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Caractère d’ordre public de la nomenclature et interprétation des conditions de remboursement

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 16 mai 2019, R.G. 2018/AN/154

Mis en ligne le vendredi 27 décembre 2019


Cour du travail de Liège (division Namur), 16 mai 2019, R.G. 2018/AN/154

Terra Laboris

Dans un arrêt du 16 mars 2019, la Cour du travail de Liège (division Namur), rappelle que, si la nomenclature A.M.I. est d’ordre public et qu’elle doit être interprétée de manière stricte, elle ne peut cependant aboutir à instaurer des discriminations dans le remboursement de soins, s’agissant en l’espèce de prestations de logopédie pour une enfant adoptée, originaire d’un pays où elle ne parlait pas la langue française.

Les faits

Une enfant, née en Inde en 2005, a été adoptée par un couple belge en 2013. Elle est ainsi arrivée en Belgique à l’âge de 8 ans et a été scolarisée en français. Ayant des difficultés en mathématiques, elle a été orientée vers un logopède. Celui-ci ayant décelé des faiblesses importantes en langage oral, une rééducation est proposée en vue de consolider les bases du langage. Le maximum prévu est de 192 séances. Sur la base de cet avis, le spécialiste ORL prescrit un traitement, qui est visé dans la nomenclature. Le père de l’enfant introduit une demande d’intervention.

Dans un premier temps, l’organisme assureur marque accord pour une intervention à raison de 6,20 euros pendant 50 séances dans le cadre des services complémentaires. Le lendemain, cette décision est retirée, un refus d’intervention étant notifié. Ce refus est justifié ultérieurement par le fait que l’intervention est exclue dans les traitements logopédiques de troubles secondaires dus à des affections psychiatriques ou état émotionnel, à des problèmes relationnels, à une scolarité négligée ou défaillante, à l’apprentissage d’une langue autre que la langue maternelle ou à une éducation polyglotte.

Entre-temps, les séances chez le logopède se poursuivent. Les résultats scolaires sont bons.

Le père décide, eu égard à la position de l’organisme assureur, d’introduire un recours devant le tribunal du travail. Il demande la condamnation de celui-ci à la prise en charge du coût du traitement logopédique et, à titre subsidiaire, une expertise judiciaire en vue de faire la lumière sur d’éventuels troubles secondaires chez la jeune fille.

La décision du tribunal

Le tribunal du travail de Liège (division Namur) a rendu un jugement le 28 juin 2018, dans lequel il estime que la disposition de la nomenclature sur laquelle l’organisme assureur se repose crée une discrimination prohibée entre enfants et est dès lors contraire à la Convention internationale des droits de l’enfant ainsi qu’à la Constitution belge. La mutuelle est ainsi condamnée à intervenir dans les frais liés aux soins de logopédie.

Appel est interjeté.

Position des parties devant la cour

Pour l’organisme assureur, la nomenclature est d’ordre public et de stricte interprétation. Il n’a d’autre choix que de l’appliquer. Il rappelle que l’objectif poursuivi est d’instaurer des règles de remboursement de frais liés à une pathologie, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (scolarité négligée/défaillante, apprentissage d’une autre langue que la langue maternelle). Les critères d’exclusion de la nomenclature sont rencontrés. Il plaide également qu’il y a absence de discrimination, puisque toute personne présentant des troubles non pathologiques ne pourra obtenir le remboursement.

Pour la partie intimée, il y a effectivement une distinction entre les enfants belges et les enfants adoptés, selon qu’une des trois langues nationales est pratiquée dans le pays dont ils sont issus. Elle sollicite en conséquence l’écartement de la disposition vu son caractère discriminatoire. Par ailleurs, les conditions de l’exclusion ne sont pas rencontrées, n’étant pas établi que l’origine des troubles du langage est la scolarité négligée/défaillante ou l’apprentissage d’une autre langue que la langue maternelle. Sur la désignation d’expert, elle fait valoir que, vu l’écoulement du temps et la résorption du trouble, cette mesure d’instruction serait de peu d’utilité.

Position du Ministère public

Le Ministère public est d’avis que, depuis son arrivée en Belgique, le français est la langue maternelle de substitution de la jeune fille, ainsi que la langue de sa scolarité. Il n’y a dès lors pas éducation polyglotte. Aucun des critères d’exclusion de l’article 36 n’est rencontré. Il estime ne pas devoir, vu cette situation, aborder la question de la discrimination.

La décision de la cour

La cour reprend l’article 36 de la nomenclature, relatif aux prestations de logopédie. Elle constate que l’intéressée remplit les conditions de fond d’une intervention et qu’en conséquence, seule l’exclusion figurant dans la disposition fait obstacle à l’intervention de la mutuelle (scolarité négligée/défaillante lorsqu’elle vivait en Inde, apprentissage d’une autre langue que la langue maternelle).

