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Licenciement d’un contractuel du secteur public et absence d’audition préalable

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 13 juin 2019, R.G. 14/13.388/A

Mis en ligne le jeudi 31 octobre 2019


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 13 juin 2019, R.G. 14/13.388/A

Terra Laboris

Dans un jugement rendu le 13 juin 2019, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles conclut à l’existence d’une faute dans le chef de l’employeur public qui omet – sans justification – d’auditionner le contractuel préalablement à son licenciement. Il reconnaît l’existence d’un dommage matériel et moral.

Les faits

Une ouvrière d’une Commune de l’agglomération de Bruxelles est en incapacité de travail de septembre 2013 à janvier 2014. Un rapport d’évaluation lui est envoyé pendant sa période d’incapacité concernant la période des deux années précédentes. Le courrier précise l’absence de possibilité d’entretien eu égard à sa maladie. Le rapport retient des points positifs et d’autres moins favorables (autoritarisme, propagation de rumeurs, absence de recul, jugements hâtifs). Bien qu’elle exécute correctement certaines des tâches liées à son poste, l’employeur retient des difficultés au niveau du comportement et propose une mutation dans un autre service (économat), où elle n’aurait pas de charge d’équipe.

Son licenciement est cependant proposé, quelques semaines plus tard, au Collège des Bourgmestre et Echevins, au motif qu’elle ne satisfait pas aux exigences de sa fonction et qu’aucune autre n’est disponible. Divers documents sont joints à l’appui de la demande.

Le Collège licencie, en conséquence, l’intéressée moyennant une indemnité de préavis. Le document C4 porte comme mention « Comportement inadapté. Incapacité à gérer une équipe ». Le courrier de licenciement est motivé par la référence aux griefs énoncés dans la proposition faite par la hiérarchie. Il est fait état essentiellement de questions de comportement, de manque de soin et griefs voisins.

L’intéressée introduit une procédure devant le tribunal.

Position des parties devant le tribunal

La demanderesse se fonde sur la violation de ses droits de défense, étant le droit d’être entendue et les principes de bonne administration. Elle sollicite l’octroi de dommages et intérêts, fixés à 2.500 euros pour un dommage matériel (correspondant à la différence entre sa rémunération et les allocations de chômage perçues), et un dommage matériel du même montant (atteinte à son honorabilité et à son intégrité psychique).

Son dommage matériel porte sur la perte d’une chance de conserver son emploi et, pour le dommage moral, elle faits valoir des sentiments d’humiliation et d’injustice.

L’employeur public considère que la jurisprudence n’était pas fixée au moment du licenciement quant à l’obligation d’audition préalable, de telle sorte qu’il considère avoir adopté le comportement d’un employeur normalement prudent et diligent. Sur le dommage, il estime que la demanderesse n’établit pas la probabilité qu’elle aurait eue de conserver son emploi ni une atteinte à son honorabilité. Il estime en outre que ces dommages sont inclus dans l’indemnité compensatoire de préavis.

La décision du tribunal

Le tribunal motive longuement en droit sur l’application du principe de l’audition préalable en cas de licenciement d’un contractuel de la fonction publique.

Il en donne la définition et rappelle les controverses en doctrine et en jurisprudence à cet égard. Actuellement, la Cour constitutionnelle a rendu deux décisions très importantes sur la question, étant d’abord son arrêt du 6 juillet 2017 (C. const., 6 juillet 2017, n° 86/2017) et, plus récemment, celui du 22 février 2018 (C. const., 22 février 2018, n° 22/2018).

Le tribunal rappelle que la première de ces deux décisions se meut dans le cadre des articles 32, 3°, et 37, § 1er, de la loi sur les contrats de travail et la seconde dans celui de l’article 35. La Cour constitutionnelle a procédé par un raisonnement identique dans les deux arrêts, étant que le principe général de bonne administration audi alteram partem impose à l’autorité publique l’audition préalable de la personne à l’égard de laquelle est envisagée une mesure grave pour des motifs liés à sa personne ou à son comportement. L’autorité publique est la gardienne de l’intérêt général et doit statuer en pleine connaissance de cause. Ce principe implique que l’agent soit préalablement informé et puisse faire valoir utilement ses observations. La différence objective entre la relation statutaire et la relation contractuelle ne peut justifier pour les agents d’une autorité publique une différence de traitement dans l’exercice de ce droit. L’Autorité doit dès lors agir avec soin et dans l’intérêt commun (le tribunal renvoyant ici à la doctrine de J. de WILDE d’ESTMAEL, « L’audition préalable au licenciement dans le secteur public : un partout ? », obs. sous C. const., 6 juillet 2017, J.L.M.B., 2017, p. 1703).

Le jugement reprend les décisions intervenues au niveau des juges du fond après ces deux arrêts de la Cour constitutionnelle, rappelant que la personne doit prouver l’existence d’un dommage, à savoir la perte d’une chance de conserver son emploi, et que celle-ci ne peut être évaluée qu’ex aequo et bono.

