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Apatridie et sécurité sociale : un état des lieux

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 17 janvier 2019, R.G. 18/127/A

Mis en ligne le lundi 23 septembre 2019


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 17 janvier 2019, R.G. 18/127/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 17 janvier 2019, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) renvoie à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle sur le rôle du juge, mis en présence d’une lacune extrinsèque « auto-réparatrice », s’agissant en l’espèce de l’article 98 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981, qui soumet l’apatride et les membres de sa famille à la réglementation générale en matière de séjour, ne leur octroyant, ainsi, pas un séjour d’office.

Les faits

Une apatride (originaire de l’ex-Yougoslavie) a quatre enfants à charge, les deux derniers ayant pour père son compagnon.

Le statut d’apatride lui a été attribué par jugement du Tribunal de première instance de Liège du 23 février 2018, ainsi qu’à son compagnon et à leurs deux enfants communs. Vu un problème d’établissement de la filiation pour les deux plus âgés, la demande de reconnaissance d’apatridie a été déclarée irrecevable pour ce qui les concerne.

La mère sollicite une demande de revenu d’intégration sociale au taux « personne à charge » et le C.P.A.S. le refuse, au motif que l’intéressée se trouve en situation de séjour illégal et que l’enquête sociale n’a pas pu être faite avec toute la clarté requise. Sur la question du séjour illégal, le C.P.A.S. précise qu’il maintient son refus jusqu’à une éventuelle régularisation du séjour, et ce sur la base d’un arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 2012 relatif à la condition de résidence (en droit d’intégration sociale) ou de séjour régulier (en aide sociale).

L’avis de M. l’Auditeur du travail

L’avis de M. l’Auditeur du travail est repris longuement dans le jugement. Cet avis reprend divers jalons de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.

Celle-ci avait été interrogée par la Cour du travail de Bruxelles et a rendu un arrêt le 17 décembre 2009 (C. const., 17 décembre 2009, n° 198/2009), constatant une discrimination entre les réfugiés reconnus et les apatrides reconnus ayant involontairement perdu leur nationalité et qui démontrent qu’ils ne peuvent obtenir un titre de séjour légal et durable dans un autre Etat avec lequel ils auraient des liens. La Cour a constaté une lacune législative, la discrimination provenant de l’article 98 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981, qui dispose que l’apatride et les membres de sa famille sont soumis à la réglementation générale, à savoir que, contrairement aux réfugiés, ils ne reçoivent pas automatiquement un droit de séjour.

Dans un arrêt du 11 janvier 2012 (C. const., 11 janvier 2012, n° 1/2012), rendu en matière de prestations familiales garanties, la Cour a confirmé qu’il appartient au juge a quo de mettre fin aux conséquences de l’inconstitutionnalité de la norme contrôlée, s’agissant d’un apatride reconnu, qui a involontairement perdu sa nationalité et qui démontre ne pas pouvoir obtenir un titre de séjour légal et durable dans un autre Etat avec lequel il aurait des liens.

M. L’Auditeur renvoie également à la doctrine de Paul MARTENS (P. MARTENS, « Le juge légiférant », J.L.M.B., 12/2012, p. 557). Ce dernier a relevé qu’il s’agissait d’une lacune extrinsèque et que la Cour constitutionnelle aurait dû constater son impuissance, ce qu’elle ne fit pas, l’auteur précisant : « C’était compter sans son souci de ne pas tolérer que la Constitution reste indéfiniment violée ». La Cour a ici revu sa doctrine et, selon l’auteur, « inventé une catégorie nouvelle », qu’elle semblait avoir précédemment condamnée, étant celle des lacunes extrinsèques « auto-réparatrices ».

Pour M. l’Auditeur, cet enseignement apparaît valable, mutatis mutandi pour l’appréciation de la condition de résidence dans le cadre des conditions d’octroi du revenu d’intégration. Il aborde également les effets dans le temps du jugement d’apatridie, jugement qui a un caractère déclaratif et non attributif.

