Terralaboris asbl

« Per diem » octroyés par l’employeur en cas de séjour forcé à l’étranger : caractère rémunératoire ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 22 mai 2019, R.G. 18/780/A

Mis en ligne le vendredi 13 décembre 2019


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 22 mai 2019, R.G. 18/780/A

Terra Laboris

Par jugement du 22 mai 2019, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) requalifie en rémunération des indemnités allouées au titre de « per diem » pour séjour contraint à l’étranger, considérant qu’il ne s’agit pas de remboursement de frais, ceux-ci étant pris en charge autrement : les « per diem » doivent intervenir dans le calcul de l’indemnité compensatoire de préavis.

Les faits

Un pilote de ligne est engagé par une société d’aviation commerciale en 2001. Au fil des ans, il connaît plusieurs promotions. La société, quant à elle, fait l’objet d’une cession et, dans ce cadre, une convention collective d’entreprise est conclue, relative au maintien de l’emploi. Celle-ci porte notamment sur des conditions de reclassement des pilotes dans le cas où des avions devraient être retirés des opérations, ainsi que sur des conditions de reclassement des travailleurs en cas de suppression de fonction, dans l’hypothèse d’une cession de l’entreprise.

En 2016, une décision est prise de suppression d’un secteur long-courrier pour les pilotes, le choix leur étant donné de rester temporairement dans ce secteur amené à disparaître ou d’être transférés vers un autre.

Plusieurs échanges interviennent entre la société et un des pilotes (demandeur en cette affaire), qui se terminent par la notification par la société de sa décision de rompre le contrat de travail moyennant une indemnité compensatoire de préavis de 13 mois et 13 semaines.

L’intéressé va demander les motifs de son licenciement, suite à quoi la réponse de la société intervient, reprenant ceux-ci, lui faisant grief de ne pas avoir accepté la fonction proposée (reclassement sur une autre flotte) et d’avoir continué à exercer sa fonction (dans le secteur amené à disparaître). Vu le refus de différentes propositions de reclassement, la société signale n’avoir pas eu d’autre choix que de le licencier.

Un recours est introduit devant le Tribunal du travail de Liège.

La décision du tribunal

Le tribunal examine plusieurs postes de réclamation.

Le premier est relatif à des arriérés de salaire et de sursalaire pour les séjours à l’étranger, le pilote considérant que toute la période durant laquelle il séjournait à l’étranger – indépendamment du fait qu’il soit en train d’opérer un vol ou non – est du temps de travail. Il se fonde sur l’article 2, 1°, de la Directive n° 2003/88/CE, qui définit le temps de travail comme toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales. Le tribunal reprend également l’arrêt MATZAK (C.J.U.E., 21 février 2018, Aff. n° C-518/15, VILLE DE NIVELLES c/ MATZAK), en citant un très large extrait.

L’intéressé ayant bénéficié de « per diem » pour couvrir les frais de séjour à l’étranger, le tribunal constate qu’il s’agit en réalité de rémunération déguisée, payée en contrepartie du temps de travail passé à l’étranger. Les frais de séjour réels sont en effet payés via d’autres modes (remboursement de frais ou « expense report »). Les « per diem » ne couvrent rien, pour le tribunal, et ne peuvent constituer qu’un salaire versé lorsque le pilote attend à l’étranger son vol de retour. Ce poste doit dès lors être intégré dans l’indemnité compensatoire de préavis.

Le demandeur ayant introduit une demande de sursalaire pour ses prestations à l’étranger, il en est cependant débouté au motif qu’il n’apporte pas la preuve requise.

Sur le licenciement, le tribunal examine la convention collective d’entreprise relative au maintien de l’emploi invoquée par le demandeur, qui postule le paiement de l’indemnité extra-légale prévue par celle-ci. Si le texte contient une obligation de moyen (la société s’étant engagée à faire « de son mieux » pour reclasser les pilotes ayant perdu leur outil de travail), le tribunal retient que l’indemnité prévue en cas de non-respect (un mois de rémunération fixe brute par année complète d’ancienneté, avec un minimum de 3 mois et un maximum de 12 mois), il est expressément prévu qu’en cas de refus d’un pilote d’être transféré sur une autre flotte, celle-ci n’est pas due et que le pilote est licencié conformément aux dispositions légales en vigueur.

Pour le tribunal, il y a dès lors lieu de savoir si l’intéressé a ou non refusé un reclassement. Il retient de divers éléments (notamment des annonces d’emploi publiées dans les semaines suivant le licenciement) que la société n’a pas négocié en toute bonne foi avec le demandeur. Les offres d’emploi portent en effet sur le recrutement de pilotes avec les mêmes fonctions.

Renvoyant aux articles 1134 et 1135 du Code civil, il conclut que la société aurait dû donner l’information au demandeur, suite à quoi il est vraisemblable qu’il n’aurait pas refusé l’offre de reclassement. L’indemnité extra-légale est dès lors due (avec intégration des « per diem »), suivant le même mode de calcul que pour l’indemnité compensatoire de préavis.

Le tribunal examine encore d’autres demandes, étant d’une part une fondée sur la C.C.T. n° 109 (demande rejetée, vu l’interdiction de cumul) et une autre pour licenciement abusif (demande également rejetée, au motif que le demandeur a sollicité une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable – demande également rejetée, au motif de l’interdiction de cumul).

Intérêt de la décision

La question du droit à l’indemnité de stabilité d’emploi en vertu de la convention collective d’entreprise est spécifique à la situation tranchée, le tribunal ayant fait application des règles qui ont été négociées avec les partenaires sociaux. En ayant constaté le non-respect, il a très logiquement conclu au droit à l’indemnité extra-légale, retenant un manquement de la société aux articles 1134 et 1135 du Code civil.

Ce jugement est par ailleurs intéressant sur la question de la notion de temps de travail. Il a repris de larges extraits de l’arrêt MATZAK rendu par la Cour de Justice le 21 février 2018. Dans celui-ci, il est renvoyé à la jurisprudence antérieure de la Cour de Justice (arrêts DELLAS, SIMAP, JAEGER et GRIGORE). Le rappel à cette jurisprudence se justifiait, pour le demandeur, eu égard à l’obligation de rester physiquement présent au lieu déterminé par l’employeur (séjour à l’étranger). S’agissant, dans l’arrêt MATZAK, des gardes de pompiers, la Cour de Justice avait retenu une limitation objective des possibilités pour le travailleur de se consacrer à ses intérêts personnels et sociaux, étant obligé de rester physiquement présent au lieu déterminé par l’employeur et étant susceptible de devoir rejoindre le lieu de travail dans un délai de 8 minutes. La Cour de Justice y a interprété la notion de temps de travail dans le sens qu’elle s’applique à une situation dans laquelle un travailleur se trouve contraint de passer la période de garde à son domicile, de s’y tenir à la disposition de l’employeur et de pouvoir rejoindre son lieu de travail dans un tel délai.

Dans l’espèce commentée, l’intéressé percevait une indemnité dont le tribunal a retenu qu’elle était la contrepartie du temps de travail passé à l’étranger. La société a encore fait valoir, à propos des « per diem » accordés à son personnel, qu’elle avait obtenu un ruling fiscal, confirmant que le montant de cette indemnité était déterminé en fonction du temps passé au sol à l’étranger.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be