En l’espèce, revenant sur les circonstances du licenciement, et particulièrement sur la période de suspension du contrat, le tribunal souligne que, si une controverse existait à cet égard, celle-ci devait inciter l’employeur à faire preuve de prudence. Ce manque de prudence est souligné, le tribunal rappelant en outre la courte période séparant le constat fait de l’employeur de l’impossibilité d’auditionner l’intéressée de la date prévue pour son retour au travail (une semaine).

Certes, le principe d’audition préalable n’est pas absolu et l’administration peut passer outre cette formalité lorsqu’elle est inutile ou lorsque l’urgence de la situation le requiert. Ces circonstances ne sont cependant nullement établies en l’espèce et le tribunal conclut que le principe de l’audition préalable s’imposait. Une faute a dès lors été commise.

Pour ce qui est du dommage, si la Commune estime que, vu ses manquements, l’intéressée aurait de toute façon perdu son emploi, le tribunal retient que les critiques qui lui étaient faites concernaient un poste mais non une autre fonction, qu’elle aurait néanmoins pu occuper. Il y a dès lors dommage matériel distinct de la perte de l’emploi, dommage fixé à 2.500 euros ex aequo et bono.

Pour ce qui est du dommage moral, il provient de la mention du C4, qui aurait pu être modifiée suite à l’audition préalable et qui porte atteinte à l’honorabilité de la personne. Le dommage est ici de 1.000 euros nets.

L’ensemble est ainsi fixé à 3.500 euros nets.

Pour ce qui est des intérêts, demandés par l’intéressée depuis le licenciement, le tribunal rappelle que les dommages et intérêts ne portent pas intérêts de plein droit à dater de leur exigibilité, n’étant pas couverts par la loi du 12 avril 1965. Ils ne sont dès lors dus qu’à partir de la sommation de payer. Par ailleurs, le tribunal admet la capitalisation des intérêts en vertu de l’article 1154 du Code civil, dont les conditions sont réunies.

Enfin, il rappelle que le jugement est exécutoire par provision en vertu de l’article 1397, alinéa 1er, du Code judiciaire. Il fait interdiction à la Commune de cantonner les sommes dues, au motif que la demanderesse attend le résultat de la procédure depuis décembre 2014 et que les montants ne sont pas élevés. Un retard supplémentaire entraînerait un préjudice grave.

Intérêt de la décision

Dans ce beau jugement, qui fait le tour de la question, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles rappelle que les discussions sur la question de l’audition préalable du contractuel dans la fonction publique sont à présent (en principe) closes depuis les deux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle à cet égard les 6 juillet 2017 et 22 février 2018.

Le tribunal rappelle qu’elle procède dans ces deux décisions, à partir d’un raisonnement identique répété mot pour mot, d’où leur importance. Il s’agit du rappel du principe général de bonne administration et du rôle particulier des autorités publiques, qui sont gardiennes de l’intérêt général et doivent statuer en pleine et entière connaissance de cause lorsqu’elles prennent une mesure grave liée au comportement ou à la personne du destinataire.

Le tribunal renvoie également à deux décisions de fond rendues depuis ces arrêts de la Cour constitutionnelle. Il s’agit d’une part d’un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 20 juin 2018 (C. trav. Bruxelles, 20 juin 2018, R.G. 2016/AB/1.149). La cour a considéré dans celui-ci que, sur la base de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle ayant retenu une discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, il y a lieu de conclure à l’existence d’une faute de la part de l’autorité publique qui licencie un contractuel sans audition préalable dans le respect du principe audi alteram partem, faute ouvrant droit à réparation si l’intéressé démontre qu’elle est en lien de causalité avec un dommage lié à la perte d’une chance de conserver son emploi. Celle-ci est toutefois inexistante dans le chef de qui avait déjà reçu un dernier avertissement et était, de ce fait, prévenu que toute éventuelle future incartade pourrait, à l’avenir, être considérée comme constituant un motif grave.

Le second arrêt auquel il est renvoyé a été rendu par la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 26 janvier 2018, R.G. 2016/AM/404). Dans cette décision, la cour a considéré que le travailleur, contractuellement occupé par un employeur de la fonction publique, qui ne parvient pas à démontrer l’existence d’une causalité certaine entre la faute commise par ce dernier en ne respectant pas le principe général de bonne administration audi alteram partem s’imposant pourtant à lui et le dommage tel qu’il s’est réalisé in concreto, a la possibilité de démontrer que cette faute a entraîné de façon certaine au moins la perte d’une chance de conserver son emploi et d’obtenir ainsi réparation du dommage subi à concurrence de la valeur économique de la chance perdue, valeur qui ne peut consister en la somme totale de la perte subie ou du gain perdu (cf. Cass., 17 décembre 2009, Pas., I, p. 3056). L’estimation de la probabilité de conserver un poste de travail grâce à une audition préalable qui aurait permis la contestation des griefs reprochés par le développement de moyens de défense étant impossible à évaluer, force est au juge de recourir à une estimation ex aequo et bono du dommage subi, lequel, ne pouvant être envisagé que sous le seul angle financier puisque c’est la valeur économique de la chance perdue qui est susceptible de réparation, consiste ainsi exclusivement en un préjudice patrimonial.

Ces deux arrêts ont été précédemment commentés.


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