Terralaboris asbl

Recours contre une décision de la Commission administrative de règlement de la relation de travail : compétence des juridictions du travail

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 3 juillet 2019, R.G. 18/2.076/A

Mis en ligne le jeudi 30 janvier 2020


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 3 juillet 2019, R.G. 18/2.076/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 3 juillet 2019, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, saisi d’un recours introduit par une société exploitant une plateforme électronique contre une décision de la Commission administrative de règlement de la relation de travail, estime qu’il est compétent pour examiner celui-ci, même s’il ne s’agissait que d’une relation de travail envisagée et qui n’a pas été exécutée.

Les faits

Une société exploitant une plateforme électronique permettant la commande par des particuliers de repas fournis par certains restaurants a fait l’objet d’une saisine de la Commission administrative de règlement de la relation de travail (ci-après C.R.T.), concernant la nature du lien contractuel avec ses coursiers.

Elle leur propose en effet de fournir leurs services en tant qu’« entrepreneurs », à savoir sous statut d’indépendant, une convention de prestation de services leur étant proposée.

Un travailleur saisit la C.R.T. en vue de demander la requalification de la relation de travail envisagée entre les parties. La C.R.T. rend sa décision très rapidement, décidant que la demande est recevable et fondée, les éléments qui lui sont soumis contredisant la qualification de travail indépendant proposée par la société, le dossier révélant par ailleurs suffisamment d’éléments permettant de conclure que, si elle était exécutée telle que proposée, celle-ci devrait être considérée comme une relation de travail salariée.

La société réagit en introduisant, deux mois plus tard, une procédure devant le tribunal du travail. A celle-ci sont présents, outre le travailleur et elle-même, l’Etat belge, l’O.N.S.S. et l’I.N.A.S.T.I.

Objet de la demande devant le tribunal

La société demande que la décision de la C.R.T. soit réformée sur la recevabilité et qu’il soit sursis à statuer pour le surplus. Elle sollicite, au cas où il ne serait pas fait droit à cette demande, que la décision de la C.R.T. soit réformée en ce qu’elle a conclu à une relation de travail salariée et que le tribunal retienne la qualité de relation de travail indépendante.

Position des parties devant le tribunal

Le travailleur oppose un déclinatoire de juridiction, l’action de la société ne portant pas sur un droit subjectif dont elle serait titulaire ni sur une obligation qui lui serait imposée par la réglementation sociale. Il considère que le tribunal est sans pouvoir de juridiction, la décision de la C.R.T. ne créant aucune obligation et n’affectant aucun droit subjectif, dans la mesure où il s’agissait d’une relation de travail seulement envisagée. Il conclut également à l’absence d’intérêt à agir dans le chef de la société, dans la mesure où aucun intérêt concret, légitime, né et actuel n’est en cause. A titre subsidiaire, au cas où la demande serait déclarée recevable, il demande une mise en état quant au fond, le dossier étant par ailleurs incomplet (les enquêtes menées par les services d’inspection n’étant pas produites). Il fait également valoir, sur la question du fondement, la présomption des articles 337/1 et 337/2 de la loi-programme du 27 décembre 2006.

Pour l’Etat belge, il y a lieu de conclure au non-fondement de la demande de la société, la question devant faire l’objet d’une nouvelle mise en état.

Il conclut également sur l’irrecevabilité de l’action.

Pour ce qui est de l’I.N.A.S.T.I., il calque sa position sur celle de l’Etat belge.

L’O.N.S.S. considère également que l’action est irrecevable et se positionne de la même manière que les parties ci-dessus pour ce qui est de la mise en état quant au fond.

Enfin, pour la société, l’action introduite relève du pouvoir de juridiction du tribunal et de sa compétence. L’action est recevable, dans la mesure où elle justifie d’un intérêt concret, né et actuel, la décision rendue étant susceptible de porter atteinte à ses droits. Elle considère que la demande introduite devant la C.R.T. n’était quant à elle pas recevable, des enquêtes ayant été ouvertes antérieurement portant sur la nature de la relation de travail.

La décision du tribunal

Le tribunal examine en premier lieu son pouvoir de juridiction et sa compétence. Il renvoie à l’article 338, § 5, de la loi-programme (I) du 27 décembre 2006, selon lequel un recours contre les décisions de la C.R.T. peut être introduit devant les juridictions du travail par les parties dans le mois suivant sa notification à celles-ci par lettre recommandée à la poste. A défaut, la décision devient définitive.