La cour souligne que, si la nomenclature est d’ordre public et de stricte interprétation, ceci n’implique cependant pas qu’elle doive être mal interprétée. Sont exclues les interventions pour troubles secondaires dus à des affections psychiatriques ou état émotionnel, à des problèmes relationnels, ainsi qu’à la scolarité négligée/défaillante ou l’apprentissage d’une langue autre que la langue maternelle, ou encore une éducation polyglotte. Ceci constitue l’ensemble des hypothèses visées par le texte. En l’occurrence, sont en cause la scolarité et l’apprentissage d’une autre langue.

En effet, il n’y a pas d’éducation polyglotte, ce qui supposerait la pratique simultanée de plusieurs langues. La langue initiale a été abandonnée depuis l’arrivée en Belgique et la jeune fille ne parle que le français et est scolarisée dans cette langue. Il s’agit dès lors d’une éducation unilingue francophone.

Pour les deux autres cas de figure, la cour considère que la lecture du texte faite par l’organisme assureur aboutit à rejeter les dépenses de soins de logopédie pour un enfant selon qu’il (i) est issu ou non d’un pays où l’on parle la langue de l’adoptant, (ii) arrive ou non en Belgique en âge préscolaire et (iii) est issu ou non d’un pays offrant une scolarité de qualité accessible à tous, même à des enfants dans une situation suffisamment précaire pour être adoptables.

Si l’exclusion du remboursement repose sur un critère objectif, elle aboutit à des résultats totalement disproportionnés, dès lors que ce sont précisément les enfants qui sont confrontés aux plus grands handicaps qui se voient offrir le moins d’aide pour surmonter ceux-ci. La cour retient une triple discrimination (articles 10 et 11 de la Constitution, lus séparément ou en combinaison avec l’article 22bis de celle-ci, et/ou l’article 24 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant).

Pour la cour, une autre interprétation que l’exclusion est possible, étant de considérer que, dans le cas d’un enfant adopté, la scolarité négligée ou défaillante ou l’apprentissage d’une langue autre que la langue maternelle doivent s’apprécier à dater de l’arrivée en Belgique. La scolarité insatisfaisante ou l’apprentissage d’une autre langue ne sont pas imputables aux parents avant cette arrivée.

Examinant la situation en l’espèce, la cour constate que la scolarité est irréprochable.

Confrontée à deux interprétations de la loi (au sens matériel), la cour conclut que, si l’une est conforme à la Constitution et au droit international et l’autre ne l’est pas, il y a lieu de privilégier celle qui s’inscrit dans la pyramide des normes. Elle retient dès lors la seconde interprétation, aucun motif n’existant pour l’organisme assureur de s’opposer à l’intervention dans les frais en cause.

Intérêt de la décision

La nomenclature est certes d’ordre public et d’interprétation restrictive. Elle ne peut dès lors faire l’objet d’adaptation. La question se pose cependant fréquemment de son interprétation. L’on peut rappeler un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 14 février 2018 (C. trav. Bruxelles, 14 février 2018, R.G. 2016/AB/947 – précédemment commenté), où celle-ci a conclu, à propos de son article 35bis, § 8, que la définition des prestations qui sont visées doit s’interpréter restrictivement.

Par ailleurs, dans l’hypothèse d’une maladie rare, la Cour du travail de Bruxelles a considéré dans deux arrêts (C. trav. Bruxelles, 16 décembre 2010 et C. trav. Bruxelles, 15 mars 2012, R.G. 2008/AB/51.642), que l’esprit de la nomenclature ne se limite pas à une liste limitative des pathologies pour lesquelles les soins sont remboursables. L’objectif de la réglementation est de compenser la lourdeur des frais (en l’occurrence de kinésithérapie) en cas de pathologies lourdes. Le droit au remboursement des soins est soumis en outre à l’examen par le médecin-conseil d’un bilan fonctionnel individuel justifiant la nécessité de ceux-ci en lien avec une pathologie lourde.

Dans la présente espèce, c’est également un exercice d’interprétation que la Cour du travail de Liège a fait. Il n’est pas, dans son raisonnement, question de ne pas tenir compte ni des traitements visés ni des exceptions aux possibilités de remboursement telles qu’énumérées dans la disposition. Cependant, la volonté du législateur n’est certes pas, pour la cour, d’avoir voulu que, par les dispositions retenues, apparemment neutres, l’on aboutisse à consacrer des discriminations (en l’occurrence triples).


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