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Eléments de preuve pouvant être pris en considération par le tribunal en cas d’annulation d’une décision d’exclusion des allocations de chômage

Commentaire de Cass., 24 juin 2019, n° S.18.0096.F

Mis en ligne le vendredi 27 décembre 2019


Cour de cassation, 24 juin 2019, n° S.18.0096.F

Terra Laboris

Dans un arrêt du 24 juin 2019, la Cour de cassation apporte des précisions sur les éléments de preuve à prendre en considération par le juge qui a annulé une décision d’exclusion pour une période déterminée des allocations de chômage pour chômage du propre fait du chômeur et doit ensuite vérifier si l’assuré social a droit aux allocations pour ladite période.

L’arrêt de la Cour suprême casse un arrêt de la cour du travail de Liège du 13/09/2018 (R.G.2017/AL/730), qui a fait l’objet d’un commentaire de Terra Laboris pour SocialEye News.

Faits de la cause

« Une employée commerciale est licenciée avec une indemnité de rupture, le motif du C4 étant qu’elle ne convient pas au poste d’assistante commerciale. L’employeur est interrogé par l’ONEm, qui entend vérifier dans quelle mesure l’intéressée est éventuellement responsable de la rupture.

Elle est convoquée pour être entendue sur les motifs du licenciement. Elle déclare connaître le motif, étant qu’il ressortirait de l’examen de son dossier que le licenciement serait dû à « (son) attitude fautive ». Elle fait valoir qu’elle a été surprise, dans la mesure où aucun avertissement ou « souci » n’est intervenu dans le cours de l’exécution du contrat.

Le même jour, l’ONEm reçoit le dossier de l’employeur. Cependant, au moment de l’audition, celui-ci n’a pas encore pu être joint au dossier administratif et l’intéressée n’a, ainsi, pas pu s’expliquer.

Elle est exclue du bénéfice des allocations pour une période de six semaines, au motif que l’enquête effectuée par le BR démontrerait qu’elle avait reçu des avertissements et qu’elle devait avoir conscience du fait que son comportement pouvait conduire au licenciement. Il y a dès lors perte de l’emploi pour des raisons dépendant de sa volonté.

L’arrêt de la cour du travail du 13 septembre 2018

La cour constate que les éléments de l’enquête patronale n’étaient pas au dossier et que l’intéressée n’a ainsi pas pu être entendue sur ceux-ci. La décision administrative a été prise sans nouvelle audition.

La cour analyse la question de l’importance de cette formalité à la lumière d’un arrêt de la Cour de cassation du 9 mai 2011 (Cass., 9 mai 2011, n° S.10.0078.F). Elle rappelle à la fois le moyen du pourvoi et la réponse de la Cour.

Le pourvoi faisait grief à un arrêt rendu par la Cour du travail de Mons le 22 avril 2010 d’avoir considéré que la cour ne pouvait avoir égard à aucune pièce de la procédure administrative, mais seulement à des pièces étrangères à celle-ci.

Pour la Cour de cassation, l’absence d’audition préalable entraîne la nullité de la décision administrative mais celle-ci ne s’étend pas aux pièces du dossier administratif constitué préalablement par l’ONEm. En écartant des débats, au motif de l’absence d’audition préalable, les pièces de la procédure administrative dont la production n’était pas autrement critiquée, la cour du travail a violé la disposition en cause.

Pour la Cour du travail de Liège, il faut, en application de cette jurisprudence, annuler la décision, mais également examiner le fond du litige sur la base des seuls éléments préalables à l’audition.

Le pourvoi

Le moyen invoque la violation des articles 580, 1° et 2°, et 1042 du Code judiciaire, 7, § 11, alinéa 1er, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs 51, § 1er, alinéas 1er et 2, 2°, 52, § 1er, et 144, § 1er, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage ainsi que des principes généraux du droit relatifs, d’une part, au respect des droits de la défense (« audi alteram partem ») et, d’autre part, à la bonne administration.

L’ONEm relève que :

« Lorsque le directeur du bureau du chômage exclut un chômeur du bénéfice des allocations de chômage en application de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage et que le chômeur conteste cette exclusion devant le tribunal du travail, il en résulte une contestation sur le droit aux allocations de chômage sur laquelle ce tribunal doit statuer. À cet égard, le tribunal du travail et, en degré d’appel, en vertu de l’article 1042 du Code judiciaire, la cour du travail disposent de la pleine juridiction et, moyennant le respect des droits de la défense et dans les limites de la contestation, il appartient au juge de contrôler la légalité de la décision de l’Office national de l’emploi et, s’il annule cette décision, de statuer sur le droit du travailleur aux allocations de chômage dans le respect de la législation et de la réglementation applicables.

