de proportionnalité portant sur le droit d’une partie de présenter devant le juge des preuves recueillies de manière illégale (ou déloyale) doit l’emporter sur le droit de l’adversaire au respect de ses droits fondamentaux, en examinant tous les éléments spécifiques à la cause.

L’examen des éléments du dossier révèle qu’il n’est pas acquis que l’employeur avait une connaissance effective des heures supplémentaires, le travailleur exerçant en-dehors du siège social, sans supervision constante. A supposer que cette ignorance existe, le tribunal la qualifie cependant de « négligence caractérisée », qui n’ôte pas au non-paiement de la rémunération son caractère infractionnel, l’ignorance n’étant pas invincible. Le dossier ayant transité par le Contrôle des lois sociales, des éléments figurent également dans un rapport d’enquête, permettant d’asseoir la thèse du travailleur.

Quant au nombre exact, celui-ci a relevé une moyenne de treize heures supplémentaires par semaine.

Le juge conclut qu’il peut procéder par calcul forfaitaire eu égard au caractère particulièrement difficile et/ou coûteux de la preuve à rapporter du nombre d’heures exact, celle-ci pouvant même être impossible. Dès lors, une évaluation forfaitaire – voire ex aequo et bono – se justifie. Il procède, en conséquence, par un raisonnement sur la base des présomptions de l’homme, renvoyant ici à un arrêt de la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 7 avril 2014, R.G. 2012/AM/256).

Dans cet examen, tenant compte de l’attitude du travailleur – qui n’a pas, sur cette question d’heures supplémentaires, informé son employeur par une réclamation, manquant ainsi à l’exécution de bonne foi des conventions –, le tribunal considère que ce comportement n’a pas pour effet de le déchoir de la possibilité des heures supplémentaires éventuellement prestées, mais que l’écoulement du temps et les limites du raisonnement inductif commandent une limitation. Il retient un délai de trois ans.

L’affaire fait l’objet d’une réouverture des débats sur les calculs.

Intérêt de la décision

Le tribunal est saisi, dans cette affaire, une nouvelle fois d’une demande d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable au sens de la C.C.T. n° 109 et pour licenciement abusif. Celle-ci est fondée sur le droit commun (article 1134 du Code civil), le tribunal rappelant que la charge de la preuve est dans le camp du travailleur. Ces deux chefs de demande ont été rejetés, pour des motifs distincts. Rappelons que, pour chacun, le jugement contient un important rappel du cadre légal.

La particularité de l’affaire se trouve dans le dernier chef demande, relatif à la réclamation d’heures supplémentaires, dont il apparaît qu’elles auraient été régulières, étant effectuées pendant de nombreuses années et chaque semaine. Le travailleur, n’étant pas sous la supervision de l’employeur, n’a apparemment jamais réclamé ces heures pendant l’exécution du contrat de travail. Il ne peut pas être déchu de son droit pour autant.

Le tribunal a cependant relevé un manquement à l’article 1134 du Code civil, étant l’exécution de bonne foi des conventions. Partant, par ailleurs, de la difficulté de procéder à un calcul exact, il a renvoyé à un arrêt de la Cour du travail de Mons du 7 avril 2014, admettant la preuve par présomptions de l’homme.

Le tribunal en rappelle, dans son jugement, les étapes du raisonnement, soulignant encore l’article 1353 du Code civil, selon lequel il n’y a lieu de tenir compte que de présomptions « graves, précises et concordantes ». Dans le cadre de son estimation, forfaitaire, qu’il a également envisagée comme étant effectuée ex aequo et bono, il admet un montant moyen de sursalaire par semaine, limitant cependant le droit aux arriérés, et ce au motif (implicitement inclus dans la méthode d’évaluation forfaitaire retenue) de l’incertitude quant au passé, vu l’écoulement du temps, ainsi que l’attitude du travailleur.


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