Pour ce qui est des prestations familiales garanties, il relève qu’aucune distinction ne doit, vu la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, être faite entre l’enfant apatride et l’enfant belge. En l’espèce, il estime que la condition de résidence est remplie et que le droit au revenu d’intégration sociale est fondé, de même que l’aide sociale à concurrence des allocations familiales garanties. Cette aide a cependant un caractère résiduaire et la mère est invitée à s’adresser à FAMIFED.

La décision du tribunal

Le tribunal reprend les mêmes principes, renvoyant également longuement aux deux arrêts de la Cour constitutionnelle. Il cite aussi, dans les principes, une décision de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, sect. Namur, 27 novembre 2012, R.G. 2012/AN/59), qui a fait le point sur les divers courants (cinq) en jurisprudence sur la question.

Pour ce qui est de l’appréciation des éléments de l’espèce, se pose la question de la date à laquelle la décision produit ses effets. Le tribunal, rejoignant un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 4 septembre 2017, R.G. 2016/AB/663), conclut que la demande produit ses effets dès l’existence de l’apatridie, et ce nonobstant la date à laquelle celle-ci est constatée.

Les conditions du caractère involontaire de l’apatridie sont ensuite vérifiées.

Le tribunal en vient, alors, à la qualité d’auteur d’un citoyen de l’Union européenne, eu égard aux garanties de l’article 8 de la C.E.D.H. Sur cette question, il renvoie à l’arrêt RUIZ ZAMBRANO (C.J.U.E., 8 mars 2011, Aff. n° C-34/09, RUIZ ZAMBRANO c/ ONEm), qui a interprété l’article 20 T.F.U.E. comme s’opposant au refus du droit au séjour d’un ressortissant d’un Etat tiers qui assume la charge de ses enfants en bas âge, citoyens de l’Union, ceux-ci ayant la nationalité de l’Etat membre de résidence. La même décision de la Cour de Justice a considéré que l’article 20 s’oppose au refus d’un permis de travail à ce ressortissant, dans la mesure où une telle décision priverait les enfants de la jouissance effective de l’essentiel des droits attachés au statut de citoyen européen.

Le tribunal conclut que la mère est frappée d’une impossibilité absolue de quitter le territoire dès lors qu’aucun pays ne semble disposé à l’accueillir et que la place de ses enfants (cadets) est logiquement sur le territoire du pays dont ils ont la nationalité. Ces circonstances emportent le droit au revenu d’intégration sociale même si, comme le constate le tribunal, à l’aune de l’enseignement de la Cour de cassation dans son arrêt du 5 novembre 2012, la reconnaissance du statut d’apatride n’entraîne aucune ouverture automatique au droit, le juge devant vérifier si l’apatridie a été reconnue et si son caractère involontaire est avéré.

Reste à examiner la question du devoir de collaboration, à laquelle le tribunal consacre un premier examen.

Une réouverture des débats est ordonnée, aux fins de procéder aux dernières vérifications de fait.

Intérêt de la décision

Dans ce beau jugement, le tribunal fait un rappel utile de la situation de l’apatride, eu égard à ses droits à l’aide sociale.

La Cour constitutionnelle est intervenue le 17 décembre 2009 dans un premier temps, constatant la discrimination issue de l’article 98 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981. Elle a confirmé sa position, dans son arrêt du 11 janvier 2012, invitant le juge à combler la lacune issue de la loi de 1980. Cet arrêt, rendu en matière de prestations familiales garanties, vaut également, pour le tribunal ainsi que pour M. l’Auditeur du travail, dans la matière du revenu d’intégration sociale et de l’aide sociale.

Le tribunal a fait par ailleurs une juste application des effets du caractère déclaratif du jugement d’apatridie, puisqu’il en découle normalement que le droit aux prestations est ouvert dès l’existence de l’apatridie, nonobstant la date à laquelle elle est constatée.

Dans son arrêt du 4 septembre 2017, cité en extrait dans le jugement, la Cour du travail de Bruxelles avait également relevé, dans une espèce relative aux allocations aux personnes handicapées, que celles-ci devaient être accordées à partir de la date de la demande, pour autant que la cause de l’apatridie soit antérieure à cette date et qu’à celle-ci, l’intéressé avait sa résidence réelle sur le territoire belge.


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