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Point de départ de la prescription en cas d’indu dans le secteur des allocations familiales : la Cour constitutionnelle interrogée

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 25 juin 2019, R.G. 17/7.449/A

Mis en ligne le vendredi 29 novembre 2019


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 25 juin 2019, R.G. 17/7.449/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 25 juin 2019, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles interroge la Cour constitutionnelle sur la question du point de départ de la prescription du délai de récupération d’indu en cas de fraude dans la matière des allocations familiales, le législateur du 28 juin 2013 ayant introduit une modification de l’article 120bis de la loi générale, selon laquelle le délai de prescription commence à courir le jour où l’institution a connaissance de la fraude, disposition qui n’existe que dans ce secteur.

Les faits

Suite à l’exclusion du droit aux allocations de chômage au taux indemnisé (ramené au taux cohabitant), au motif d’une situation de cohabitation, une allocataire de prestations familiales se voit notifier une décision de récupération d’indu, ayant pu obtenir précédemment les allocations avec suppléments sociaux (invalide et chômage de longue durée). La période visée va du 1er mai 2005 au 30 septembre 2015.

Une procédure a été diligentée devant les juridictions pénales et les préventions ont été considérées établies pour la période infractionnelle. Celle-ci a été limitée du 1er février 2006 au 1er juillet 2015.

La caisse d’allocations familiales réclame donc le remboursement de l’indu.

La mère, allocataire, introduit un recours devant le tribunal du travail, faisant état notamment d’un problème de prescription. Subsidiairement, elle sollicite du tribunal qu’une question préjudicielle soit posée à la Cour constitutionnelle.

La décision du tribunal

Après avoir constaté qu’il n’était pas en mesure de trancher tout le litige (au motif de la non-communication du dossier du service contrôle de FAMIFED), le tribunal règle les points qui peuvent d’ores et déjà faire l’objet d’une décision, renvoyant le reste à plus tard.

Il statue uniquement sur la question de la prescription.

Le tribunal constate qu’il s’agit des suppléments visés aux articles 42bis et 56, § 2, de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales. Ces dispositions ont fait l’objet de mesures d’exécution prévues à l’arrêté royal du 26 octobre 2004. L’ensemble de ces mesures concernent les suppléments pouvant être alloués, suppléments qualifiés de suppléments sociaux.

Un indu étant réclamé, le tribunal rappelle qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation, si des paiements ont été effectués indûment, il importe à la caisse d’établir qu’ils sont intervenus sans cause (le tribunal renvoyant à l’arrêt du 18 février 2008, n° S.07.0041.F).

Pour la caisse, le jugement rendu au pénal a autorité de chose jugée et l’ensemble de la période peut dès lors donner lieu à récupération.

Pour la demanderesse, cependant – qui se réfère à justice sur la question de la cohabitation –, aucun indu ne peut être retenu pour la période fixée avant celle retenue par le tribunal correctionnel.

Le tribunal rappelle à cet égard le principe général qui consacre l’autorité erga omnes de la chose jugée au pénal, qui touche à l’ordre public, par la primauté de l’action publique sur l’action civile. Ce principe a cependant été restreint dans sa portée par la Cour de cassation dans un arrêt du 15 février 1991 (Cass., 15 février 1991, n° 6.764), celle-ci ayant considéré que le droit à un procès équitable, consacré par l’article 6, § 1er, de la C.E.D.H., prime l’autorité erga omnes de la chose jugée au pénal sur le procès civil.

En conséquence, l’autorité de la chose jugée au pénal ne fait pas obstacle à ce que, lors d’un procès civil ultérieur, une des parties ait la possibilité de contester les éléments de fait ou de droit déduits du procès pénal, et ce dans la mesure où elle n’était pas partie à l’instance pénale où elle n’a pas pu librement y faire valoir ses intérêts (Cass., 14 septembre 2006, n° C.04.0488.F). Par contre, si elle était présente à l’instance, l’autorité au civil de la chose pénale s’applique dans la mesure de ce qui a été certainement et nécessairement jugé par le juge pénal concernant les faits et compte tenu des motifs constituant le fondement nécessaire du jugement (Cass., 23 septembre 2004, n° C.03.0451.F).

En l’espèce, la cohabitation est établie, de même que la fraude, vu la décision intervenue.

Le tribunal considère dès lors devoir se pencher essentiellement sur la question des règles de prescription applicables à la récupération.

L’article 120bis de la loi du 19 décembre 1939 prévoit que la répétition des prestations indûment payées ne peut être réclamée après l’expiration d’un délai de trois ans, celui-ci prenant cours à la date à laquelle le paiement a été effectué. L’alinéa 3 prévoit que le délai est porté à cinq ans si les prestations payées indûment ont été obtenues à la suite de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes.

Vu le caractère frauduleux, il y a en l’espèce lieu d’appliquer le délai de prescription de cinq ans.

La question est de savoir quel est le point de départ de ce délai, la disposition légale ayant fait l’objet d’une modification par la loi-programme du 28 juin 2013. Avant le 1er août 2013 (date d’entrée en vigueur de la modification), le délai prenait cours à partir du paiement des allocations litigieuses, et ce à défaut d’autres précisions dans le texte. Depuis cette date, il prend cours à partir de la date à laquelle l’institution a connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses.

