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Accident sur le chemin du travail en cas de détour peu important : exigence d’un motif légitime

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 12 juin 2019, R.G. 2018/AL/308

Mis en ligne le lundi 2 mars 2020


C . trav. Liège (div. Liège), 12 juin 2019, R.G. 2018/AL/308

Terra Laboris

Accident sur le chemin du travail en cas de détour peu important : exigence d’un motif légitime

Par arrêt du 12 juin 2019, la Cour du travail de Liège (division Liège) fait le rappel de la jurisprudence de la Cour de cassation ainsi que de la Cour constitutionnelle sur la notion de « trajet normal » dans l’hypothèse d’un détour ou d’une interruption, la cour se livrant à un examen circonstancié du caractère légitime du détour invoqué par le travailleur pour s’écarter de manière peu importante du chemin généralement parcouru.

Les faits

Un employé, résidant dans la région liégeoise et travaillant à Bruxelles (Jette), déclare un accident du travail, s’agissant d’un accident survenu sur le chemin du travail de retour à son domicile.

Il circulait à ce moment sur une moto de remplacement qui lui avait été prêtée par un garage à Uccle, auquel il avait confié sa propre moto pour entretien et réparation. Il s’est rendu avec cette moto sur son lieu de travail et, à la fin de la journée, il a repris la direction du garage en vue de récupérer son véhicule et de rentrer à son domicile. L’accident est survenu sur le Ring Ouest extérieur de Bruxelles.

L’assureur a décliné son intervention, au motif du caractère non normal du trajet. L’accident est en effet survenu sur le chemin opposé au trajet normal. L’assureur considère que le cas dépend de l’assurance maladie-invalidité.

L’instruction du dossier permettra de déterminer que les prestations sont effectuées dans le cadre d’un temps partiel (2 à 3 jours par semaine), l’intéressé se rendant au travail à moto. L’employeur met à sa disposition un véhicule de société, qu’il utilise pour se rendre en clientèle.

Il exerce également une activité accessoire en qualité de travailleur indépendant (réparation de montres à son domicile). La moto est déduite fiscalement dans le cadre de cette activité complémentaire.

Un recours ayant été introduit devant le Tribunal du travail de Liège (division Huy), celui-ci a considéré, sur le détour effectué, qu’il s’agit d’un détour peu important, justifié par un motif légitime, ce motif étant l’obligation d’entretien de la moto et la restitution au garage du véhicule de remplacement avant la fermeture aux fins de récupération du véhicule dont l’intéressé est propriétaire.

L’assureur-loi interjette appel.

La position des parties

Pour la partie appelante, le détour doit être qualifié d’important, à la fois eu égard au critère géographique et au critère temporel. Le trajet a en effet été allongé de 50% (étant passé de 70 à 105 kilomètres), la durée elle-même étant passée de 50 minutes à 1 heure et 25 minutes. Il ne peut, dans cette hypothèse, être justifié que par une force majeure.

A titre subsidiaire, l’assureur considère que, si le détour doit être qualifié de peu important, il s’agit d’un détour effectué pour motif de convenance personnelle. Il n’y a pas de motif légitime. Il est notamment fait grief à l’intéressé de ne pas établir que le garage auquel il s’est rendu était un garage agréé par la marque de la moto, non plus que de la nécessité de se rendre dans un tel garage, les horaires d’ouverture n’étant par ailleurs pas établis et la facture d’entretien n’étant pas déposée.

Du côté de l’intimé, la contestation porte également sur l’importance du détour, celui-ci estimant que le trajet n’a pas perdu son caractère normal. Il refait des calculs de distances, sur la base de l’itinéraire Google, aboutissant à une différence de 18,8 kilomètres. Il fait valoir que le garage ne se trouvait qu’à 8 kilomètres du lieu d’exécution du travail et qu’il faut tenir compte, par rapport au critère du temps parcouru, des problèmes de circulation en pleine heure de pointe à Bruxelles. Pour ce qui est du motif légitime, il estime que celui-ci est présent, étant la nécessité d’entretenir régulièrement et de réparer les véhicules mis sur la voie publique. Il s’agit d’une obligation légale. Il fait encore valoir qu’il est tributaire des jours et heures d’ouverture du garage, qui n’est accessible que les jours ouvrables et en journée.

La décision de la cour

Le cadre légal repris par la cour dans son arrêt est l’article 8 de la loi du 10 avril 1971 et, particulièrement, la notion de « trajet normal ». La cour renvoie à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 décembre 2007 (C. const., 12 décembre 2007, n° 152/2007), dont elle reprend de très larges extraits. La Cour constitutionnelle a posé le principe qu’il faut entendre par « trajet normal » le trajet justifié et que le caractère justifié ou non du chemin du travail suppose nécessairement une appréciation. Pour ce qui est de la distinction entre interruption « insignifiante », « peu importante » et « importante », il est admis, respectivement, que l’interruption insignifiante fait partie du trajet normal mais que l’interruption peu importante doit être justifiée par un motif légitime et l’interruption importante par la force majeure.

