Terralaboris asbl

Motif grave, CCT 109 et licenciement abusif : un intéressant cas d’application

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 21 juin 2019, R.G. 18/225/A

Mis en ligne le vendredi 10 janvier 2020


Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai), 21 juin 2019, R.G. 18/225/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 21 juin 2019, le Tribunal du travail du Hainaut (div. Tournai) accueille un recours contre un licenciement pour motif grave, rejetant cependant à la fois une demande d’indemnisation sur la base de la CCT 109 et une autre pour licenciement abusif, eu égard au non accomplissement des obligations légales en matière de charge de la preuve.

Les faits

Un employé est au service d’une société, pour des fonctions commerciales et administratives. Son ancienneté remonte au 23 juin 2004.

En mars 2016, il crée une société avec sa compagne, avec notamment un siège à Villeneuve-d’Ascq.

La société qui l’emploie dépose en novembre 2017 une requête en saisie-description auprès du Tribunal de grande instance de Lille, demande à laquelle il est fait droit. Il s’agit de se rendre au siège de cette société aux fins de prendre copie notamment avec un expert informatique de tout support concernant les emails échangés entre l’intéressé et un administrateur délégué de la société (qui venait de cesser ses fonctions).

L’employé tombe en incapacité de travail et, à sa reprise, il est licencié pour motif grave. La lettre est particulièrement détaillée. Il lui est reproché en gros deux griefs, étant d’avoir confondu ses activités de salarié et essentiellement son activité personnelle dans la société qu’il a constituée, ce qui a compromis les intérêts de son employeur tant patrimonialement que socialement en termes d’image, ainsi que d’avoir utilisé du personnel d’un client pour faire réaliser des travaux gratuitement à l’insu de l’employeur et à l’insu du client lui-même.

Il introduit un recours devant le tribunal du travail du Hainaut (div. Tournai) réclamant une indemnité compensatoire de préavis, une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et une autre encore pour abus de droit (sous réserve d’autres montants étant des arriérés, etc.).

La décision du tribunal

Le tribunal est saisi du bien-fondé de la décision de licenciement pour motif grave.

Il se livre à un rappel quasi exhaustif des principes sur la question, reprenant les règles essentielles relatives à la notion de motif grave, à la connaissance des faits, aux délais, à la notification, à la précision des faits invoqués et à la charge de la preuve.

Il va retenir que l’ensemble des éléments du formalisme légal a été respecté. Cependant, pour ce qui est de la preuve des faits reprochés et de la qualification de la faute grave, le tribunal considère que les faits libellés ne sont pas suffisamment établis, certains d’entre eux (exercice d’une activité personnelle) étant par ailleurs connus de l’employeur.

Le tribunal conclut qu’une indemnité compensatoire de préavis est due.

Celle relative au caractère manifestement déraisonnable du licenciement ne l’est par contre pas, le jugement considérant que l’employé aurait dû savoir qu’il était inadéquat de faire réaliser certains travaux d’infographie aux employés d’une société cliente, et ce même gratuitement. Il y a dès lors un fait lié à la conduite qui ne permet pas à la demande d’aboutir.

Cependant, reste un dernier chef de demande relatif à un abus de droit. L’intéressé fait en effet valoir que le licenciement a un caractère abusif au sens de la théorie générale.

Un nouveau rappel des principes est ici fait par le tribunal, rappel également quasi exhaustif.

C’est l’arrêt de principe rendu par la Cour de cassation le 10 septembre 1971 (Cass., 10 septembre 1971, Pas., 1972, I, 28) qui a défini le critère général de l’exercice anormal du droit de licencier, la Cour précisant que l’abus de droit peut résulter, non seulement de l’exercice d’un droit avec l’intention de nuire, mais aussi de l’exercice du droit d’une manière qui dépasse les limites de l’exercice normal par une personne prudente et diligente.

Sont rappelées les conclusions du Premier avocat général W. GANSHOF VANDER MEERSCH, ainsi que sa célèbre conclusion, étant que « le droit de l’un cesse là où commence le droit de l’autre », qui précise les contours de la théorie. C’est dès lors le respect des droits d’autrui qui est la pierre angulaire de la théorie.