Le tribunal rappelle la règle relative à l’application dans le temps de la disposition nouvelle, étant que les prescriptions acquises au moment de l’entrée en vigueur de la loi demeurent acquises, tandis que celles qui étaient toujours en cours tombent sous l’empire de la loi nouvelle et sont donc allongées ou abrégées d’autant. Les dettes d’indu non prescrites sous l’empire de la loi ancienne sont dès lors réglées par la loi nouvelle.

En conséquence, les paiements antérieurs au 1er août 2008 sont prescrits et ne peuvent être récupérés, ceux postérieurs étant soumis au régime de prescription quinquennale à partir de la date de connaissance de la fraude (ou situation assimilée). Pour les paiements antérieurs au 1er août 2008, la prescription était en effet acquise au 1er août 2013, date d’entrée en vigueur de la disposition nouvelle.

La caisse considérant qu’elle n’a eu connaissance de la fraude qu’en juillet 2017, il y aurait, pour elle, lieu de considérer que le délai de prescription a pris cours à ce moment et qu’il ne pourrait dès lors expirer que cinq ans plus tard, soit en juillet 2022. Ayant été interrompu par la notification intervenue en novembre 2017, la demande de récupération devrait être admise dans sa totalité.

Le tribunal fait valoir, face à cette argumentation, que la disposition (article 120bis) a été jugée inconstitutionnelle à deux reprises, d’abord parce qu’elle prévoyait un délai de prescription en cas de fraude plus long que celui prévu dans la loi du 29 juin 1991 et, ensuite, parce qu’elle prévoyait un délai de prescription en cas d’erreur de l’institution de sécurité sociale moins favorable que celui de la Charte.

Il reprend ensuite l’évolution de la disposition et les arrêts de la Cour constitutionnelle visés (C. const., 19 janvier 2005, n° 13/2005 et C. const., 20 janvier 2010, n° 1/2010), rappelant également que, dans la matière de la sécurité sociale, divers textes régissent les règles de prescription en cas de récupération d’indu. L’article 30, § 1er, de la loi du 29 juin 1981 a eu pour objectif d’uniformiser les délais de prescription applicables à l’indu, prévoyant la règle générale de récupération de trois ans (ramenée à six mois en cas d’erreur de l’organisme ou du service dont l’intéressé ne pouvait normalement se rendre compte), portée à cinq ans en cas de fraude, dol ou de manœuvres frauduleuses de l’intéressé.

Or, cette disposition n’est jamais entrée en vigueur, faute d’arrêté d’exécution, et ce même si, dans ses arrêts, la Cour constitutionnelle lui a donné une certaine effectivité. Est rappelée à cet égard la nécessité d’une solution distincte du droit commun (dix ans à dater du paiement), s’agissant de matières de sécurité sociale. Se pose également le rôle de l’article 2277 du Code civil, qui prévoit une prescription plus courte, de cinq ans, dérogatoire au droit commun, mais qui ne concerne que certaines dettes périodiques. La Cour constitutionnelle est intervenue en matière de revenu d’intégration (qui ne tombe pas dans le champ d’application de la loi du 29 juin 1981), concluant à l’application de cet article 2277 du Code civil, s’agissant de sommes d’argent versées périodiquement et dont le montant augmente avec l’écoulement du temps (notamment C. const., 30 octobre 2008, n° 147/2008).

Tel est, pour le tribunal, le cas en l’espèce. La question se pose dès lors de savoir si les effets de la règle de prescription de l’article 120bis sont raisonnables et proportionnés à son (ou ses) objectif(s) et si le report du point de départ du délai de prescription à la connaissance de la fraude répond aux objectifs de la loi-programme du 28 juin 2013.

Le tribunal décide dès lors de poser à la Cour constitutionnelle une question préjudicielle, eu égard en outre à la possibilité d’une régression de la protection sociale en la matière.

La question posée est ainsi de savoir si l’article 120bis de la loi du 19 décembre 1939 et l’article 30/2 de la loi du 29 juin 1981 violent (dans la mouture en vigueur à partir du 1er août 2013), les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 23, en ce qu’ils prévoient, en cas de fraude, un délai de prescription qui ne commence à courir que le jour où l’institution a connaissance de celle-ci, alors que le recouvrement de toute autre dette périodique se prescrit conformément à l’article 2277 du Code civil par cinq ans à compter du paiement. La disposition crée en effet une différence de traitement entre les débiteurs de dettes périodiques selon qu’ils sont on non des assurés sociaux.

Intérêt de la décision

La question spécifique du point de départ de la récupération d’indu dans la matière des allocations familiales va donc faire l’objet d’une analyse par la Cour constitutionnelle, à qui il est demandé de vérifier la constitutionnalité de la mesure eu égard non seulement aux articles 10 et 11 de la Constitution, mais également vu le principe du standstill contenu à l’article 23.

Celui-ci contient une obligation de non-régression de la protection offerte par le législateur social, obligation qui s’oppose à ce que le niveau de protection offert par la législation en vigueur soit réduit significativement sans qu’existent pour ce faire des motifs liés à l’intérêt général.

Le tribunal a relevé qu’une telle régression en l’espèce devrait être justifiée par de tels motifs d’intérêt général et que les travaux préparatoires sont lacunaires, particulièrement dans ce secteur de la sécurité sociale.


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