Il y a dès lors une compétence matérielle dans le chef des juridictions du travail. Il s’agit, pour le tribunal, d’autoriser le recours contre toutes les décisions de la C.R.T. visées au chapitre VI du Titre XIII de la loi-programme, c’est-à-dire les décisions relatives à la qualification d’une relation de travail déterminée, et ce qu’il s’agisse de décisions sur une activité de travailleur indépendant qui commence ou une relation existante ou seulement envisagée et dont le statut est incertain. L’attribution d’une compétence matérielle aux juridictions du travail ne suppose pas que soit présent, en outre, un droit subjectif au sens des articles 144 et 145 de la Constitution. Ceci aboutirait à dénier aux parties à la relation de travail envisagée un recours judiciaire, puisqu’aucun droit subjectif ne serait, ainsi, jamais en cause.

Le tribunal reconnaît son pouvoir de juridiction et sa compétence (articles 580, 1° et 581, 1°, C.J.). Il admet également que la société a un intérêt à agir.

La question qu’il se pose, quant à la procédure antérieure, est de savoir si la C.R.T. pouvait rendre un avis dans les circonstances de la cause. La loi-programme prévoit en effet qu’aucune décision ne peut intervenir lorsqu’au moment de l’introduction de la demande, les services compétents des institutions de sécurité sociale ont ouvert une enquête ou une instruction pénale concernant la nature de la relation de travail ou lorsqu’une juridiction du travail a été saisie ou s’est déjà prononcée sur celle-ci.

En l’espèce, la C.R.T. a estimé pouvoir prendre une décision, s’appuyant sur le but de la loi, qui est d’éviter que les parties ne saisissent la Chambre qu’aux seules fins d’éviter une éventuelle requalification d’office. Pour le tribunal, s’agissant d’une relation de travail seulement envisagée, cette requalification n’aurait pu intervenir. La relation de travail n’était en effet pas existante et il n’aurait pu en être saisi.

En ce qui concerne l’information pénale ouverte par l’Auditorat, celle-ci existe et a été entamée en octobre 2017, à savoir bien avant la saisine de la C.R.T. Pour le tribunal, le législateur a visé toute enquête administrative ouverte par une inspection sociale et toute enquête pénale. Il renvoie à la doctrine de M. DE RUE (M. DE RUE, « La loi-programme du 27 décembre 2006 au regard des compétences et missions pénales de l’auditorat du travail », in La nouvelle loi sur les relations de travail – Premier état et perspectives, sous la direction de P. VERDONCK, Anthémis, 2007, p. 124).

La C.R.T. ne pouvait dès lors rendre de décision sur la demande du travailleur. Celle-ci est annulée.

La dernière question posée est de savoir si le tribunal doit se prononcer sur la nature de la relation de travail et ainsi substituer sa décision à celle de la C.R.T. Le tribunal répond positivement à cette question. Il arrête dès lors un calendrier de mise état, la date de plaidoiries étant le… 6 septembre 2021.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles est certes le premier à statuer sur un recours introduit par une société contre une décision de la Commission administrative de règlement de la relation de travail, mise sur pied par la loi-programme I du 27 décembre 2006.

La Commission a été saisie par le travailleur, eu égard, manifestement, à l’absence de conclusion des enquêtes qui seraient intervenues suite à l’ouverture d’une information pénale par l’Auditeur du travail de Bruxelles. Cette information a été ouverte en octobre 2017, soit, comme le relève le tribunal, bien avant la saisine de la C.R.T. et bien avant, de la même manière, le début de la relation de travail envisagée entre les parties.

Il a été noté que les enquêtes menées n’ont pas été déposées au dossier, le tribunal devant ainsi statuer sur la base de la seule confirmation de l’Auditeur du travail de l’ouverture de l’information pénale par son office.

L’on ne peut, en conséquence, déterminer si cette information portait oui ou non sur la relation de travail envisagée avec le travailleur concerné et la question reste, à notre sens, entière quant à la justesse de la décision à cet égard, dans la mesure où les éléments d’appréciation sont manquants.

Toujours est-il que cette affaire connaîtra de plus amples développements dans deux ans, ce qui pose encore la question de l’intérêt de la poursuite de la procédure.

L’on notera que le tribunal a estimé avoir un pouvoir de substitution, renvoyant à la notion de « devoir de juridiction » évoquée par le Premier Avocat général J.-F. LECLERCQ dans ses conclusions précédant un arrêt de la Cour de cassation du 27 octobre 2003 (Cass., 27 octobre 2003, n° S.01.0147.F).


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be