A côté de ce critère générique, figurent des critères spécifiques et le tribunal reprend chacun d’entre’eux en les mettant en perspective : l’intention de nuire, la légèreté de la mesure (dans laquelle se distinguent la brusque rupture, le comportement négligent de l’employeur, l’imputation erronée d’un motif grave et le moment inopportun du congé (notamment parce que le licenciement est notifié à un moment psychologique et moralement défavorable au travailleur), le détournement de de la finalité économique et sociale du droit et, enfin, le critère de l’intérêt légitime de l’exercice du droit.

C’est la proportionnalité, la Cour de cassation ayant précisé sur la question dans un arrêt du 15 mars 2002 (Cass., 15 mars 2002, C.01.0225.F) que l’intérêt légitime est un critère de l’abus de droit, relevant qu’il peut y avoir abus de droit lorsqu’un droit est exercé sans intérêt raisonnable et suffisant et que tel est le cas lorsque le préjudice causé est sans proportion avec l’avantage recherché ou obtenu par le titulaire du droit. C’est l’appréciation des intérêts en présence et dans celle-ci, le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause.

Il faut dès lors vérifier si le préjudice causé est hors de proportion avec l’avantage recherché.

Vient encore compléter la théorie, depuis l’arrêt du 19 septembre 1983 (Cass., 19 septembre 1983, 180.410) le recours à l’article 1134 du Code civil. Celui-ci régit en effet le comportement des parties dans l’exécution du contrat.

Il en résulte que deux conditions existent pour qu’il y ait abus de droit étant d’une part une faute distincte des règles relatives à la résiliation du contrat et d’autre part un préjudice (matériel ou moral), préjudice sensé couvert par une indemnité spécifique. Ce préjudice doit être distinct en tous ses éléments du dommage que l’indemnité de congé est destinée à réparer.

Enfin, le tribunal rappelle la décision du 1er mars 1982 (Cass., 1er mars 1982, 81/63) selon laquelle le droit à l’indemnité nait et se détermine dès la notification de la volonté de rompre. Il ne peut être influencé par un élément ultérieur.

Le tribunal rejoint, ensuite, la notion d’exercice anormal du droit de licenciement : l’abus de droit suppose un usage du droit de licencier dépassant manifestement les limites de l’exercice normal qu’aurait pu faire de ce droit une personne prudente et diligente. En outre, il exige un dommage exceptionnel non causé par le licenciement proprement dit.

Il faut dès lors que la partie demanderesse satisfasse à une triple preuve, étant (i) d’établir l’existence d’une faute particulière dans le chef de la partie qui a donné congé, ainsi que l’existence d’un préjudice, (ii) qu’existe un lien de causalité entre ceux-ci et (iii) de déterminer l’étendue de ce préjudice.

Revenant aux éléments de la rupture dans le cas d’espèce, le tribunal doit bien constater que cette preuve n’est pas rapportée. Il rejette dès lors la demande.

Intérêt de la décision

Se retrouve dans cette affaire une nouvelle fois le triptyque : motif grave, licenciement manifestement déraisonnable et abus de droit.

Le rappel fait en droit doit être épinglé, le jugement étant très charpenté sur ce volet.

L’intérêt de la décision est que le tribunal admet, sans poser de difficultés, que puissent être introduites à la fois une demande sur pied de la CCT 109 et une autre sur la base de la théorie générale de l’abus de droit.

Cette possibilité a, régulièrement, posé débat, le recours simultané étant parfois admis ou accepté mais uniquement dans une déclinaison subsidiaire.

Or, les deux chefs de demande ne se recoupent pas, la CCT 109 se limitant au contrôle strict du motif, pour lequel elle prévoit un mécanisme spécifique et des règles non transposables.

A côté du motif du licenciement peuvent cependant coexister des circonstances ou éléments susceptibles de faire apparaître qu’il n’a pas été fait un usage normal du pouvoir de licencier, par un employeur raisonnablement prudent et diligent. Le tribunal reprend ici l’éventail de toutes les hypothèses possibles, insistant in fine de ses considérants sur la figure de l’examen des intérêts en présence, étant la question de la proportionnalité du préjudice par rapport à l’avantage recherché par l’auteur de la rupture.

Rappelons que cet examen de proportionnalité a été rejeté par la Cour de cassation en ce qui concerne le contrôle judiciaire pour motif grave. Il a cependant sa place dans la vérification du caractère abusif du licenciement au sens de la théorie générale.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be