Si les juridictions du travail décident que c’est en violation du droit du travailleur à être entendu préalablement à toute décision d’exclusion des allocations, prévu à l’article 144, § 1er, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, que le directeur du bureau du chômage a prononcé une décision d’exclusion des allocations sur pied des articles 51, § 1er, alinéas 1er et 2, 2°, et 52, § 1er, du même arrêt et qu’elles annulent cette décision, il appartient alors à ces juridictions de vérifier si le travailleur était dans les conditions pour bénéficier des allocations de chômage sans aucune période d’exclusion et donc de statuer sur le droit de ce travailleur aux allocations au regard de ce que prévoient lesdites dispositions de l’arrêté royal, le tout dans un strict respect des droits de la défense, le débat judiciaire contradictoire réparant la violation des droits de la défense commise par le directeur du bureau de chômage lorsqu’il a pris la décision d’exclusion. »

L’ONEm en déduit que :

« Devant la juridiction appelée à statuer sur le recours du travailleur contre une décision administrative d’exclusion des allocations de chômage, tant le travailleur que l’Office national de l’emploi peuvent faire valoir toutes pièces, même celles qui n’avaient pas été produites lors de l’audition du travailleur prévue à l’article 144, § 1er, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, pour autant que chaque partie ait la possibilité de contredire ces pièces devant ladite juridiction et de faire valoir à leur égard toutes les observations et tous moyens qui lui semblent utiles. »

En refusant de tenir compte des éléments de preuve recueillis par cet office auprès de l’employeur de la chômeuse au motif qu’il s’agissait de documents dont le fonctionnaire chargé de l’audition de celle-ci ne disposait pas au moment de l’audition et au sujet desquels elle n’a pas pu s’expliquer à ce moment, alors pourtant que ces documents ont été régulièrement produits devant le premier juge et devant la cour du travail et que la chômeuse a eu l’occasion de faire valoir, devant lesdites juridictions, tous les moyens qu’elle pouvait estimer devoir leur opposer (ce qu’elle a d’ailleurs fait dans ses conclusions d’appel), l’arrêt attaqué viole toutes les dispositions légales visées au moyen.

La décision de la Cour

La Cour casse l’arrêt attaqué aux motifs que :

« Aux termes de l’article 144, § 1er, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage, préalablement à toute décision de refus, d’exclusion ou de suspension du droit aux allocations en application des articles 142, § 1er, ou 149, le travailleur est convoqué aux fins d’être entendu en ses moyens de défense et sur les faits qui fondent la décision.

La nullité de la décision administrative qu’emporte l’absence d’audition ne s’étend ni aux pièces du dossier administratif constitué préalablement par le demandeur, ni aux pièces par lesquelles celui-ci complète ultérieurement ce dossier.

En refusant d’avoir égard, pour apprécier le droit de la (chômeuse) aux allocations de chômage, aux pièces parvenues (à l’ONEm) après l’audition de celle-ci, qui n’avait dès lors pas pu s’expliquer à leur propos avant que fût prise la décision administrative querellée, l’arrêt viole l’article 144, § 1er, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991. »

Intérêt de la décision

Par son arrêt du 9 mai 2011, sur lequel l’arrêt attaqué se fonde, la Cour de cassation avait tranché la question qui lui était soumise par l’ONEm en fonction des motifs de la décision judiciaire querellée et des critiques du pourvoi. En l’espèce, la question était si, après avoir annulé une décision administrative pour violation des droits de la défense de l’assuré social, les juridictions du travail devaient prendre en considération, pour statuer sur le droit de cet assuré aux allocations de chômage pour la période litigieuse, des éléments de preuve qui étaient en possession de l’institution de sécurité sociale avant l’audition mais n’avaient pu être soumis à la contradiction puisqu’ils ne se trouvaient pas dans le dossier administratif.

Il ressort de l’arrêt ici commenté qu’il ne pouvait être déduit a contrario de ce bref arrêt que des pièces recueillies postérieurement à l’audition ne pourraient servir de preuve à l’ONEm dans le cadre du débat judiciaire sur le droit aux allocations de chômage de l’assuré social.

La règle est que le juge qui annule une décision de l’ONEm ne peut consacrer un droit aux allocations de chômage que s’il constate que toutes les conditions de ce droit sont réunies et la Cour de cassation l’a dégagée à de nombreuses reprises, notamment dans des arrêts du 6 juin 2016 (Pas., n° 376) et du 11 décembre 2017 (sur Terra Laboris, R.G. S.16.0093). Donc, comme le relevait l’ONEm dans son pourvoi, l’impossibilité pour l’assuré social de contredire lors de son audition des pièces dont il n’avait pas connaissance est purgée par la procédure judiciaire contradictoire.