La Cour constitutionnelle a invoqué la diversité des situations pouvant être rencontrées, chaque situation concrète devant être appréhendée dans son contexte. Il y a lieu d’effectuer un examen concret des circonstances de fait.

L’examen de la justification d’une pause doit se faire comme suit : l’on examine d’abord l’importance de l’interruption, en appréciant objectivement sa durée ; l’on peut ensuite prendre également en compte les faits qui ont une incidence directe, concrète et objective sur celle-ci ; enfin, le juge examine le motif.

La Cour constitutionnelle a précisé que la loi ne fait pas de distinction entre l’interruption et le détour, renvoyant à cet égard aux travaux préparatoires.

Elle reprend également divers arrêts de la Cour de cassation, qui ont rappelé le même principe constant : le trajet parcouru par le travailleur pour se rendre de sa résidence au lieu de l’exécution de son contrat de travail et inversement est normal au sens de la disposition en cause s’il est normal quant à l’espace et quant à la durée (la Cour constitutionnelle renvoyant notamment à Cass., 4 avril 2005, n° S.04.0126.F et Cass., 5 mars 2007, n° S.06.0074.N). Le trajet justifié n’est pas nécessairement le trajet traditionnel ou le trajet le plus court. Il ne peut cependant augmenter les risques et, s’ils existent, il doit tenter de les réduire en fonction des circonstances concrètes qui s’imposent au travailleur.

La cour du travail aborde ensuite la méthode à suivre pour apprécier le caractère important ou non de l’interruption (du détour). Il convient de se référer non seulement in abstracto à la mesure mathématique de cet événement, mais également au rapport arithmétique entre la durée de l’interruption et la distance et la durée du trajet ou la distance du trajet le plus court, en tenant compte des circonstances de fait qui peuvent avoir influencé cette durée ou cette distance le jour de l’accident. Dans une seconde étape, il faut analyser le motif qui justifie une interruption et vérifier l’existence d’une force majeure (selon la définition classique), en cas d’interruption importante.

Pour ce qui est de la cause légitime, celle-ci se situe entre la force majeure et la convenance personnelle : c’est un événement prévisible et conjurable, mais qui s’impose avec une certaine nécessité. Son intensité est cependant moindre que la force majeure elle-même. Elle ne doit pas reposer sur une raison professionnelle ou présenter un lien direct (ou indirect) avec l’exécution du contrat de travail, pouvant relever des nécessités essentielles de la vie courante d’ordre personnel ou familial, ainsi que des nécessités essentielles d’ordre moral ou social. Quant au motif de convenance personnelle, il dépend de la seule volonté du travailleur et n’a aucun caractère contraignant.

La cour se livre à l’examen des circonstances de fait, sur la base de ces principes, et examine successivement l’ampleur du détour et l’examen du motif. Elle conclut, eu égard aux critères géographique et chronologique, que le détour n’est pas important. Pour ce qui est du temps, il faut tenir compte des conditions de circulation denses sur le temps de parcours et du fait qu’il n’y a pas d’autre solution pour sortir de Bruxelles à cette heure sans subir les embouteillages quelle que soit la direction suivie.

Pour ce qui est de l’examen du motif, la cour retient que ce motif n’est pas légitime au sens de l’article 8, mais qu’il relève d’une organisation personnelle (l’intéressé ne démontrant pas que le détour était justifié par un degré suffisant de contraintes ou un impératif dans l’espace-temps au regard du champ des possibilités qu’il avait).

Le jugement est dès lors réformé.

Intérêt de la décision

C’est autour de la notion de motif légitime que tourne la discussion, dans cette affaire.

Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, dans l’arrêt longuement repris par la cour du travail, ce sont les circonstances de fait qui vont permettre de déterminer la nature du détour et, par conséquent, son admissibilité eu égard à l’exigence de trajet normal.

La cour a, dans son rappel en droit, renvoyé notamment à l’arrêt de la Cour de cassation du 6 novembre 1978 qui a défini les hypothèses dans lesquelles l’interruption ou le détour peuvent rentrer dans cette notion de trajet normal.

La notion de motif légitime est spécifique à la matière. Elle n’exige pas que soient réunies les conditions de la force majeure mais doit viser un élément qui s’impose au travailleur, cet aspect « contraignant » la distinguant de la convenance personnelle.

L’on peut renvoyer, pour la notion de motif légitime, à l’hypothèse où un employé, qui a entamé le trajet normal pour se rendre à son lieu de travail, a bifurqué vers le cabinet du médecin-traitant aux fins de le consulter, vu une affection soudaine (allergie) (C. trav. Bruxelles, 22 mai 2017, R.G. 2016/AB/467), ainsi que le détour effectué le matin pour acheter le journal, l’horaire de travail du travailleur permettant difficilement de faire cet achat à un autre moment de la journée, la cour soulignant la légitimité de la lecture du journal pendant la pause de midi (C. trav. Bruxelles, 2 février 2015, R.G. 2014/AB/152), ou encore un détour effectué pour l’achat de frites pour un enfant et la grand-mère de la travailleuse qui cohabitent avec elle (C. trav. Bruxelles, 22 janvier 2007, R.G. 46.717).


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