On relèvera encore que la question du pouvoir de substitution du juge était plus controversée en matière de sanctions administratives. Ainsi la chambre francophone de la Cour avait, par une décision du 17 décembre 2001 (Pas., 2001 p.2213 avec les conclusions du ministère public) rejeté le pourvoi de l’ONEm contre un arrêt ayant décidé, sur la base d’une ancienne version de l’article 154 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 « (que) lorsqu’il annule la décision du directeur infligeant au chômeur la sanction administrative contestée, le juge épuise son pouvoir de juridiction ; qu’en vertu du principe de la séparation des pouvoirs, il ne peut se substituer à l’administration pour prononcer contre le chômeur une nouvelle sanction remplaçant celle qu’il annule mais doit, pour autant que le chômeur satisfasse à toutes les autres conditions légales pour avoir droit aux allocations, rétablir celui-ci dans les droits dont la sanction annulée avait pour effet de le priver ».

Par contre, dans un arrêt du 12 novembre 2001 (R.G. S.01.0023 N), la chambre néerlandophone avait décidé, sur la base du même texte, que l’annulation de la sanction administrative pour défaut de motivation ne privait pas le juge du pouvoir de contrôler la conformité de cette décision aux lois et règlements en matière de chômage et de statuer sur les droits résultant de ces dispositions légales.

Cette controverse n’est plus d’actualité. En effet, par son arrêt du 5 mars 2018 (sur Juridat avec les conclusions de l’avocat général J.M. Génicot, commenté par Terra Laboris pour SocialEyeNews et accessible avec le commentaire sur www.terralaboris.be), la chambre francophone de la Cour a décidé que, dans les cas visés à l’article 154 de l’A.R. du 25 novembre 1991, l’article 157bis du même arrêté, dans la version applicable au litige (soit l’article 154 avant sa modification par les A.R. des 23 août 2014 et 30 décembre 2014 et l’article 157 A.R. avant sa modification par l’A.R. du 30 décembre 2014), prévoit que le directeur du bureau du chômage peut, en règle, se limiter à donner un avertissement ou assortir la décision d’exclusion d’un sursis. Lorsque le directeur exclut un chômeur du droit aux allocations et que ce dernier conteste cette sanction administrative, une contestation naît entre l’Office national de l’emploi et le chômeur sur le droit de celui-ci aux allocations au cours de la période durant laquelle il est exclu ; il relève de la compétence du tribunal du travail de statuer sur cette contestation dès lors qu’en vertu de l’article 580, 2°, du Code judiciaire, cette juridiction connaît des contestations relatives aux droits et obligations des travailleurs salariés résultant des lois et règlements en matière de chômage.

Saisi d’une telle contestation, le tribunal du travail exerce, dans le respect des droits de la défense et du cadre de l’instance, tel que les parties l’ont déterminé, un contrôle de pleine juridiction sur la décision prise par le directeur en ce qui concerne l’importance de la sanction, qui comporte le choix entre l’exclusion du bénéfice des allocations sans sursis, l’exclusion assortie d’un sursis ou l’avertissement et, le cas échéant, le choix de la durée et des modalités de cette sanction.

Les conclusions se réfèrent notamment à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mai 2004 (Pas., 2004 n°246 avec les conclusions de l’avocat général Genicot) et soulignent que « la généralité des termes de « cet » arrêt (…), suivant lesquels « moyennant le respect des droits de la défense et dans les limites de la cause, définies par les parties, tout ce qui relève de la compétence d’appréciation du directeur, en ce compris le choix de la sanction administrative, est soumis au contrôle du juge », confirme le principe du pouvoir de pleine juridiction quant au choix de la sanction administrative(16). D’autant plus que cette solution rejoint la position adoptée par la Cour constitutionnelle, alors d’Arbitrage qui, dans son arrêt du 27 juin 1999 précisait, déjà « dès lors qu’il permet à l’administration de moduler, dans une certaine mesure, l’importance de la sanction ou de se limiter à un avertissement, rien de ce qui relève de son appréciation ne doit pouvoir échapper au juge »(17). (C. const., 7 décembre 1999, n°128/99).

La circonstance que l’article 157 bis de l’A.R. du 25 novembre 1991 depuis sa modification par l’A.R. du 30 décembre 2014 ne permette plus au directeur d’accorder un sursis ne modifie pas le raisonnement.


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